Còp de blues après le coup Bas au Sénat
Charte aux oubliettes, cagade de Montpellier, Markowicz et Zemmour
Malgré la promesse de campagne du candidat Holland au sujet de la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, en attente depuis 1999, nous ne nous faisions aucune illusion. C’est que, durant tout ce temps, nous en avions déjà tant entendu, au Sénat surtout, mais aussi à l’Assemblée nationale, sur le charme obsolète de nos patois et la désagrégation qui attendait notre pays, si la France ratifiait, comme les 25 autres pays qui l’ont déjà fait (sans pour autant disparaître !), la charte ignominieuse (on verra ici quelques analyses faites en leur temps La grande régression. Discussion de la proposition de loi Navarro sur les langues régionales au Sénat, juillet 2011 ; Langues « régionales » : le sursaut républicain !, juillet 2008; Régions et patrimoine : les langues minorisées dans la constitution, mai 2008).
Certes le vote favorable de l’Assemblée (361 voix pour et 149 contre), le 28 janvier 2014 de la proposition de loi constitutionnelle présentée par Jean-Jacques Urvoas et Bruno Le Roux (PS) pour permettre la ratification, nous avait redonné quelque espoir. Mais la publicité faite aux idioties de la Serve Pensée (je ne reprendrai pas ce que j’ai si souvent dit ici La théorie du complot ethnique ; Libre pensée et monothéisme linguistique. Voir aussi les analyses de Philippe Martel, Langues régionales et front anti-républicain et surtout La Charte européenne pour les nuls (et par les nuls ?)) qui appelait solennellement les sénateurs à faire barrage au projet de loi scélérate était de fort mauvaise augure. Hé bien voilà, c’est fait, mardi dernier 27 octobre, le Sénat a enterré sine die le projet, avant même (et pour éviter toute) discussion, puisque c’est, à l'initiative du sénateur de la Moselle Philippe Bas, une motion de rejet du texte déposé par Taubira[1] qui a été votée, à une majorité confortable (179/155) par la droite et quelques radicaux de gauche. Affaire rondement menée : « circulez, il n’y a rien à discuter ». Et en effet, hormis les habituelles inepties (voir infra) ; le débat n’était pas à l’ordre du jour, ni au Sénat, ni dans les médias, lesquels sont restés tout à fait laconiques sur la question, voire mutiques.
Pour ne pas passer pour les fossoyeurs des langues régionales peu de temps avant les élections du même nom (quelle patalonade ces élections après le redécoupage géant à la discrétion du pouvoir sans consultation aucune des citoyens !), les sénateurs de droite présentent leur propre proposition de loi relative à la « promotion [sic !] des langues régionales ». On le trouve par exemple sur le Blog occitan de Benoît Roux. En fait, il s’agit d’un texte minimal, bâclé et insignifiant, soucieux avant toute chose, dans chacun des articles, de laisser ouverte la possibilité de sa non application.
Ainsi avons-nous perdu sur toute la ligne et pour longtemps. Au rythme de la disparition des locuteurs cela est évidemment une très mauvaise nouvelle. Nous n’avons même pas la consolation d’avoir réussi la mobilisation du samedi précédent à Montpellier (d’autres manifestations, certaines comparativement mieux suivis avaient eu lieu, notamment à Carhaix, à Strasbourg, à Bayonne et à Ajaccio, sans compter la manifestation provençale anti-occitane d’Arles organisée par le Collectif Prouvènço, en présence de Marion Maréchal-Le Pen (mais aussi, soyons justes, de Christophe Castaner - PS et de Christian Estrosi - LR).
Je n’ai pas pu me rendre à Montpellier, sinon j’y serai allé volontiers, bien que sans aucun enthousiasme ; le peu de littérature qui circulait à son sujet, en particulier celle produite par l’IEO, n’en donnait guère envie (Occitans, sa très mince revue sur papier glacée est devenue dans ses analyses politiques d’une vacuité en effet glaçante). Là aussi, en dehors d’entrefilets ici et là et de très modestes articles dans la presse locale, rien…
Que le mouvement en faveur de la démocratie linguistique n’ai jamais été foutu d’organiser une manif commune et de grande ampleur à Paris (voir ici, une vieillerie de 2009 : A Paris !), là où les sénateurs ont perpétré leur coup Bas, m’étonne, m’interpelle même. Que les occitanistes se soient si vite résignés aux processions rituelles en Languedoc (et nulle part ailleurs), gentillettes et bonne-enfants, alors que (ou parce que ?) nos langues sont à l’agonie, qu’ils ne soient pas capables d’inventer d’autres formes d’expression et de nouveaux modes de revendication symbolique, m’attriste profondément.
Ici, en Limousin, rien, apparemment ne bouge plus. Lors de notre tentative de création d’une coordination occitane en 2013-2014, nous avons été superbement ignorés par presque toutes les institutions auxquelles nous nous sommes adressés et humiliés par la Région qui s’était pourtant engagée à réaliser une enquête sur l’état de la langue et les aspirations des citoyens à leur sujet, sans donner une quelconque suite. Il est vrai aussi que nous avons cruellement manqué de détermination, de pugnacité et d’insistance (je me permets de renvoyer ici à mon bref historique en occitan d’août dernier : Quinquanèla lemosina).
Tout se passe comme dans ces rêves où l’on essaie en vain d’avancer, comme retenus dans l’effort par une main invisible, une inertie sourde et inexplicable. Il faut répéter et se répéter encore, réfuter pour la millième fois et en pure perte les asénades d’adversaires malveillants. C’est pourquoi d’ailleurs je renvoie aujourd’hui tant à d’autres billets publiés sur ce blog, pour botter en touche, éviter la compulsion répétitive dans laquelle nous entraîne le bégaiement des adversaires.
Je n’en donne ici qu’un exemple. La seule voix que j’ai entendue s’exprimer sur le brillant vote du Sénat à la radio, sur France-Culture, le 28 octobre, à l’émission de Caroline Broué La Grande table, a été celle du traducteur André Markowicz, formé à la bonne école de sa compagne Françoise Morvan à laquelle il n’a cessé de renvoyer comme à son autorité suprême.
Je me permets de citer in extenso ses propos incohérents, voire saugrenus : « la charte est une monstruosité et que c’est une grande chose que le Sénat ait enfin compris. C’est ce que Françoise [Morvan] dit depuis des années. C’est-à-dire, il y a un article, je ne sais plus lequel, je crois l’article 21, qui interdit toute réserve, quoi que disent tous les gouvernements et la Charte prévoit l’obligation… d’abord en France, par une aberration de Lionel Jospin, de Carcassonne et de Cerquiglini [je ne suis pas sûr de ce dernier nom], il y a 70 langues qui sont admises, 70 ! – [Caroline Broué] Pourquoi c’est une aberration ? – [AM] Y a pas 70 langues en France. Je veux dire, est-ce que le Poitevin-Saintongeais, c’est une langue ? C’est un dialecte, à la rigueur. Et quelle importance ça peut avoir en France, là maintenant, de traduire la Déclaration des droits de l’homme et n’importe quel texte de loi en n’importe quelle langue ou dialecte de France ? Mais par contre ça ouvre… la question n’est pas de préserver les langues, c’est pas de ça qu’il s’agit, il s’agit par la préservation, par la mise dans une loi… il s’agit de la création de groupes, pas ethniques, mais de groupes particuliers à l’intérieur de la République, et c’est un grand danger. Sans parler du fait que, par exemple, on parle de la reconnaissance de l’arabe dialectal, comme langue française, mais de quel dialecte ? C’est absurde ! Mais par contre on parle de l’occitan, sans parler de… il y a pas d’occitan. Il existe un provençal, il existe du gascon, etc. Tout ça est absurde ».
Tout est confus et en effet absurde là-dedans : la charte ne concerne pas les langues issues de l’immigration (d’ailleurs on peut le regretter), Markowicz confond la liste des langues de France dressée par Cerquiglini (75 et non 70 !) avec celle des langues historiques qui seraient seules susceptibles d’être concernées par la Charte… Et puis, quel est cet article qui interdit toute réserve ? En tout cas l'article 21 en prévoit et d'importantes ! En quoi la charte institutionnalise-t-elle des « groupes particuliers » ? C'est quoi « un groupe particulier » ? C’est quoi un parler qui n'est « à la rigueur » qu’un dialecte ? Pourquoi le provençal existe-t-il et pas l’occitan ? Parce que le provençal, selon Markowicz serait une langue à part entière ? Et pas un semblant de dialecte (un dialecte « à la rigueur ») comme le poitevin ? Mais de quoi parle-t-on ? Pourquoi parle-t-on quand on ne sait pas de quoi l’on parle ? En la matière, le grand traducteur ne vole guère au dessus du grand journaliste Éric Zemmour qui a déclaré (sans rire !) que « Si cette Charte avait été ratifiée, on aurait donc pu imaginer que les employés des postes ou des impôts soient contraints de répondre à des administrés en breton à Rennes, en catalan à Perpignan, en mandarin dans le XIIIème arrondissement de Paris ou en arabe en Seine-Saint-Denis ».
Il vient un moment où l’on ne se sent plus l’énergie, plus le courage, plus même l’envie de réfuter les plus grosses conneries qui, immanquablement renaîtront aussitôt. De toute façon réfuter pour quoi et pour qui ? Dès lors que l’espace d’expression médiatique est verrouillé, réservé aux idées si bien construites, articulées et pertinentes ( !) des Markowicz et des Zemmour ? Que pouvons-nous faire, sinon, hausser les épaules e sègre de parlar patès dins nòstre canton ; vaquí tot çò que podèm far. Mais cela très mauvais, nous dit-on, c’est du « communautarisme ! ». Alors puisque nous ne pouvons rien faire d'autre, de loin, de très loin, des recoins de nos trous de province, nous leur disons merde quand même, merde, mille fois merde, en toutes les langues, dialectes et quasi dialectes du monde. Le juron ne change rien bien sûr, mais soulage, libère un instant au moins celui qui le profère. C’est à peu près tout ce qu’il nous reste, le juron, l’injure, l’imprécation, pour autant qu’ils ne soient pas diffamatoires, quitte à transgresser les règles de savoir vivre et de correction éthique du « débat » dont nous sommes exclus.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Projet de loi constitutionnelle portant sur la ratification de la Charte prévoyant l’ajout d’un nouvel article 53-3 à la Constitution. « Art. 53-3. – La ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992, complétée par la déclaration interprétative annoncée le 7 mai 1999 au moment de la signature, est autorisée. »