La théorie du complot ethnique
Philip Jackson : Cloister Conspirancy
La théorie du complot ethnique
Rien n’est plus intéressant à étudier, mais aussi rien n’est plus terrible à subir que les théories conspirationnistes, car leur reconstruction de la réalité, à la fois délirante et hyperlogique, qui exploite la peur et attise la haine – ces passions tristes qui sont le poison de la politique –, possède un pouvoir considérable de persuasion dont les effets sont toujours nocifs. Les exemples ne manquent pas : les Jésuites tramaient l’assassinat des rois de France ; ce sont les Francs Maçons qui ont engendré dans l’ombre la Révolution Française ; les Juifs complotent pour dominer le monde ; c’est la CIA qui a manigancé les attaques du 11 septembre, etc., etc.
En France (car il s’agit d’une théorie nationale, guère exportable), nous sommes confrontés à une théorie du complot anti-européenne et antigermanique, selon laquelle l’Europe, avec toutes ses institutions, ne serait rien d’autre que la couverture d’une politique secrète pangermaniste visant à rien de moins qu’à la destruction des autres États nations – et en particulier de la France – au profit d’une Allemagne triomphante. Ainsi l’Europe serait-elle le brasier des États qui fait renaître le phénix du Reich des cendres du nazisme.
L’Allemagne triomphante
Yvonne Bollmann est l’une des représentantes majeures de cette théorie, obsédée par la soi-disant germanisation de l’Alsace et ce que l’on pourrait appeler la « question allemande »[1]. Ses arguments sont à ce point caricaturaux, que je me suis toujours demandé comment elle pouvait être prise au sérieux par les universitaires qui l’invitent dans leurs colloques à prétention scientifique. Dans le cadre de cette théorie générale, Bollmann et quelques autres auteurs (en particulier Lionel Boissou, Pierre Hillard, Françoise Morvan), développent la théorie locale du complot ethniciste de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, selon laquelle cette charte, les institutions qui l’ont portée (en particulier le Conseil de l’Europe), les vingt-quatre pays qui l’ont signée et ratifiée et tous ceux qui militent en France pour sa ratification, sont ou partisans ou dupes d’une conception politique racialiste et ethniciste, et travaillent en sous-main à l’édification d’une Europe des Volksgruppen, c’est-à-dire des ethnies et des tribus, grâce à laquelle l’Allemagne s’apprête à imposer sa domination impériale retrouvée. Soit, pour le dire avec Bollmann, « La Charte des langues est une chose allemande, inspirée par l’ethnisme, à l’opposé de la culture politique propre à la France, et destinée à la détruire » (table ronde du 14 mai 2004 organisée par François Taillandier, avec Michel Alessio, Yvonne Bollmann et Henri Giordan).
Ainsi, derrière tout acte militant non seulement en faveur de la ratification de la charte, mais tout aussi bien pour la reconnaissance voire même la transmission des langues minorées, c’est le spectre de l’ethnicisme qui tirerait les ficelles. L’ethnicisme, à son tour, est entendu de manière univoque, dans cette reductio ad hitlerum systématiquement pratiquée par cette logique paranoïaque, comme crypto-racialisme et « donc », in fine, crypto-nazisme... Nous, qui œuvrons pour la ratification, serions « donc », en dernier recours, des nazis sans le savoir, encore que de multiples arguments pseudo-historiques soient déployés pour montrer que nous ne sommes dupes qu’à moitié, et donc à moitié, voire tout à fait complices du complot.
Cette thèse délirante, selon laquelle la reconnaissance des langues minoritaires est le cheval de Troie d’une Europe ethnique (et allemande !), n’est pas nouvelle ; à parcourir les sites, les blogs et les forums, elle semble assez largement partagée dans les milieux souverainistes et libres penseurs (Réseau Voltaire, Libre Pensée, Riposte Laïque, Comité Valmy…). Au-delà, elle est instrumentalisée par beaucoup de ceux qui sont hostiles, non seulement à la ratification de la Charte, mais à toute reconnaissance des langues minorées. On la trouve énoncée jusque dans des revues universitaires comme Hérodote (voir à ce sujet, mon post de décembre 2007 : Hérodote radote. Langue et nation en France). Le combat mené contre les écoles associatives bilingues exploite aussi volontiers l’idée d’un complot du « communautarisme » contre l’école française de la République (voir, ici, l’Odieux complot de Calandreta dévoilé par les héros de l’école publique et au sujet de cette école, l'article délirant signé J G sur le site Agora Vox). Sauf que, dans ce cas, ce serait le libéralisme économique et le grand capital qui tireraient les ficelles et non plus l’Allemagne, mais il suffit de mettre en avant la promotion allemande du libéralisme pour associer les deux entités maléfiques derrière toute initiative, quelle qu’elle soit, en faveur de nos langues. Du reste, certains, comme Pierre Hillard, ont ajouté un chapitre au grand récit du grand complot en expliquant que les États-Unis ont pris le relai de l’Allemagne, dans cette opération de destruction des États européens visant à imposer partout l’économie libérale sans plus aucune résistance (« Washington considère comme prioritaire de priver les Européens de leurs États pour mieux les faire entrer dans un libre-marché globalisé », article de P. Hillard, sur le site du Réseau Voltaire, se proposant de montrer que « Les Verts sont partisans d’une Europe des Ethnies »).
