Langues régionales et front anti-républicain
Philippe Martel m’a fait l’amitié de me faire lire une réponse au récent article d’Anne-Marie Le Pourhiet, "Langues régionales : le front antirépublicain", paru dans Marianne (n° 876, 31 janvier-6 février 2014, p. 45). C’est article enfourche la théorie du complot que j’ai essayée d’analyser ici (La théorie du complot ethnique) et dénonce la « reféodalisation de la société française, sous l'influence de l'idéologie multiculturaliste et féministe » (sic !). Vous pouvez le trouver publié en ligne par La Libre Pensée 06 suivi de la mention : « Cet article reflète exactement notre position sur les langues régionales ». On en attendait pas moins des militants de La Serve Pensée, à ce point confus et aveuglés par leur vénération du monothéisme linguistique qu’ils confondent, voire identifient la question du plurilinguisme et celle de la laïcité (qui ne concerne évidemment que les relations État/ société / religions) !
Quant au papier de Philippe Martel, adressé à Marianne, hé bien il a été refusé, comme à peu près tous ceux que nous (là je parle des défenseurs des langues de France minorées en ratissant au plus large et sans même m’arrêter aux partisans – dont je suis – de la ratification de la Charte Européenne) proposons à la presse nationale et d’ailleurs tout aussi bien régionale. Au lecteur de juger de sa qualité, comparé à l’article mis en cause !
Il y a justement là, vraiment, matière à analyse et à réflexion. Pourquoi les papiers complotistes les plus délirants sont accueillis à bras ouverts dans les tribunes et les nôtres refusés ? Nous ne dénoncerons certes pas le complot des complotistes ! La raison en est-elle que notre prose est plus fade et moins relevée ? Notre plume est-elle moins acérée et imaginative ? Est-ce parce que nous exprimons, somme toute, des arguments de bons sens qui font leur chemin dans la société et même parmi les élus (à en juger au moins par le vote récent de l’Assemblée), alors que les opinions ressenties (à tort ou à raison) comme à contre-courant sont jugées plus excitantes par les rédactions ? Ou bien les journalistes sont-ils eux-mêmes contaminés par ces opinions qui leur paraissent avoir le grand mérite de soigner leurs propres préjugés anti-régionaux et de conforter le système hexagonal claquemuré et parisianocentré dont ils sont les purs produits ? Leur apparaîtrait-il, au fond, instinctivement, qu’ils ont intérêt à ne pas nous laisser parler ? Nous percevraient-ils finalement comme une menace pour leurs idées reçues et leurs places au soleil ? Le phénomène n'est en tout cas pas nouveau et ce blog est né en 2006 des refus de plus en plus fréquents de publication de mes papiers dans la presse, comme je l'ai souvent dit.
Quelle qu'en soit la raison, on ne voit s’exprimer dans ce débat que ceux qui sont hostiles à la ratification et cela est bien sûr extrêmement dommageable pour nos langues. Mais il ne s’agit pas seulement d’ostracisme journalistique car, comme Philippe Martel l’a écrit dans une tribune récente du Jornalet, les lieux de discussion publique – forum, commentaires d’articles etc. – sont largement désertés par les occitanistes, qui préfèrent échanger indéfiniment sur des questions de graphie – passionnantes certes mais pas forcément primordiales – et s’étriller dans le petit monde de l’entre-soi. Je suis bien d’accord avec lui pour dire que, au moment où un débat public est enfin amorcé, le moment est justement venu de tenter de nous faire entendre ! A la minute où j’écris ces lignes, justement, je reçois l’information suivante : l’association C.O.U.R.R.I.E.L, soutenue par le M'PEP (Mouvement politique d'émancipation populaire), c’est-à-dire l’extrême gauche souverainiste (et "donc" anti-langues régionales), lance une pétition contre la ratification de la Charte où il est déclaré que celle-ci « crée un droit à ne pas parler français en France », allégation aussi absurde et grossière que celle du mouvement d'extrême droite dénonçant un plan concerté d’enseignement de la théorie du genre. Tout cela montre certes que la connerie n’a pas de couleur politique, mais nous aurions tort de nous contenter de secouer la tête, il est temps de nous bouger le cul !
Jean-Pierre Cavaillé
LANGUES REGIONALES ET FRONT ANTI-REPUBLICAIN
Il y a des jours comme ça : j’ouvre Marianne, et je tombe sur le réquisitoire de Mme Le Pourhiet, professeur de droit à Rennes, porteuse au surplus d’un nom breton, mais qui n’a pas vraiment l’air d’en être fière. Je note que sa prose paraît dans la rubrique « ils ne pensent pas forcément comme nous » : il me semble qu’elle pense au moins comme Eric Conan qui a plusieurs fois exprimé tout le mal qu’il pensait des langues de France, mais bon. Me permettra-t-on au moins de faire deux ou trois remarques ?
Mme Le Pourhiet a le sens de la nuance, ça, faut pas dire. « Reféodalisation », « exposé des motifs hargneux et sectaire », charte inspirée par un « lobby hongrois », (au motif que c’est à Budapest que M. Moscovici avait naguère signé cette charte au nom de la France ; l’eût-il signée à Bruxelles, c’est de lobby belge qu’on parlerait) et des « groupuscules à l’idéologie et à l’histoire nauséabonde ». Sans parler de la chute de l’article, sur la République qui a aussi des cornes, allusion délicate et spirituelle à une actualité mondaine qui fera beaucoup rire.
Au premier degré, on retrouve là la trace de discours complotistes qui traînent un peu partout, sur une Charte inspirée par une officine allemande poursuivant de noirs desseins, et ayant réussi à circonvenir des politiciens naïfs. C’est le refrain de Mme Morvan, qui se ne pardonnera jamais d’avoir été bretonne, de Mme Bollmann (elle, c’est l’Alsace), sans oublier M. Pierre Hillard qui fait carrément remonter dans un article d’Agoravox toute cette histoire à 1919, et au lobbying (encore) du B’nai Brith : des Juifs, francs-maçons en plus, fraternellement rejoints par des pangermanistes… On ne doit pas douter d’ailleurs que dans l’ombre tous ces gens ont été savamment manipulés par les Klingons. Si l’histoire des débats au Conseil de l’Europe depuis les années 80 était si simple…
Et si on essayait de parler sérieusement ? Bien entendu, nul dans son bon sens ne peut imaginer que la ratification de cette charte, dans les dispositions acceptées par la France, et compte tenu des longues pincettes qu’elle a utilisées pour ce faire, entraînera les conséquences funestes qu’entrevoient Mme Le Pourhiet et ses amis : liens interlopes entre locuteurs de patois des deux côtés d’une frontière, emplois réservés à des locuteurs exclusifs du breton ou du basque (qui gagneront bien sûr autrement mieux leur vie que n’importe quel trader…), obligation pour le Neuilléen de signer en occitan l’acte de vente de sa datcha dans le Lubéron, installation d’un poste de douane sur l’aire d’autoroute de Chantemerle-les-Blés (oui, c’est là que sur la route du Lubéron on entre sur le territoire des Occitans, féroce tribu qui boit le Châteauneuf du Pape dans le crâne de ses ennemis vaincus) et autres calamités effroyables, débouchant sur l’impossibilité de communiquer entre Dunkerque et, euh, Hendaye (Tamanrasset, c’est fait). Arrivé à ce stade, la vie n’aura plus de sens, il n’y aura plus de bulles dans le champagne, et le caviar n’aura plus jamais le même goût. Est-on vraiment obligé de raconter n’importe quoi ?
Bien sûr qu’on peut toujours imaginer que certains çà et là aient pour objectif de bouter les Français hors de leur région. Dans la vraie vie ça ne correspond pas du tout à ce que demandent ceux qui se battent pour que la France fasse une place décente à sa diversité culturelle, même si c’est là simple « incantation parfaitement creuse » pour Mme Le Pourhiet, experte en incantations creuses. Ce qu’on sait de l’opinion des sociétés concernées montre qu’elles sont favorables à une meilleure prise en compte des langues de France sans en tirer de conclusions hasardeuses sur ce que doit être l’organisation politique et territoriale du pays. Est-ce trop exiger que suggérer qu’on permette à ceux qui le désirent d’avoir correctement (ce n’est pas toujours le cas) accès à l’enseignement bilingue à l’école publique ? ( Notons-le, ça ne coûte rien puisque dans les filières bilingues du public, enseignants monolingues et en langue régionale se partagent, dans une même école et à effectifs constants, les divers niveaux dans lesquels ils interviennent). Est-ce si scandaleux de demander que les programmes nationaux de français incluent des textes en traduction d’auteurs en langue régionale ? Ou que les programmes d’histoire et géographie incluent une information minimale, mais sérieuse sur ce que sont ces langues, en métropole et dans les DOM-TOM ? Combien de préjugés disparaîtraient si cela existait déjà ? Est-il si scandaleux que les ondes nationales fassent leur place à des chansons en langues de France, quitte à limiter la place des prestations de ceux qui murmurent ou glapissent leurs chansons en yaourt dans l’espoir de pouvoir ensuite percer sur le marché anglo-saxon ? Et les panneaux bilingues à l’entrée des agglomérations, ça dérange qui ? Doit-on vraiment croire que la prise en compte du fait qu’il existe d’autres langues que le français déboucherait fatalement sur l’explosion de la communauté nationale, et que le maintien obstiné d’un monolinguisme patriotique à front de taureau garantit forcément la cohésion du corps social ? Comme si cette cohésion ne dépendait pas d’autres facteurs, que l’on ne voit d’ailleurs guère à l’œuvre par les temps qui courent.
Oui, bien sûr : la défense d’une langue de France peut déboucher, parfois, sur une attitude de repli identitaire. Mais ce n’est pas fatal. Et nous sommes un certain nombre à refuser une telle dérive. Par contre, c’est bel et bien d’un repli identitaire, et de rien d’autre, qu’il s’agit chez ceux qui refusent toute place aux langues de France au nom de la défense d’une identité française close sur son monolinguisme.
Car enfin regardons d’un peu près ceux qui dans le débat actuel sont les plus acharnés à tonner contre la Charte. On y trouve, certes des gens plus ou moins classables à gauche, qui, à travers la Charte, dénoncent un pas de plus vers une intégration européenne qui détruit, au profit du Capital, les acquis sociaux hérités d’une longue histoire de luttes en France. On peut certes leur faire remarquer que le démantèlement de ces acquis a peu à voir avec la promotion des langues de France, sauf à imaginer que le Medef compte faire une place de choix à ces langues dans la société de ses rêves. Il se peut que M. Gattaz occupe ses loisirs à composer des poèmes en francoprovençal, mais personnellement j’en doute : l’anglais doit lui être plus familier. Il me semble que la critique de l’Europe libérale telle que nos gouvernants l’acceptent par ailleurs peut prendre d’autres voies que le combat offusqué contre une charte dont la ratification fondamentalement n’aura pas beaucoup de conséquences.
Mais en lisant la prose de Mme Le Pourhiet, ce n’est pas ce genre de problématique que je vois. Ce qu’elle dénonce, c’est une « idéologie multiculturaliste et féministe ». La coalition entre les patoisants et les avorteuses : voilà, me semble-t-il, un marqueur idéologique fort.
C’est donc le moment de regarder de près qui sont ceux qui, dans le débat actuel, se sont manifestés le plus clairement contre la Charte. On y trouve une coalition hétéroclite regroupant des défenseurs d’une francophonie paranoïaque , les derniers chevènementistes à refuser (pour l’instant) de suivre la voie ouverte par MM. Paul-Marie Couteaux et Florian Philippot, les fidèles de la petite secte post-gauchiste chez lesquels M. Mélenchon a appris jadis ce qu’il sait de la politique. Mais pour l’essentiel on y trouve des gens comme la plupart des députés de l‘UMP, ou les militants de Debout la République, ou les rouges-bruns de Riposte laïque, sans oublier les élus Front National dont le vote du 28 janvier est sans équivoque . En voilà de purs républicains comme on les aime.
Soyons clairs : sur cette question des langues de France et de leur reconnaissance, les grands partis sont partagés. Il y a, du PC à une fraction de l’UMP, des « pour » dont les motivations peuvent être très diverses compte tenu de ce que sont leurs choix idéologiques de fond. Et il y a des contre. Mais quels que soient les arguments rhétoriques dont ces derniers revêtent leur refus hargneux, il n’y a chez eux, au fond, rien d’autre que le mépris éternel des bien-parlants pour le patois des gens de peu.
Et, désolé, ce n’est pas chez ces gens-là que j’irai chercher des leçons de républicanisme, en admettant que j’en aie besoin.
Philippe Martel, historien, Professeur des universités, département d’occitan, Université Montpellier III