James Costa. Quelques réflexions sociolinguistiques à propos du livre d’Eric Fraj, Quel Occitan pour demain ?
James Costa. Quelques réflexions sociolinguistiques à propos du livre d’Eric Fraj, Quel Occitan pour demain ?
Il est toujours difficile d’écrire un compte-rendu d’un livre, ou d’un texte quel qu’il soit. Que l’on soit d’accord ou non avec lui, on parle toujours de quelque part, et cette position détermine souvent l’opinion qu’on peut s’en faire. Mais l’on peut également essayer de juger un texte en fonction des questions qu’il pose, et des conséquences potentielles qu’il peut avoir. C’est l’exercice auquel je voudrais me livrer ici suite à la demande d’Eric Fraj de faire une critique de son livre récent Quin occitan per deman ?, publié en 2013 par Reclams (qui, au passage, a produit un objet de belle facture) — et dont il a déjà été question sur ce même blog. Un compte-rendu de lecture m’aurait été impossible pour les raisons que je détaille ci-dessous. Je profite donc de l’invitation amicale de Jean-Pierre Cavaillé à publier un compte-rendu critique sur ce blog pour livrer ce texte.
Puisque toute position est nécessairement située, que la mienne soit claire : je suis sociolinguiste — mais aux Etats-Unis je serais défini comme linguistic anthropologist plutôt que comme soiolinguist. Une sociolinguistique ancrée dans une étude de la langue comme pratique sociale donc, et non comme un système. Une anthropologie des locuteurs, et non de la langue. Mes travaux sont largement accessibles en ligne, ils portent sur le mouvement occitaniste, en particulier les conflits internes au mouvement en Provence (voir ici ou là) au sujet de la langue, sur la « revitalisation linguistique » en Provence et en Ecosse, et plus récemment sur les enjeux sociaux de la standardisation des langues minoritaires d’Écosse. Mais avant cela, j’ai enseigné l’occitan à Marseille et dans la Drôme. Et avant encore, le gallois à l’université Rennes II.
Autre question, fondamentale : pourquoi ne pas avoir écrit ce texte en occitan ? Parce qu’à vrai dire, entre les Gardiens de la norme qui marquent les écarts à celle-ci d’une astérisque et le texte dont il va être question ici, et qui porte sur l’avaliment de la langue, l’exercice devient périlleux. Et étant loin de mes dictionnaires habituels, je ne prendrai pas le risque que toute discussion tourne autour de questions de forme.
Ironiquement, le texte de Fraj consiste en une critique des Gardiens que je viens d’évoquer. Pourtant, l’un comme l’autre procèdent de la même idéologie — que l’auteur identifie d’ailleurs. Il s’agit d’une idéologie puriste, idéologie séparatrice qui depuis le 18e siècle, depuis qu’elle a été forgée par Locke, Herder et d’autres en Europe, chasse l’hybride, dont on sait depuis les travaux de Latour à quel point elle est perçue comme la marque des sociétés prémodernes. Nous, les Modernes, nous séparons, nous identifions, nous classons, nous catégorisons — mais « scientifiquement », méthodiquement, en pleine conscience. L’idéologie puriste a eu son heure de gloire officielle au 19e siècle, et dans la première partie du 20e siècle. Depuis elle est toujours en bonne santé, mais elle ne s’affiche pas autant. Si je dis cela, ça n’est pas par provocation, mais pour montrer qu’il n’y a rien de nouveau dans les deux positions que j’ai identifiées plus haut — le texte de Fraj ou les sectateurs de la norme qu’il dénonce.
Seulement, là où Fraj et les Normalisateurs, pour reprendre le terme du livre, s’opposent, c’est sur la source de l’autorité dont peut se prévaloir la langue légitime. Pour les partisans d’une norme, fût-elle pluricentrique ou polynomique, la langue tire son autorité de son anonymat : elle n’est langue de personne, elle serait donc neutre. C’est en grande partie une illusion, mais une illusion utile peut-être. Pour Fraj (et pour une bonne partie du mouvement occitaniste — sa position n’est en rien particulièrement originale), l’usage linguistique est légitime quand il est authentique, défini au contraire comme associé au lieu, au pays, au terroir, ce que vous voudrez. Ce sont des notions importantes — dans un article de 2008 (disponible ici), l’anthropologue Kathryn Woolard explique, à propos de la Catalogne, comment, contrairement à la France ou à la Grande-Bretagne, la langue du pouvoir central n’a pas pu s’imposer : malgré l’appellation d’espagnol, le castillan n’a jamais vraiment pu être présenté comme une langue neutre, ne se rapportant à aucun lieu précis. Il a toujours marqué un quelqu’un, un quelque part. De la même manière, le catalan n’a pas réussi non plus à passer pour une langue anonyme synonyme d’objectivité, appropriable (en théorie) par tous.
Mais quelle que soit la source de l’autorité dont les deux positions se réclament, elles tombent toutes deux d’accord sur l’idée qu’il faut purifier, d’une manière ou d’une autre. Le mot est fort, mais je l’emploie dans un sens historique — il faut déshybridiser la langue : d’un côté en enlever les francismes, de l’autre les laisser, et enlever les créations modernes, les hispanismes, les catalanismes. Ironiquement, la position de Fraj (qui rejoint d’ailleurs en cela celle de Philippe Blanchet [par exemple 2002]) estime qu’il y aurait de bons francismes, et des mauvais. Le lexique francisé est acceptable, la phonologie et la syntaxe ne le sont pas, ou moins. Pourquoi ? Parce que comme toujours, quand on parle de langue, on ne parle que rarement de langue, mais on parle de locuteurs. Le premier type de francismes sont le fait des locuteurs traditionnels (les authentiques), la seconde catégorie se trouve chez les « néo-locuteurs ».
On a donc un paradoxe crucial que Fraj semble ne pas voir : la variation est survalorisée d’un côté, et condamnée de l’autre. Survalorisée quand elle s’applique à un type de langue, condamnée quand elle se réfère à un autre. D’un côté, la langue « naturelle », celle des locuteurs authentiques. De l’autre, la langue artificielle, celle des locuteurs anonymes. Le livre distingue un côté de la langue qui penche vers la nature, et l’autre vers la culture — l’auteur prenant ouvertement le parti de la nature. Un exemple parlera ici davantage. Le livre fait référence à plusieurs reprises à un mésusage qui porterait sur Monsur et Sénher dans la pratique des « néo-locuteurs » (terme qui par ailleurs m’est assez insupportable tant il identifie une néo-langue non légitime par rapport à une vraie langue authentique). L’un serait naturel, l’autre artificiel, et donc à rejeter. Outre qu’il ne me semble pas que personne préconise de rejeter Monsur, je ne vois pas en quoi la présence de Sénher nuirait à la langue. Apprendre une langue, c’est en apprendre le fonctionnement social. On peut très bien savoir quand utiliser l’un ou l’autre, et après tout, ne s’agit-il pas là de la variation que Fraj appelle de ses vœux ? Non, car celle-ci n’est pas naturelle, elle ne va pas dans le sens de l’évolution « normale » de la langue. Toujours autour de Sénher et Monsur, la note 14 indique, à propos d’un élève qui utilisait Sénher (en fait, pire encore, Senhér) « alors que l’usage social réel ne connaît que « Madama » e « Monsur ». Mais qu’est-ce que l’usage social ? La langue d’un lycéen s’adressant à son examinateur en occitan n’est-elle pas un usage social ? On peut déplorer cette forme. On peut lui faire la chasse, la traiter comme illégitime, la corriger — peut-être le rapport de force sera-t-il éventuellement favorable à Sénher, à Monsur, voire à Senhér. Peu importe finalement. Mais ce qui importe, c’est que Sénher est bel et bien utilisé socialement, dans un registre de langue qui n’est pas celui de Monsur. On ne peut pas décréter que certaines formes sont un usage social et d’autres non ! Qu’on me trouve un usage non-social de Sénher… L’usage connaît donc Sénher — l’enjeu pour Fraj n’est pas une question d’usage, mais une question d’usage légitime. Son objectif, en distinguant l’usage social de ce qui n’en serait pas, c’est bien de définir la langue légitime telle qu’elle doit être. Et si ça, ça n’est pas une position normative, alors je me demande ce que c’est.
Le monde linguistique tel que décrit dans le livre est relativement transparent, et recoupe largement celui des occitanistes au sens large. En ce sens la position de Fraj est loin d’être originale — elle est certainement plus affinée, mais originale, non. Ce monde, c’est celui d’une norme fondée non pas sur l’usage, mais sur un usage précis, celui des anciens, celui de la localité. C’est l’usage du patois, le badume de Le Du et Le Berre (voir ici). Celui de l’âme du peuple aussi, au passage. Et on peut s’étonner qu’un philosophe tombe ainsi si facilement dans les traces de Herder et des frères Grimm. Mais c’est un autre débat (voir ce livre pour ceux que ça intéresse, ici en pdf). En face, la langue illégitime qui incarne à l’inverse le contact, l’urbain, et les utilisateurs jeunes. Je ne dis pas que ce soit là l’intention de l’auteur, mais c’en est la conséquence logique. La bonne langue, elle n’est, dans ce modèle, pas du côté des jeunes et de la ville. Manque de chance, et, au passage, comme je l’ai montré par ailleurs, les renaissantismes linguistiques naissent du contact — et dans le contact. Est-ce un hasard si les recherches sur les Troubadours émergent à la suite de la Révolution ? Si le Félibrige est fondé deux ou trois ans après l’arrivée de la ligne de chemin de fer en Provence ? D’où une tension entre un mouvement historique qui naît du contact, mais qui a besoin de l’authenticité d’un peuple, en version précontacte de préférence (au 19e siècle en tout cas), pour ancrer sa légitimité. On en est toujours là.
Avec des côtés risibles — l’exemple de la langue utilisée sur les panneaux publics à Toulouse par exemple. Ils utiliseraient des formes jamais employées à Toulouse — sauf, dirons-nous, depuis qu’elles sont utilisées ! De même, « l’immense majorité » des occitanistes toulousains disent lou, et pas le, forme pourtant historique. « Quel sens, nous demande l’auteur, cela a-t-il d’imposer « lo lach », « enebit », « en cantar » dans des zones qui méconnaissent ces formes et qui ne disent – depuis des siècles – que « la lait / la lèit », « interdit », « en cantant ». La preuve que non, puisque maintenant « elles » disent aussi les premières formes. « La lait » n’est pas, que l’on sache, inscrite dans une essence de toute éternité, et liée indissolublement au lieu. Plus grave, et plus sérieux, c’est l’agentivité associée au lieu : les zones disent, pas les gens. Eh bien non, il faut lutter contre cette idée. Les lieux ne disent rien. Pire : en faisant parler les zones, ce sont les locuteurs que l’on efface. C’est ici l’enjeu : pas celui de la langue, celui des locuteurs, celui des voix singulières qu’ils veulent donner à entendre. Et si dans un même texte, dans une même interaction, je veux utiliser los puis lei, n’est-ce pas mon problème ? Si je veux négocier ma place dans l’interaction, me désaligner d’un provençalisme ou d’un languedocianisme, jouer avec la langue pour y imprimer ma marque, au nom de quelles limites dialectales ne pourrais-je le faire ? La langue n’est rien en dehors de son usage social. Plutôt que sur des querelles de forme, n’est-ce pas sur le regard porté sur la langue qu’il faudrait travailler ?
Le purisme dialectal n’est cependant risible qu’en apparence. Il fait partie de cette même idéologie qui chercher à enseigner une nouvelle génération dans la langue, mais qui nie à cette même génération toute agentivité, tout pouvoir sur la langue, les transformant à leur tout en gardiens du trésor qu’est supposé être la langue (autre métaphore très 19e siècle, au passage – Mistral parle de clapàs, mais l’idée est la même). Ainsi les enfants apprennent-ils « leur » langue, (puisqu’ils « sont occitans »), mais dès qu’ils ouvrent la bouche, la sanction ne tarde guère : inauthentique. Incompréhensible. Marqué par le contact avec le français. Dialectes mélangés. Horreur, le provençal des élèves de telle Calandreta est mesclé de languedocien ! Eh oui, les livres sont souvent en languedocien. Et alors ? Qu’est-ce qu’il faudrait changer ? La langue des élèves que nous formons ? On peut toujours, au nom de standards littéraires, fournir des modèles que nous jugeons meilleurs. Enrichir le vocabulaire. Travailler les correspondances de langues. Réfléchir sur l’usage. De préférence en lien avec des locuteurs locaux — non pour la pureté de la langue, mais pour le lien intergénérationnel, pour la connaissance. Et si les enfants choisissent de s’identifier à ces accents, tournures, et qu’ils les adoptent, je serais tenté de dire tant mieux. Mais si, comme ce sera probablement le cas, ils les refusent, est-ce très grave ? Sans doute pas. Qui, à 8 ans, 10 ans, 13 ans, veut parler comme quelqu’un de 50 ou 70 ans ? Alternativement, on peut essayer de changer les représentations de la langue, se dire que non, la langue de nos grands-parents ne reviendra jamais, se dire que la langue d’aujourd’hui et de demain, elle est là, sous nos yeux, aussi.
Car le vrai problème, à mon sens, il est là. Dans l’attitude des occitanistes envers les Calandrons, les élèves du public bilingue. Les collégiens, les lycéens, apprennent une autre langue, une langue étrangère ou quasi, de fait. C’est encore autre chose. Mais les Calandrons. A eux, personne ne leur a demandé leur avis. Ils apprennent une langue qui est rarement celle qu’ils parlent en famille à peu près en même temps qu’ils apprennent à parler, et ils sont fondés à nommer ce qu’on leur a appris être de l’occitan comme « leur », puisqu’ils le parlent. A chaque fois que j’ai fait écouter des extraits d’enregistrements de calandrons à des occitanistes, ils ont été horrifiés. J’ai pu ainsi entendre que si la langue du futur devait être celle-là, alors peut-être valait-il mieux qu’elle disparaisse. Mais cette langue, elle est vraiment « sienne ». Autant sans doute qu’elle est « à » leurs grands parents.
Le dilemme il est donc là, à mon sens. Non pas dans « la langue que nous voulons pour demain » (C’est qui, nous ? C’est quand demain ?). La langue, si elle continue d’être parlée, ce seront les locuteurs de demain qui décideront ce qu’elle doit être. Lafont ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit :
La « mise en fonctionnement » va jusqu’à l’acceptation de ce qui est après tout bien connu et naturel : les langues ne vivent qu’en bougeant. Le linguiste qui met à l’entrée d’un processus militant un occitan normé [ou pas, d’ailleurs...] doit comprendre qu’il ne le retrouvera pas tel quel à la sortie. Cette « surprise » est la rançon de la réussite (Lafont, 1984, in Lafont 1997: 107).
Le dilemme, il est, pour le sociolinguiste que je suis dans le travail sur les représentations, sur nos représentations comme occitanistes, occitanophones, provençaux, occitans, que sais-je encore. La question elle est celle de nos représentations de « la » langue, du langage. Dans une réflexion sur les enjeux des différents purismes ou hybridisme qui se présentent à nous, sur les conséquences des choix que le mouvement occitaniste fera quant à son rapport aux langues. Sur les conséquences qu’une politique linguistique ambitieuse pourrait avoir, si elle voit jamais le jour. Sur les conséquences non pas pour une éventuelle nation occitane, mais sur les locuteurs réels, et leurs pratiques réelles.
James Costa
Références citées
Bauman, R., & Briggs, C. L. (2003). Voices of modernity: Language ideologies and the politics of inequality. Cambridge: Cambridge University Press.
Blanchet, P. (2002). Langues, cultures et identités régionales en Provence : la métaphore de l’aïoli. Paris: L’Harmattan.
Lafont, R. (1997). Quarante ans de sociolinguistique à la périphérie. Paris: L’Harmattan.
Le Dû, J., & Le Berre, Y. (1995). Badume-standard-norme: le double jeu de la langue. In J.-M. Eloy (Ed.), La qualité de la langue ? Le cas du français (pp. 251–268). Paris: Honoré Champion.
Woolard, K. A. (2008). Language and Identity Choice in Catalonia : The Interplay of Contrasting Ideologies. In K. Süselbeck, U. Mühlschlegel, & P. Masson (Eds.), Lengua, nación e identidad: La regulación del plurilingüismo en España y América Latina (pp. 303–323). Frankfurt am Main & Madrid: Vervuert & Iberoamericana.