Ainsi l’écho de la thèse complotiste contre les langues régionales est-il beaucoup plus large et ce n’est pas sans une certaine stupeur que je l’ai trouvé exposé dans sa forme la plus pure par Françoise Morvan, passionaria des opposants au mouvement breton[2], « invitée » par la rédaction de Mediapart à présenter et défendre son point de vue, dans un article intitulé Contre la charte des langues régionales. Je vous invite à le lire, car il s’agit d’un chef d’œuvre du genre. Chef d’œuvre sans doute, car, pour étonnant que cela puisse paraître, j’ai entendu des avis embarrassés, voire positifs sur ce texte, jusque dans les milieux occitanistes[3].
Histoire du complot
C’est que, en faisant explicitement fonds sur les travaux de Bollmann et de Boissou, Morvan, appuie son argumentaire sur « l’histoire » ; l’histoire du complot ethniciste ou, comme elle l’appelle, du « lobby ethniciste européen ».
Il reviendrait à la FUEV (Föderalistische Union Europäischer Volksgruppen), encore dite UFCE (Union Fédéraliste des Communautés Européennes[4]), aujourd’hui FUEN d’avoir « concocté » et « rédigé » la Charte pour le Conseil de l’Europe : ainsi celle-ci est-elle « une arme de guerre contre les États-nations (et en premier lieu la France) ». Cette ONG fondée en 1949 serait, selon Françoise Morvan et les autorités auxquelles recourt celle-ci (Bollmann et Boissou), un réseau pangermaniste aux relents nazis. Ainsi la Charte serait-elle, en sous-main, un cheval de Troie ethnique visant, on l’a déjà vu, à la destruction des États nations. D’ailleurs, elle dévoilerait ses intentions cachées en octroyant des droits spécifiques à des groupes de citoyens – raison invoquée par le Conseil Constitutionnel français pour bloquer sa ratification – ; la reconnaissance de ces droits collectifs ouvrant grand le chemin à l’affirmation ethnique.
La critique du complot est la preuve de son existence
Le propre des théories complotistes consiste à développer des scénarios d’explication hyper-rationnelle à partir d’éléments isolés ayant un degré minimal de validité ou de probabilité liés les uns aux autres dans un système d’une cohérence infernale. Le complot, comme l’a bien analysé Pierre-André Taguieff (L'Imaginaire du complot mondial), est irréfutable, toute preuve visant à démontrer que le complot n’existe pas étant immédiatement renversée en preuve de son existence. Bien sûr, dans cette logique paranoïaque, ceux qui s’engagent dans cette voie de la déconstruction du pseudo-complot, comme je le fais ici, ne font rien d’autre que de « prouver » en fait qu’ils font partie des comploteurs. Taguieff a repéré quatre principes dans cette logique irréfutable : « rien n’arrive par accident ; tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées ; rien n’est tel qu’il parait être ; tout est lié, mais de façon occulte. »
Pourtant, le démontage de la logique conspirationniste est absolument nécessaire, vital pour le combat que nous menons, qui vise à affirmer haut et fort que les locuteurs des langues minorées ont droit à la reconnaissance culturelle et institutionnelle sans laquelle l’existence même de ces langues et des formes culturelles auxquelles elles sont associées se trouve purement et simplement niée. A ce titre, la Charte européenne a longtemps constitué pour nous, particulièrement en France, où il est si difficile de se faire entendre, une attente, un espoir. Quoique nous dirons en sa faveur, les conspirationnistes nous répondront toujours et invariablement que derrière l’engagement pour les langues, nous cherchons à promouvoir secrètement une Europe des micro-nations, des ethnies, des races et des tribus sous domination allemande. Mais le bon sens n’est pas conspirationniste, il ne saurait l’être, il sait que nous vivons dans un monde contingent où l’accidentel, l’inattendu ne cesse de survenir, de troubler la carte et compromet souvent les complots les mieux ourdis (car il serait absurde évidemment de nier l’existence de cette forme de prise de pouvoir aussi vieille que l’action politique). Nous savons que les seules intentions et les volontés que nous pouvons prêter aux acteurs sont celles qui, d’une façon ou d’une autre, se déclarent dans les discours et dans les actes (autrement dit les spéculations sur ce que les acteurs pensent au fond d’eux-mêmes sont nulles et non avenues et conduisent d’abord à leur faire dire ce que nous voulons) ; nous savons qu’il est absurde de diviser la réalité historique entre un monde d’apparences fallacieuses et une réalité vraie strictement dissimulée ; nous voyons bien qu’il est faux de penser qu’un système de liens occultes unit tout ce qui arrive dans les affaires humaines ; si cela était le cas, la réalité serait autrement mieux ordonnée qu’elle ne l’est !
La baudruche dégonflée
Ce préambule me semble nécessaire, pour envisager, justement avec bon sens, le récit pseudo-historique de Morvan et de ses sources. Je dis d’emblée que je ne chercherai nullement à me faire passer pour un spécialiste de l’histoire des institutions européennes et donc de la charte, et je me suis contenté de confronter ce récit avec des informations immédiatement accessibles sur le net et en bibliothèque. Je sais que cela, évidemment, me discrédite d’emblée ; pourtant la seule manière de contrôler l’information lorsqu’on est un citoyen lambda, aujourd’hui, c’est de faire tourner son moteur de recherche, de consulter les ouvrages inaccessibles en ligne et de faire travailler sa jugeote.
Ce que j’ai pu, et que donc chacun peut constater :
1- Bien que la FUEV/UFCE/FUEN comporte dans son histoire des éléments pour le moins gênants et troublants, son assimilation pure et simple à une confédération de groupes d’extrême droite pangermaniste n’est pas possible, à aucun moment de son histoire (à commencer par sa fondation en 1949 par le breton Joseph Martray).
2- Il est impossible de soutenir que la Charte a été rédigée par la FUEV, même si certains de ses membres composaient le comité d’experts qui en a produit la première mouture[5]. Tous les textes faisant sérieusement l’histoire de la Charte insistent sur les nombreux et radicaux remaniements dont elle a fait l’objet entre 1989 et 1992 par d’autres intervenants : experts et élus.
3- le texte de la Charte, tel qu’il se présente à la signature et à la ratification, est étranger à une quelconque idéologie ethniciste ; du reste on y chercherait en vain le mot d’« ethnie ».
4- A cela, il faut aussi ajouter, par simple rigueur et honnêteté, que l’assimilation de la notion d’ethnie à celle de race n’est effective que dans l’une des définitions possibles du terme, et c’est en opposition totale avec celle-ci que la plupart des mouvements en faveur des langues et cultures minoritaires qui parlent d’ethnie et d’ethnisme, le font aujourd’hui. Je le dis d’autant plus volontiers que je ne me retrouve absolument pas dans une conception ethniste ou ethniciste de l’Europe, de quelque façon que l’on définisse les termes.
5- Enfin, comme l’ont montré divers analystes, la Charte ne reconnaît nullement des droits collectifs aux locuteurs des langues minoritaires (et là, bien sûr, ce n’est pas seulement la logique complotiste qui se nourrit de cette pseudo-évidence qu’il s’agit de mettre en cause, mais d’abord le raisonnement juridique sur lequel s’est appuyé le Conseil Constitutionnel en 1999).
FUEV/ UFCE/ FUEN
Je ne peux ici développer point par point ; ce serait une tâche nécessaire mais trop considérable. Il ne me semble pas qu’il existe de travaux d’histoire digne de ce nom en français sur l’histoire de la FUEV (je n’ai pu consulter celui, en anglais, du danois Jørgen Kühl: The Federal Union of European Nationalities. An Outline History 1949-1999, 2000, que la BNF ne possède pas. Ce que je vois en tout cas, c’est que les fédéralistes bretons Joseph Martray et Pierre Lemoine qui ont participé à sa création, gravement mis en cause par Morvan et La Libre Pensée, furent des résistants reconnus et médaillés. Il n’en demeure pas moins que la FUEV présente en effet des éléments compromettants dans son histoire ; le fait que sa revue (Europa Ethnica, créée en 1961) entretienne une relation assumée à ses débuts avec Nation und Staat, une publication antisémite compromise avec le nazisme qui a paru jusqu’en 1944. Cela est mentionné aussi dans la notice Wikipedia en allemand sur la revue, qui insiste par ailleurs sur le contenu irréprochable de la revue actuelle. Pourtant, selon un ouvrage cité par deux députées allemandes du parti des Verts (Die Grünen)[6], Annelie Buntenbach, Angelika Beer, qui ont mis en cause la FUEV au Bundestag en 1996 dans un texte que l’on peut lire en ligne (avec les justifications du Bundestag dans son choix de reconnaître la FUEV), certains de ses membres dirigeants et auteurs de la revue auraient encore, au moins jusque dans les années 1970, assumées des idées racialistes (un exemple de présentation du type racial des basques est donné par les auteures) et entretenus des liens avec l’Extrême-Droite.
