Pourquoi manifesterons-nous le 31 mars 2012 ?
Pourquoi manifesterons-nous le 31 mars 2012 ?
Nous irons donc manifester à Toulouse le 31 mars prochain, à l’appel d’Anem òc, qui rassemble une partie conséquente des associations dont la raison d’être est la défense et la transmission de l’occitan. Nous irons, comme nous l’avons déjà fait, une fois à Béziers (2007) et deux fois à Carcassonne (2005 et 2009), pour exiger des politiques publiques en faveur de l’occitan et réclamer une loi de tutelle pour les langues régionales. Vu la situation catastrophique de la langue, le peu, sinon l’absence d’engagement des élus, les multiples entraves mises au développement de l’enseignement et de la présence médiatique de l’occitan, vu le silence assourdissant et même le tabou qui entoure en France la question du droit des citoyens au bilinguisme et au plurilinguisme, manifester est vraiment le minimum que nous puissions faire.
Pour ma part, j’ai tout de même, pour cette quatrième grande manifestation bis ou trisannuelle dans une ville languedocienne, comme un sentiment fâcheux de routine.
En effet, j’ai bien du mal à oublier que les fois précédentes, nos déambulations, malgré le nombre de manifestants, n’avaient donné lieu à aucune couverture médiatique conséquente et à aucun moment ne permirent le début du commencement du moindre débat public sur la question de l’avenir de nos langues. Au-delà des villes concernées (et bien sûr du petit monde de l’occitanisme), je ne cessais de rencontrer des gens, y compris dans les zones occitanophones, qui n’avaient absolument pas entendu parler de nos efforts pour faire entendre nos revendications, voire qui ne connaissaient pas même l’existence de quelque chose comme de langues régionales parlées aujourd’hui en France (hormis une vague notion, dans un passé lointain, de « patois » indéterminés parlés par des populations rurales), dont la pratique de fait, est devenue quasi clandestine, malgré nos efforts. C’est le sinistre constat que chacun peut faire en parlant un peu largement autour de lui.
C’est pourquoi j’avais appelé de mes vœux une manifestation unitaire avec les autres langues de France à Paris, et y compris, bien sûr, les langues non territorialisées (j’y reviendrai).
Un cap décisif ?
Il y a cette année une différence de taille, sur laquelle il faut s’arrêter. Le même samedi 31 mars d’autres manifestations auront lieu, un peu partout où les langues historiques de France luttent pour leur survie. La coordination de toutes ses initiatives semble très défaillante. Ce n’est pas sur le site d’Anem òc que vous trouverez la moindre référence. La Setmana (n° 857), qui y consacre deux pages, ne fait état que d’une partie seulement de ces manifestations, de forme et d’ambition très variables. Mais j’ai pu voir que c’était la même chose chez les Bretons (voir le site Deomp de’i – « Allons », manifestement inspiré de Anem òc – qui signale, sans plus, les manifestations de « Tolosa, Baiona, Kemper, Perpinyà, Aiacciu, Strassburg »). Quant aux autres, ils se montrent plus encore évasifs…
Le seul site, à ma connaissance, qui présente l’ensemble des initiatives prévues pour ce jour est celui de langues régionales.org, qu’il faut saluer, car il est vraiment devenu indispensable. Il y aura en fait des manifestations de types variés à Ajaccio, Bayonne, Poitiers, Strasbourg, Lille, Metz, Perpignan, Annecy et… Maussane-les-Alpilles.
Eh oui (commençons par le dernier lieu que j’ai cité), vous l’avez déjà deviné ! le Collectif Prouvènço profite de l’occasion pour organiser des Assises de la langues et de la culture provençale et lancer une campagne pour l’inscription de la « langue » provençale au patrimoine mondial de l’humanité. Je constate seulement que le Collectif a bien besoin de nous, ceux qu’ils appellent avec mépris les « occitans » (rappelons que notre crime est d’oser considérer que le provençal appartient à la même langue que les autres dialectes d’oc), pour leur suggérer des idées et leur fixer des dates.
Au-delà de ce stupide conflit, que nous traînerons encore comme un boulet lorsque plus personne ne parlera plus ni provençal, ni languedocien, ni limousin (etc.), il faut souligner toutes les autres initiatives, qui concernent une grande partie des langues historiques de la France métropolitaine (Corse comprise évidemment ; par contre je n’ai trouvé aucune proposition pour les DOM-TOM), mêmes si elles sont parfois bien modestes. On aurait pu attendre des Corses, par exemple, un peu plus que l’organisation d’une chaîne humaine autour de la préfecture d’Aiacciu, et des Catalans un peu plus qu’un LipDub – en catalan dans le texte – autour de la chanson Parlem català (ce n’est évidemment pas ici le lieu de répandre mon fiel sur ces affligeantes vidéos de séance de karaoké collectif). Je note en tout cas avec grand plaisir et intérêt les initiatives pour le poitevin-saintongeais à Poitiers (voir le site Défense et promotion des langues d’oïl) et pour le franco-provençal à Annecy Bonlieu – « Acouet pè nutra lengua ! ». A Metz, on se réunira sur le parvis de la gare en faveur « du lothringer Platt /Hochdeutsch, du luxembourgeois et du lorrain roman» (formulation et liste peu claire d'ailleurs) et une manifestation aura lieu à Lille pour l’enseignement du flamand de France. Des manifestations plus importantes sont attendues à Quimper, Bayonne et Strasbourg.
Même si la coordination de l’ensemble, du moins dans sa visibilité, laisse pour le moins à désirer, cette concentration d’événements sur une même journée est une grande nouveauté, peut-être, je l’espère, s’agit-il d’un cap décisif pour les luttes à venir.
Paris vaut bien une masse
Pour ma part, je n’en démords pas. