Selfie du Rione Traiano, Napoli
Un autoportrait napolitain
Bon, j'ai failli m'y prendre trop tard, même si, bien sûr, j'écris ces posts pour l'éternité ! Depuis le 16 juin, et jusqu'au 19 novembre (cela vous laisse de la marge!), vous pouvez visionner sur le site d'Arte un film récent (2019) que, pour ma part, j'ai trouvé magnifique, Selfie, du réalisateur de films documentaires Agostino Ferrente, né dans les Pouilles, mais qui vit et travaille à Naples. Selfie, co-produit par Arte, a raflé une série impressionnante de prix bien mérités.
Le dispositif de tournage est extrêmement original et tellement adapté, plutôt adhérent à la réalité dont il veut rendre compte, qu'il laisse pantois, tout comme le montage, vraiment magistral. Ferrente en effet a confié à deux jeunes napolitains de 16 ans, Pietro et Agostino, du quartier Traiano, à la périphérie ouest de Naples, des portables high-tech avec lesquels ils se sont filmés dans leur vie quotidienne, le temps d'un été. Ils l'ont fait en mode selfie, c'est-à-dire, qu'ils se filment en train de filmer ce que nous voyons derrière leurs épaules, et qu'ils ne voient donc eux-mêmes que dans le miroir du portable en mode selfie. En clair nous les voyons, face à nous, filmer ce qui se passe derrière eux et qu'ils voient dans le portable. Ce redoublement crée un double mouvement, d'empathie et de distanciation introspective, d'empathie des preneurs d'images avec la réalité qu'ils montrent et à laquelle ils réagissent émotionnellement, et distance introspective car le regard tourné vers l'objectif induit à la réflexion sur soi et sur ce qui est montré et entendu, souvent en mouvement, en marchant dans la rue ou bien depuis le scooter lancé à pleine vitesse...
Le film a un double sujet dont l'intrication fait toute la valeur ; celui de l'amitié exclusive des deux jeunes garçons, et le quartier difficile où ils vivent. Dans ce quartier, les trafics ne manquent pas. Il y plane une ambiance Gomorra, d'autant plus que les habitants s'approprient les références et les signes de la série (plus que du film ou du livre) du même nom. Comme le dit l'un de leurs amis qui explique pourquoi il refuse de dealer : la concurrence, qui t'élimine physiquement est bien plus dangereuse que la police, qui se contente de te mettre en prison. Exceptés les cas assez nombreux de bavure, faut-il préciser. Car, justement, l'amitié des deux garçons est liée à un terrible bavure policière qui a frappé le quartier : un ami commun de leur âge, Davide Bifolco a été tué en 2014 par un policier qui l'avait pris pour un mafieux en cavale. Un livre a été consacré à cette tragédie et au procès du policier (qui s'est soldé par une peine très légère), qui ont défrayé la chronique, à Naples et au-delà1.
Rien n'est plus facile, à Traiano, pour des jeunes sortis tôt de l'école, que de glisser dans la délinquance et il est presque fatal dy 'être confronté directement ou indirectement à la criminalité et à sa répression. Le film contient à ce sujet un interview glaçant d'un adolescent fasciné par les armes à feu, un autre de très jeunes filles qui voient la prison comme un destin à peu près inéluctable, normal et normé (fidélité malgré la séparation, etc.) pour leur fiancés. Pietro, affrontant visiblement sa propre peur, s'emploie à reconstituer une scène fameuses des gangs de jeunes à scooters écumant la ville, tirée de la série Gomorra.
Mais le quartier n'est certainement pas cela seulement, et bien sûr y vivent plein de gens qui y exercent des métiers le plus souvent humbles et tout à fait honorables : Alessa (Alessandro) est serveur et livreur de café sur son motorino, Pietro veut devenir coiffeur. Comment filmer cette vie du rione Traiano, les belles et les mauvaises choses ? C'est l'un des sujets de discussion entre les deux amis apprentis cinéastes qui prennent à cœur la tâche qui leur est confiée.
Tout cela, il est presque inutile de le dire, est vécu en napolitain, rien qu'en napolitain, du début du film jusqu'à la fin : les relations des garçons entre eux, avec leurs amis et dans leurs familles, au travail, dans la rue, dans les espaces privés ; tous les interviews sont aussi dans la langue, les musiques entendues dans la rue, tout... L'italien est simplement absent et le film a dû être sous-titré pour sa diffusion nationale. La présence de l'italien se limite à l'écrit et aux mentions indirectes qui en sont faites, comme langue haute, celle des discours officiels, de la justice, des médias. Pour plaisanter, Alessa écrit à son ami le jour de son anniversaire une petite carte humoristique disant qu'il lui aurait bien offert un dîner « avec une belle brésilienne », mais, ajoute-t-il, « comme tu parles mal l'italien, qu'est-ce que tu en aurais fais ? » Pourtant, pourtant, les nombreux interviews donnés au moment de la promotion du film montrent que ces garçons maîtrisent parfaitement l'italien ; Pietro récite l'Infini, de Leopardi, appris à l'école, mais justement l'italien est la langue de l'école, non celle de la vie. Ils sont autrement dit, parfaitement bilingues, mais partagent le complexe diglossique d'une insuffisante maîtrise de la langue noble, du seul fait que leur vie de quartier et de famille se déroule en napolitain, et que celui-ci est considéré spontanément comme une entrave à la maîtrise de l'italien. Dans un autre film, à voir absolument aussi, Le cose belle (2013, en collaboration avec Giovanni Piperno, à vrai dire encore plus impressionnant que Selfie), un jeune homme suggère (en napolitain évidemment) à un autre qui fait du porte-à-porte pour vendre des abonnements à un opérateur téléphonique qu'il serait pris plus au sérieux s'il parlait italien aux clients potentiels, tous pourtant parlant naturellemetn napolitain...
On le voit en tout cas, le recours au napolitain n'est pas véritablement un choix ou plutôt il est inhérent au parti-pris de l'immersion, et il n'a même pas à se justifier, pas plus pour Selfie que pour Le Cose belle, qui suivait aussi de jeunes napolitains, filmés à douze ans d'intervalle. Des critiques ont cherché cependant à produire cette justification en exploitant les représentations toutes prêtes qui reposent sur la distinction et l'opposition entre dialetto (dialecte) et lingua (langue) au cœur de l'idéologie linguistique ultra-dominante en Italie, suivant laquelle seul l'italien est « langue » et tout le reste « dialecte », y compris les idiomes parlés en Italie les plus éloignés de la langue nationale (et évneutellement reconnus légalement comme langues à part entière). Ainsi, une critique, Marzia Gandolfi, citée sur le site d'un cinéma d'art et d'essai et plusieurs fois reprise sans ontrôle, écrit-elle pour introduire sa critique très positive de Le Cose belle (mais le discours serait sans aucun doute transposable à Selfie) : « Pirandello avait raison, “le mot du dialecte est la chose même”, parce que le dialecte exprime le sentiment alors que la langue de cette même chose exprime le concept. Et le napolitain est le dialecte que parle le documentaire d'Agostino Ferrente et Giovanni Piperno cloué dans la réalité comme ses mots, complets et ronds, qui ne trouvent pas leurs équivalents en italien »2. Toute cette analyse vise à montrer que le « dialetto », parce qu'il n'est pas réputé raisonner, mais seulement exprimer des sentiments, est adhérent à la réalité, là où la langue s'en éloigne parce qu'elle conceptualise et « donc » ne sent pas... On ne perdra pas son temps ici à réfuter ni d'un point de vue philosophique (les concepts sont justement forgés pour se rapprocher du réel) ni d'un point de vue linguistique (les mots et expressions "dialectales" ne sont pas moins arbitraires que ceux "en langue"). Il est juste amusant de constater que la critique, ici, se contente de plagier (il n'y a pas d'autre mot) un passage d'Andrea Camilleri, l'écrivain sicilien, dans son ouvrages d'entretiens avec le linguiste Tullio de Mauro3. Mais Pirandello, en vérité, si j'ai bien retrouvé le texte de référence (de 1909), disait tout autre chose. Listant les raisons pouvant pousser un auteur à écrire en « dialecte » (en l'occurrence le sicilien), il évoquait en dernier lieu le fait que « la chose à représenter [soit] tellement locale, qu'elle ne pourrait pas trouver une expression au-delà de la connaissance de la chose même », connaissance (de la chose et non la chose même!) qui ne serait disponible qu'en dialecte4... Ce texte mériterait d'ailleurs une attention approfondie. Aussi Camilleri s'est-il sans doute laissé inspirer par une citation célèbre de Luigi Meneghello (1963) que justement Tullio Mauro venait de reproduire dans le même entretien : « le mot (la parole) du dialecte est toujours chevillé à la réalité, pour la raison qu'il est la chose même, perçue avant que nous n'apprenions à raisonner et qui ne s'est pas fanée par la suite, vu que l'on nous a enseigné à raisonner dans une autre langue ». Mais Meneghello n'essentialise pas la différence langue / dialecte pour autant, car il prend soin d'expliquer que cette structuration psychologique est conjoncturelle, ou si l'on veut historique : elle concerne tous ceux qui dans leur prime enfance ont appris à parler dans leurs « dialectes » respectifs et, seulement plus tard, à raisonner en italien et dans les langues étrangères enseignées à l'école.
Tout cela pour dire, au passage, que l'idéologie du grand partage dialetto / lingua se nourrit de textes que l'on peut faire servir en fait à la démanteler. Ferrente, lui, ne s'inscrit pas dans ce débat et et ne tombe pas dans le piège, car il refuse justement, dans un interview récent, de considérer le napolitain comme un dialecte : « La chose que j'aime le plus de Naples est sa langue, et, attention, je n'ai pas dit "dialecte". Extraordinaire, musicale. La langue italienne est ennuyeuse, cacophonique, c'est une langue construite, artificielle, alors que le napolitain est musical et saturé de métaphores ». Il prend un exemple : « abandonner un ami, ne pas se présenter à un rendez-vous avec lui, devient "suspendre le compagnon", tu imagines l'ami que tu as abandonné et qui est là suspendu, que sais-je, à une corniche, par ta faute »5. Certes l'opposition entre langue construite, artificielle, et langue spontanée, naturelle, est elle-même en grande partie discutable, car la langue construite lorsqu'elle est parlée dans toutes les occurrences de la vie devient elle-même, par la force des choses, spontanée, naturelle et complète (et essayez de dire à un francophone que l'italien est cacophonique !), mais on a bien envie de souscrire au constat de l'abondance métaphorique du napolitain. En tout cas, sans trop lire, si possible, les sous-titres, laissez vous porter dans Selfie par la musique du napolitain et entrez dans le cœur vibrant et meurtri du rione Traiano.
Jean-Pierre Cavaillé
Sur Naples, le napolitain et la question "dialecte" / "langue" voir ici :
Speranza, la rage « dialectale » de Caserta
Le napolitain à l’épreuve de la télé-réalité
Gomorra. Le néoréalisme « dialectal » à l’épreuve des préjugés
Le napolitain : une langue majoritaire minorée
La riserva degli indiani metronapolitani
1Un livre est consacré à cette affaire : Riccardo Rosa, Lo sparo nella notte. Sulla morte di Davide Bifolco, ucciso da un carabiniere, Napoli, Monitor, 2017.
2 « Aveva ragione Pirandello, “la parola del dialetto è la cosa stessa”, perché il dialetto esprime il sentimento mentre la lingua di quella stessa cosa esprime il concetto. E il napoletano è il dialetto che parla il documentario di Agostino Ferrente e Giovanni Piperno, confitto nella realtà come le sue parole, compiute e rotonde che non trovano l’equivalente nella lingua italiana. »
3 « Il dialetto è sempre la lingua degli affetti, un fatto confidenziale, intimo, familiare. Come diceva Pirandello, la parola del dialetto è la cosa stessa, perhé il il dialetto di una cosa esprime il sentimento, mentre la lingua di quella stessa cosa esprime il concetto », Andrea Camilleri, Tullio De Mauro, La lingua batte dove il dente duole Laterza,
4 Voici le passage dans son contexte un peu plus large (mais tout ce texte est intéressant) : « Perché une scrittore si servirà di un mezzo di comunicazione così limitato, quando l'attività creatrice ch'egli dovrà impiegare sarà pure la stessa? Per varie ragioni, che limitano tutta la produzione dialettale come conoscenza, perché sono appunto ragioni di conoscenza del mezzo di comunicazione più esteso che sarebbe la lingua; oppure, avendone la conoscenza, stima che non saprebbe adoperarla con quella vivezza, cioè con quella natività opportuna che è condizione prima et imprescindibile dell'arte; o la natura dei suoi sentimenti e delle sue immagini è talmente radicata nella terra, di cui egli si fa voce, che gli parrebbe disadatto o incoerente un altro mezzo di cominicazione che non fosse l'espressione dialettale; o la cosa da rappresentare è talmente locale che non potrebbe trovare espressione oltre i limiti della conoscenza della cosa stessa.
Una letteratura dialettale, insomma, è fatta per restare entro i confini del dialetto. Se ne esce, potrà esser gustata soltanto da coloro che di quel dato dialetto han conoscenza e conoscenza di quei particolari usi, di quei particolari costumi, in una parola, di quella particolar vita che il dialetto esprime. »
5 « La cosa che amo di più di Napoli è la sua lingua, e, bada bene, non ho detto “dialetto”. Straordinaria, musicale. La lingua italiana è noiosa, cacofonica, è una lingua costruita, artificiale, mentre quella napoletana è musicale e stracolma di metafore. [...] E poi che metafore… Abbandonare un amico, non presentarsi ad un appuntamento con lui diventa “appendere il compagno”, Pensa il tuo amico che hai abbandonato ed è lì appeso, chessò, ad un cornicione, per colpa tua…" entretien donné à Jacopo Fioretti sur le site le Cinematographe.