Quant à la FUEN d’aujourd’hui, possédant un statut consultatif à l’ONU, elle est composée de groupes qui paraissent pour la plupart de centre droit (plusieurs sont membres du Parti Populaire Européen) et de droite, mais a priori non d’extrême droite (sous réserve d’inventaire). A noter que deux groupes représentants des communautés Roms (autrichien et allemand) en font partie (Kulturverein österreichischer Roma et Zentralrat Deutscher Sinti und Roma)[7]. La notice Wikipedia (Union Fédéraliste des Communautés Ethniques européennes) en français est aujourd’hui toute à charge et elle n’offre guère de garantie ; il est surtout intéressant d’en lire la page de discussion[8].
Je note aussi qu’aucun des groupes et partis de la fédération Régions et peuples solidaires, de sensibilité de gauche et dont la place dans les revendications linguistiques en France est des plus importantes, n’en fait partie ; il convient donc d’éviter toute forme d’amalgame de ce côté-là. D’ailleurs, malgré la nationalité de ses fondateurs, les associations françaises affiliées à la FUEN sont bien rares et de peu de poids (le Comité d’Action Régionale de Bretagne, les Flamands du Cercle Michel de Swaen et le groupe Elsass-Lothringischer Volksbund).
La conclusion est que l’on doit ici laisser ouverte la discussion sur l’histoire de la FUEN, pour lequel il m’a été impossible de trouver des documents non partisans (je ne me suis livré qu’à un premier débroussaillage de sources aisément accessibles), mais dont il y a fort à penser qu’elle présente d’indéniables points noirs. Il est tout aussi important de constater sa quasi absence en France (d’ailleurs aucun document interne n’est en français, ce qui bien sûr accréditera le complot anti-français !).
Ethnie, notion plurielle et controversée
Que les membres de la FUEN revendiquent, ou du moins utilisent volontiers et constamment la notion d’ethnie, cela est incontestable (elle se définit elle-même comme « the umbrella organisation of the autochthonous, national minorities and ethnic groups in Europe »), mais il faudrait avoir ici, à ce sujet, une discussion approfondie. Dire que l’ethnie n’est rien d’autre qu’une façon pudique de parler de la race (et en effet tel était le sens originel de la Völkstum allemande) est une fausseté et le renvoi de Morvan à un article de Bourdieu de 1980 est tout à fait insuffisant ; notre sociologue n’avançant cette assertion on ne peut plus discutable qu’au détour d’une parenthèse dans un texte par ailleurs fort intéressant (et méritant largement la discussion), (« L’identité et la représentation, éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, novembre 1980, p. 64).
Je ne suis pas sûr que les multiples composantes de la FUEN présentent une conception unifiée de l’ethnicité, c’est même peu probable, mais dans leur Charte pour les minorités nationales autochtones en Europe, que l’organisation présente comme son texte fondamental, est affirmé le principe selon lequel l’appartenance à une « minorité nationale » (qui est dans les textes de la FUEN une expression plus ou moins synonyme de « groupe ethnique »), est une affaire de « liberté individuelle »[9], ce qui me semble d’ailleurs poser un problème de cohérence, car l’appartenance ethnique, quelle définition que l’on donne de l’ethnie, paraît bien être une donnée collective qui s’impose aux individus ; mais visiblement la FUEN s’est adaptée elle aussi à l’individualisme contemporain, fût-ce au prix de quelque contradiction.
Certes, l’ethnie a longtemps servi de synonyme pour désigner la race ou pour nommer des caractéristiques sociales et culturelles dépendantes de la race, et son usage colonial n’est pas très loin de cette conception raciale, qui oscille entre un sens biologique et celui de nation vouée à demeurer subalterne. On peut d’ailleurs remarquer qu’il est encore très fréquemment utilisé, avec ce sens là de « nation au rabais », dans un contexte non européen, par ceux qui poussent des cris d’orfraie contre son usage dans nos contrées (ce qui en dit long sur la permanence du réflexe colonial). Mais le terme reçoit en anthropologie des acceptions différentes, étrangères à tout essentialisme, et renvoyant principalement à la revendication par une société donnée d’une identité de groupe (voir à ce sujet la très intéressante mise au point critique de Mariella Villasante Cervello et Christophe de Beauvais, Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel : problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche, XVIIIe-XXe siècles, L’Harmattan, 2007).
En fait, dans le cadre européen, le concept d’ethnie est surtout associé à la question du fédéralisme. Comme l’a montré Henri Giordan dans un article qui mérite le détour (« Fédéralisme et minorités nationales en Europe ») : « le fédéralisme dit « intégral » ou proudhonien en Europe trouve ses origines dans le personnalisme, philosophie élaborée et diffusée notamment pendant les années trente, par les fondateurs et collaborateurs de la revue Esprit, parmi lesquels Alexandre Marc, Emmanuel Mounier, Denis de Rougemont. Ce renouveau n’est en aucune manière lié au totalitarisme nazi comme le sous-entendent certaines polémiques récentes »[10] Cette pensée opposait aux dérives totalitaires des grands États nations centralisées, un fédéralisme d’unités autonomes plus restreintes : régions et ethnies. C’est dans cette lignée que se situe le fédéraliste Guy Héraud, avec son Europe des ethnies (1963) où, foncièrement, le mot d’ethnie renvoie à la communauté linguistique et est étranger à toute forme de définition biologique. C’est de Héraud, avec lequel il correspondait, que s’est directement inspiré François Fontan ; mais là où Héraud concevait un emboitement du « monde » (fédéré), de la « région » et de l’ethnie (compétences linguistiques et culturelles), Fontan appelait de ses vœux des micro-(ou macro-)États nations ethniques (au sens des identités linguistiques).
Ainsi faut-il le dire et le répéter, on peut être totalement opposé comme je le suis à une conception ethnique (au sens de Fontan et de ses quelques disciples, par exemple Ben et les membres du PNO) de l’organisation politique des hommes en société (chaque société dans son petit tiroir national et baignant dans son propre jus linguistique et culturel), mais il faut au moins reconnaître que cet ethnisme là n’a absolument rien à voir avec l’ethnicisme racialiste. Évidemment, pour les adeptes du complotisme tout cela revient au même, mais non pour nous, qui usons de notre bon sens.
En tout cas, force est de constater que, si l’on met à part les tenants de l’ethnisme, nous n’employons jamais dans nos réunions, publications, manifestations le terme d’ethnie, non par dissimulation, mais parce qu’il est étranger à nos représentations et à notre vocabulaire, n’en déplaise à Morvan. On peut lutter pour la reconnaissance des droits des locuteurs de langues minorées, sans être le moindre du monde ethniste en aucun sens, ni d’ailleurs (ce qui est tout à fait différent) le moins du monde fédéraliste. Ce serait par exemple faire injure à nos amis proches de l’enseignement de Félix Castan, qui assument explicitement un héritage jacobin en même temps qu’ils sont porteurs de revendications culturelles et linguistiques (ils ne sont certes pas une partie négligeable de nos modestes forces) que de les suspecter de crypto-fédéralisme, comme il est insultant et faux de taxer le mouvement en faveur de la ratification de la charte de crypto-ethnicisme.
D’autant plus que, concernant la Charte elle-même, à moins d’inventer la présence d’un texte sous le texte, on y chercherait en vain une quelconque allusion à la notion d’ethnie, quelle que soit la définition que l’on en donne et il est faux de dire que la charte ait été rédigée par des membres de la FUEV, même si certains ont participé à sa première mouture. Le processus de rédaction est décrit en plusieurs études qui insistent sur les remaniements et les réécritures jusqu’à son adoption en 1992. Je me contenterai de renvoyer ici à l’article déjà cité de Dónall Ó Riagáin et à celui de Ferdinando Albanese, qui a suivi ce processus (« L’Évolution du Droit européen en matière de Droits linguistiques »)[11].
Droits collectifs ou individuels ?
En fait, ce qui impliquerait au premier chef le concept d’ethnie, ce qui en trahirait la présence subliminale dans la Charte, serait les droits collectifs spécifiques qu’elle reconnaîtrait aux groupes de locuteurs ou minorités linguistiques. C’est l’interprétation du terme de groupe que fait par exemple le Conseil constitutionnel français en affirmant, contre la lettre du texte, que les groupes sont définis « par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ». C’est d’ailleurs une telle communauté de langue qui est invoquée lorsqu’est affirmé que le français est la langue exclusive de la république (art. 2) et, comme Giordan l’a remarqué, il y a bien là une ethnicisation spontanée de la nation, qui s’éprouve dans l’exclusion (parce que soi-disant ethnique !) de toute revendication d’une reconnaissance de la diversité linguistique nationale[12]. En fait, la notion de groupe de locuteurs, ni d’ailleurs celle de minorité, n’implique celle d’ethnie (même si l’on parle souvent, de manière abusive, de « minorités ethniques »), mais il est de toute façon erroné d’affirmer que la charte reconnaît des droits collectifs spécifiques.
Albanese rappelle dans son article que la Charte « vise la langue et non le groupe social qui la parle. C’est la langue dans sa dimension culturelle, comme partie intégrante d’un patrimoine – régional, national, européen – qu’il s’agit de préserver, non comme véhicule d’une d’identité ethnique. Le concept même de « minorité linguistique » n’apparaît pas dans la Charte et l’expression « langue minoritaire » se réfère à une notion de fait et non juridique ou politique : une langue est minoritaire lorsqu’elle est parlée par un nombre de personnes « numériquement » inférieur au reste de la population. ». Ne prenant en vue que les langues, la charte ne confère donc « ni des droits individuels ni des droits collectifs mais propose, dans chaque domaine où la langue est utilisée (enseignement, justice, autorités administratives et services publics, médias, activités et équipements culturels, vie économique et sociale), des mesures concrètes et précises sous forme d’options ».
Mais la langue évidemment n’est rien sans ses locuteurs, et une langue ne saurait être un sujet de droit. Aussi, très logiquement, la charte s’accompagne-t-elle d’une Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, que la France refuse de signer (47 pays l’ont fait et la France est donc l’un des seuls à s’en être dispensée). Ce texte implique, nous dit Morvan, la reconnaissance de droits collectifs et d’abord de la validité juridique de la notion de minorité, exclue en France. Pourtant, l’on peut produire une définition purement factuelle (quantitative) de ce que l’on entend par minorité et surtout, comme le montre encore Henri Giordan (dans le même article sur le fédéralisme déjà cité), opter pour une interprétation en termes de droits individuels et non collectifs.
Giordan ne produit pas cette lecture par opportunisme, mais pour des raisons politiques et philosophique de fond, qui l’opposent à l’ethnisme « linguistique » : « Les conceptions développées dans le souci de sauvegarder des langues ou des cultures menacées par un recours aux droits collectifs entraîneraient la création de réserves linguistiques dont la fonction est pour le moins discutable. Elles méconnaîtraient, en réalité, la dynamique même de la vie des minorités et des exigences de la création culturelle ». Aussi s’agit-il plutôt de « définir des droits individuels afin que chaque individu ait accès à la langue ou à la culture de son choix ». Il s’appuie sur Habermas qui, dans sa discussion avec Charles Taylor, remarque justement que « le point de vue écologique de la conservation des espèces n’est pas transposable aux cultures » : « Les traditions culturelles et les formes de vie qu’elles articulent se reproduisent normalement en convainquant ceux qui les appréhendent et les inscrivent dans les structures de leur personnalité, autrement dit en les motivant à se les approprier et à les développer de manière productive. Tout ce que l’État de droit peut faire c’est permettre cette opération herméneutique de la reproduction culturelle des mondes vécus. En effet, une garantie de survie priverait les membres d’une telle communauté de la liberté même de dire oui ou non qui est, aujourd’hui, nécessaire à l’appropriation et à la conservation de tout héritage culturel »[13].
Or l’État chez nous, en refusant de signer les conventions et chartes internationales sur les minorités et les cultures minoritaires, et par bien d’autres moyens, loin de favoriser cette « reproduction culturelle des monde vécus », fait tout pour l’entraver, l’empêcher, la rendre impossible ; les miettes qu’il nous accorde, pour ne pas avoir à nous donner de droits, sont pitoyables. Morvan, avec une indécence que seule peut justifier sans doute la conviction du complot, se permet de ricaner sur ces « pauvres "langues régionales minorisées" » et déclare que ratifier la charte reviendrait à « verser des prébendes à des militants de toutes obédiences empressés d’exiger la traduction des textes officiels dans leur idiome ». Cela est stupide et malveillant ; mille mesures sont à prendre pour favoriser une reconnaissance publique des langues minorées avant de traduire « les textes officiels ». Du reste, on aimerait bien savoir ce que Morvan propose et préconise, car son discours ne semble comporter qu’une pars destruens sans jamais s’accompagner d’une pars construens, aussi minime soit-elle.
La ratification, écartée finalement par Hollande, qui l’avait pourtant promise (refus dont Morvan se réjouit évidemment), serait pourtant une bouffée d’oxygène pour les locuteurs des langues minorées de France, elle apporterait ce minimum vital dont nous sommes privés. Elle aurait pour nous une valeur symbolique forte, et permettrait, loin de la verrouiller, de rouvrir la question du dénombrement et de la promotion culturelle de toutes les langues de France (rapport Cerquiglini). Du point de vue de la place de la France en Europe, cette ratification serait aussi et d’abord la preuve d’un « minimum de cohérence », comme le dit Giordan. Ce dernier en effet, fait remarquer que, « La France ne pourrait même pas poser sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne si elle n’en était pas déjà membre ! », puisque « tout pays candidat à rejoindre l’Union européenne doit, simplement pour que les négociations puissent être ouvertes, satisfaire aux critères de Copenhague qui exigent la garantie du « respect des minorités et leur protection ».
La théorie du complot ethniste sert en tout cas – sans que l’on puisse certes parler d’un complot concerté ! – à cautionner cette situation indécente. Un internaute, dans la ligne de commentaire accompagnant l’article de Morvan, remercie ironiquement l’auteure de lui avoir appris que le « Conseil de l’Europe est une organisation fasciste, raciste et complotiste »[14] et de rappeler que « la quasi-unanimité des États de l’UE (25 sur 27, à l'exclusion de la seule France et de la seule Grèce) sont des États racistes ». On peut en dire autant des 47 pays qui ont signé la convention cadre et de l’ensemble des institutions européennes… Mais pour Morvan et ses amis, les ethnies, les hordes, les tribus sont à nos frontières, voire elles sont déjà dans nos murs ! Cela est tellement absurde que nous nous contenterions d’en rire, si ces idées, hélas n’étaient aussi répandues dans l’hexagone, portées par des groupes, associations voire partis politiques de droite et de gauche jouissant des faveurs de l’électorat et des médias. Nous espérons que ce travail, néanmoins, ne sera pas tout à fait inutile.
Jean-Pierre Cavaillé
PS) Cet article a été repris sur le site de Mediapart (les invités de Médiapart) sous le titre (dont je ne suis pas l'auteur) : La théorie du complot ethnique de la Charte des langues régionales. Evidemment Françoise Morvan a répondu à ma réponse, sur le même site de Mediapart (Langues régionales : la théorie du complot paravent de confusionnisme) et j'aurais bien sûr de quoi faire la réponse du berger à la bergère. Mais je ne le ferai pas, car cette réponse n'apporterait rien de nouveau en terme de contenu à ce que j'ai avancé dans mon post. Le lecteur est donc en mesure d'apprécier la force et la faiblesse des arguments en présence. Yvonne Bollmann a aussi répondu par un long article, "Charte européenne des langues régionales ou minoritaires : Cavaillé, ou l’optimisme", paru à la fois sur le Canard Républicain et Agora vox.
[1] Voir entre autres le compte rendu critique de Lorraine Millot, paru dans Libération, le 3 août 1999 « Frissons allemands », À propros de Yvonne Bollmann : La Tentation allemande, éd. Michalon : « À la première alerte, personne n'avait tellement voulu s'inquiéter. La Tentation allemande d'Yvonne Bollmann est un petit pamphlet tellement outré et loin du réel qu'on croyait bon de ne pas trop attirer l'attention sur lui. Comment en effet prendre au sérieux un livre qui jette d'entrée: « En Allemagne, on attend de la France qu'elle se soumette et se démette » ? La thèse qui suit est à l'avenant : l’Allemagne ne rêve que d’«aller s'établir chez les voisins ». Elle exalte l'autonomie des régions et des minorités, en Alsace ou en Europe de l’Est, pour « déstabiliser la France » et ses voisins de l’Est. Son but: «démembrer les Etats actuels» pour mieux faire ressortir sa puissance. L'euro est un de ses instruments «pour faire danser toute l'Europe à l'allemande ». Ces lignes sont critiquées – et Bollmann défendue ! – sur une infâme page internet dont le titre est tout un programme : « Touche pas à mon boche » (site Euroscepticisme.com).
[2] En particulier voir la description et les analyses de la « méthode » polémique de Morvan par Michel Treguer, Aborigène occidental, Mille et une nuit, p. 266- 272 et 342-387.
[3] Rien de publié ce pendant, à ma connaissance. On lira la chronique vraiment indigente de François Taillandier dans L’Humanité du 2 mai dernier (Next language in Europe) auquel a répondu le Réseau Langues et Cultures de France, réponse que le journal a refusé de publier (malgré la proximité idéologique de ce groupe avec le quotidien communiste), mais qui se trouve en ligne, en commentaire de l’article. Voir également la réaction de René Merle sur son blog.
