Petit manifeste futuriste en faveur des langues minorées
Les animateurs du site ringmedia m'ont demandé d'intervenir sur la question : "Passéistes, les langues régionales ?"
J'ai répondu, sans doute trop vite, mais au mieux.... Nous verrons quels types de réactions le texte suscitera dans cet autre espace où sont déjà intervenus notre ami Maime, Gilbert Dagalian, etc.
Toulouse, place du Capitole le 31 mars à la nuit tombante. photo. Françoise Etay
Petit manifeste futuriste en faveur des langues minorées
J’essaie d’abord de reposer la question (« Passéistes, les langues régionales ? ») de manière à ce qu’elle fasse sens, parce qu’il n’y aucun sens évidemment à faire des langues elles-mêmes des êtres conscients, ayant tel ou tel sentiment et porteurs de telle ou telle idéologie, passéiste ou autre. La question sous-jacente, en gardant les mêmes termes, est donc plutôt : les locuteurs en général des langues régionales et leurs défenseurs ou promoteurs sont-ils passéistes ? Ou, ce qui revient au-même, est-il passéiste de parler ou défendre les langues régionales ? Le présupposé étant que ces langues appartiennent au passé, et ne sont présentes aujourd’hui que sous une forme passéiste, c’est-à-dire d’une complaisance morbide à conserver le passé qui est passé, mort et enterré.
Vous avez dit passéistes ?
Ce présupposé est déjà, comme tel, une pure contradiction, qui pose qu’une chose qui appartient de fait au présent – oui, il y a aujourd’hui des locuteurs de ses langues, on ne sait jamais bien combien, puisque l’Inse ne veut surtout pas faire de statistiques sérieuses à ce sujet, oui, il y a bien des gens qui s’occupent, comme ils peuvent à les transmettre et à les illustrer par tous les moyens d’expression – appartient pourtant au passé et, à ce titre, ne devrait plus exister. Or les manifestations d’hier, 31 mars 2012, aux quatre coins de la France, qui ont rassemblé partout des milliers de personnes, sont indubitablement des événements présents, et considérer qu’elles sont des phénomènes passéistes vise d’abord à les disqualifier, à les dévaluer en exploitant ce paralogisme central à la modernité, et auquel n’échappe aucune idéologie particulière aujourd’hui (pas même les plus réactionnaires, qui taxent tous les jours les communistes, les soixante-huitards ou les féministes de passéistes), qui consiste à affirmer que ceux que l’on se donne ici et maintenant comme adversaires sont dépassés, has been, appartiennent à un passé révolu et ne sont donc rien, ou rien d’autres que des obstacles à l’édification de l’avenir, des entraves à ce que l’on appelait encore naguère « progrès ». Le fait que l’on n’ose plus guère employer ce terme de progrès, du moins sans guillemets ou sans le spécifier, montre que l’idéologie moderniste, dans sa globalité, est profondément en crise, et que l’on n’identifie généralement plus la projection positive de l’avenir au progressisme.
Mais nous restons pourtant, tous tels que nous sommes, des modernes, et lorsque nous sommes ainsi assignés au passé par nos adversaires (modernes eux-aussi, mais néanmoins adversaires, car il s’agit bien de clivages très profonds et de conflits parfois très virulents derrière le vernis unanimiste en faveur du « patrimoine » linguistique), que nous sommes niés dans notre existence présente, nous n’avons de toute façon pas le choix. Il nous faut soutenir, bien sûr que nous existons sur le mode de la présence, ici et maintenant, et que nous sommes résolument tournés vers l’avenir, en chemin vers l’avenir et soucieux de l’avenir.
Nous disons futuristes !
Tant qu’à faire, je soutiendrai que les locuteurs et partisans des langues régionales sont, au contraire de tout passéisme, de fervents futuristes, je veux dire par là, qu’ils sont largement en avance sur leurs adversaires sur bien des points, dans la conception du futur qui s’impose de plus en plus fortement aujourd’hui et qui n’est plus celle de l’ « ancien » progressisme, qui nous promettait les lendemains radieux du triomphe de la science, de la technique et de formes de pouvoirs étatiques capables d’assurer le bonheur du genre humain. Cette nouvelle conception du futur associe étroitement l’exigence démocratique et le respect des droits de l’homme à un sens aigu de la diversité culturelle, conçue comme une richesse et non plus comme une tare babélienne, et au souci environnemental (tout ce que l’on galvaude aujourd’hui sous l’expression déjà usée et mille fois trahie de « développement durable »), dont désormais la culture humaine fait partie intégrante. C’est pourquoi, il n’y a rien de sophistique ou de paradoxal à soutenir que les partisans des langues régionales sont futuristes, comme je vais essayer de le montrer, 1- dans leur conception de la ou plutôt des cultures humaines, 2- dans leurs exigences démocratiques, 3- dans leurs appréhensions des questions politiques et géopolitiques, et enfin 4- dans leur conception même de l’histoire et donc justement dans leur rapport au passé.
1- Nous sommes futuristes dans notre conception des cultures humaines, non seulement différentes, mais aussi et surtout diversifiées et plurielles. Contre le monolinguisme d’État, nous pratiquons le plurilinguisme sociétal, passant de l’occitan ou du breton au français et aux langues de communication internationales (il en existe plus d’une, contrairement à ce que l’on nous rabâche). Nous reconnaissons et acceptons le fait que la culture n’est pas, nulle part, monolithique et statique, quelles que soient les mesures normatives et/ ou répressives des pouvoirs publics, et qu’il n’existe pas de langue une, unique et définitivement fixée, malgré tous les efforts des polices linguistiques ; nous adhérons à une dynamique de la pluralité, du contact et du métissage. Nous savons que les langues ne cessent de changer, à travers les usages qu’en font les locuteurs et dans les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres.
Nous connaissons aussi les effets délétères, parce que nous les subissons tous les jours, de la domination culturelle et linguistique qui se traduit par la tentative d’imposer un modèle unique, rigoureusement contrôlé par des institutions d’État et par l’appropriation sociale et géographique des lieux de production du savoir et des formes de culture publiquement reconnues. Nous nous employons à déjouer les pièges de ce modèle, qui ne reconnaît que la loi du plus fort, la domination symbolique et son corolaire, la servitude volontaire. Nous travaillons notre jardin de langues, nous le et nous cultivons, de façon à composer harmonieusement les différences qui nous constituent, parce qu’elles font la richesse et la liberté de nos vies. Loin de nous, de nous refermer sur nous-mêmes, de nous restreindre à l’intérieur des frontières de petites patries ; nos pratiques, au contraire, nous rendent plus proches les sociétés les plus lointaines, où s’observent le plus souvent ces phénomènes de plurilinguisme, qui nous sont ici présentés comme des menaces et un péril contre la république et la nation.
Cette conception de la culture appartient à une vision écologique du monde, au risque, je le reconnais volontiers, d’une très dommageable réduction au modèle biologique et au naturalisme littéral. Je mets particulièrement en garde sur ce point ceux de nos compagnons qui parlent abusivement de biodiversité linguistique, même si la métaphore, tant qu’elle reste consciente d’elle-même et de ses limites, n’est pas à dédaigner.
2- Nous sommes futuristes dans l’exigence démocratique dont nous sommes porteurs. Car nous exigeons, au titre des droits de l’homme et du citoyen, le respects de droits culturels et linguistiques bafoués depuis si longtemps. Ces revendications n’ont rien de communautariste, comme on le dit si souvent pour nous dénigrer ; nous ne réclamons pas en effet de droits spécifiques à une communauté dont les autres citoyens seraient privés ; il s’agit bien au contraires de droits subjectifs et universels de pratiquer et de voir reconnues les langues et les formes culturelles de notre choix, en relation ou non avec nos origines culturelles familiales.
Que l’institution scolaire publique, par exemple, ici à Limoges, ne propose à nos enfants aucun moyen de formation, à quelque niveau que ce soit, dans la langue historique du limousin (l’occitan limousin), est un fait incontestable. Plus généralement, nous affirmons que l’abandon délibéré et concerté de ce patrimoine linguistique, après des siècles de mépris, est un déni de droit de la part des institutions de la République à l’encontre de tous ceux qui souhaiteraient apprendre et transmettre une langue en effet en perdition.
Il est bien évident que ce processus de démocratie culturelle ne saurait être réservé aux seules langues régionales, et c’est cela sans doute qui effraie tant nos élites et les chiens de garde des institutions de la reproduction politique, sociale et culturelle de la domination.
3- Nous sommes futuriste dans notre manière de concevoir l’articulation du local et du global ou, si l’on préfère, du régional, du national et de l’international. Il est vrai que nous n’aimons guère l’expression de « langues régionales » qui installe d’emblée, en régime français, une relation impitoyable de domination de la capitale sur une province découpée en régions et en départements. Nous préférons, à tout prendre, l’appellation de langues de France, et pour distinguer ce qu’elles ont de particulier (non bien sûr de supérieur, mais de différent) par rapport aux langues de l’immigration, certains d’entre nous parlent de langues indigènes de France ou de langues historiques de France. Du reste, nous répugnons à les enfermer et claquemurer dans des territoires : le seul territoire de la langue est le cerveau de ses locuteurs
Mais nous savons aussi que l’invocation de l’échelle nationale est tout à fait insuffisante ; les langues ne connaissent pas les frontières, le catalan, le basque, l’occitan, le flamand, l’alsacien (il faudrait établir de plus fines distinctions mais allons au plus vite) sont parlés de part et d’autre de nos frontières nationales… La pratique de ces langues, comme du français d’ailleurs, fait de nous des citoyens européens, et c’est pourquoi nous travaillons à envisager la question des droits linguistiques, non pas seulement au niveau national, mais tout autant à l’échelle européenne et mondiale. C’est dans cette ouverture, ces contact et ces échanges, au-delà des frontières nationales, que le mot de région pour nous reprend un sens positif, sans préjuger du niveau national, que l’on ne saurait d’aucune façon minorer. C’est pourquoi nous sommes pour l’intégration de la France au concert des nations sur les questions de droits linguistiques et que nous nous battons pour la ratification par la France des chartes et conventions européennes et internationales concernant les langues régionales et minoritaires.
4- Nous sommes enfin futuristes dans notre vision du passé. En effet, nous pensons que le savoir, sous toutes ses formes, transmis jusqu’à nous et dont nous sommes les dépositaires, ne doit plus se plier aux dictats des hiérarchies sociales et culturelles établies par la classe des maîtres, et ne doit plus être trié selon ce qui doit être aboli et détruit (les « patois », les cultures « populaires ») et ce qui est seul digne d’être conservé et célébré (la langue du roi, la « grande » musique, la littérature « classique », etc.). Nous pensons aussi que l’histoire – le roman national du futur musée de l’histoire de France par exemple – qui nous est imposée est à la fois partielle, partiale et mensongère. Deux mots suffisent, une seule expression prononcée dans l’une de nos langues minorées, que nous faisons rouler dans notre bouche et dans notre esprit, en pensant à ceux qui l’ont avant nous utilisée et en quels contextes, pour qu’il nous apparaisse de manière éclatante, combien l’histoire officielle des manuels est pauvre, sclérosée, tendancieuse et indigne de la mémoire linguistique et culturelle que des gens pourtant souvent dits ignorants et sans éducation nous ont transmise.
Ainsi, sommes-nous futuristes dans notre rapport au passé, par la conviction nous donne que la pratique de nos langues, que l’histoire des peuples restent très largement à écrire, mais aussi par l’arsenal de connaissances et de traditions orales qu’elles véhiculent et sont pour nous des réservoirs inépuisables de création, associés bien entendu, à tout ce que le français nous a apporté, mais aussi et encore, à tout ce que des langues dites étrangères ont pu nous apprendre, dans des voyages réels ou les parcours immobiles de lectures, d’écoutes ou de dialogues en ligne.
Évidemment, tous les éléments constitutifs de notre futurisme peuvent être interprétés par nos adversaires comme autant de signes de notre passéisme. C’est que nous n’avons pas la même conception du présent, du passé et du futur ; nous n’avons pas le même rapport au temps. Il s’agit donc d’un clivage très profond, qui va bien au-delà de superficiels désaccords idéologiques. C’est pourquoi du reste les défenseurs et les adversaires des langues régionales ne se distribuent pas selon les clivages idéologiques traditionnels. C’est dans cette vision du temps que nous avons l’arrogance, alors même que les langues minorées que nous parlons et défendons sont à l’agonie, d’avoir quelques longueurs d’avance sur ceux qui se tiennent quitte de toute autocritique par la seule dénonciation de notre prétendu passéisme.
Jean-Pierre Cavaillé