[4] Morvan, comme beaucoup d’autres, écrit Union Fédéraliste des Communautés Ethniques Européennes, mais le site de la FEN, de manière d’ailleurs cohérente avec le sigle dit bien Union Fédéraliste des Communautés Européennes
[5] Morvan ne donne aucun nom, c’est toujours plus facile de rester évasif. Voici ceux que j’ai trouvés, des personnes ayant formé le premier groupe : Dónall Ó Riagáin, Joan Dorandeu, Yvo Peeters, Durk Gorter, Piero Ardizzone, Bruce Black. Voir, D. Ó Riagáin, « La Charteeuropéenne – Vers les Droits linguistiques de la personne humaine » (in Para Charta, Direction générale de la culture, ministère de la communauté française, Morcinelle, 2001) ; parmi ceux-ci je n’ai pu identifier que Yvo Peeters, longtemps membre du parti belge flamand Volksunie, qui se déclare ethniciste, mais comme disciple de Guy Héraud et de Fontan.
[6] Walter von Goldendach, Hans-Rüdiger Minow, Martin Rudig, Von Krieg zu Krieg: die deutsche Aussenpolitik und die ethnische Parzellierung Europas, Berlin, 1996.
[7] Je lis chez Boissou, sans que la moindre source ne soit citée : « la F.U.E.V. refuse de reconnaître aux minorités turque, kurde, polonaise, Sinti et Roma qui vivent sur le sol allemand, le statut de "minorité ethnique", privant celles-ci du même coup du droit de faire valoir officiellement leurs propres revendications » (ce qui soit dit en passant est assez drôle de la part de quelqu’un qui ne veut justement pas entendre parler d’une quelconque reconnaissance de la notion de minorité nationale). On lit cependant, au sujet des Roms, sur le site de la FUEN une déclaration issu du congrès de 2011 : « Déclaration d’Eisenstadt – Solidarité avec les Roms », qui va dans le sens opposé.
[8] Voir les remarques d’un internaute signant Soig (3 jun 2005) : « … Sans compter le côté théorie du complot avec « financièrement soutenue par les États-Unis », « récupérer d'anciens éléments fascistes », l'imposition d'« une disparition progressive des États » et d'une constitution fédérale en Allemagne (les Landers n'existaient pas avant n'est ce pas...), l'Opus Dei, « artisans d'une Europe ethnique dominée par les germanophones », la « subordination du Centre aux intérêts stratégiques allemands », ... Contenu idéologique et non encyclopédique. A effacer en l'état »
[9] « We underline the principle according to which declared membership of a national minority is a matter of individual freedom », Charter for the autochthonous national minorities in Europa, Bautzen, 2006, page 7.
[10] Giordan ajoute : « Bien au contraire. L’analyse du nazisme que Denis de Rougemont, l’un des principaux artisans de ce renouveau du fédéralisme, produit dès 1938, est d’une lucidité que peu à l’époque ont égalé. «Rougemont perçoit un lien entre l’État-nation centralisé, mis au point par les Jacobins sous la Révolution, et le nazisme comme système d’hypercentralisation gouvernant au nom des masses (antagonistes de la personne), et divinisant la force collective comme fondement d’un pouvoir totalitaire » [François Saint-Ouen,, « Denis de Rougemont », in L’Europe en formation, Nice, Printemps 1995, nº 296] », H. Giordan, « Fédéralisme et minorités nationales en Europe », Nouveaux mondes mondes nouveaux - Novo Mundo Mundos Novos - New world New worlds, 2008.
[11] Voir aussi, sur la préhistoire de la charte, en italien, Marco Stolfo, Lingue minoritarie e unità europea: la "Carta di Strasburgo" del 1981, F. Angeli, 2005. Pour une excellete présentation et analyse de la Charte, voir Alain Viaut, « La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires: particularités sociolinguistiques et configuration française », 2004, Working Paper de Mercator (www.mercator-central.org).
[12] Henri Giordan, « le Pouvoir et la pluralité culturelle », Hérodote, 2/2002, n° p. 181-182.
[13] Habermas, Jürgen, « La lutte pour la reconnaissance dans l’État de droit démocratique », in L’intégration républicaine : Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 226.
[14] A ce sujet, on signalera au passage que la carte de l’Europe qui illustre le texte de Morvan et donnée par celle-ci comme une carte des « minorités ethniques européennes » concoctée par le Conseil de l’Europe, apparaît en fait, lorsqu’on clique sur le lien même proposé par Morvan, comme produite par L'Alliance radicale européenne, qui fut un groupe politique du Parlement européen, fondé en 1994 à la suite du succès de la liste Énergie radicale conduite en France par Bernard Tapie.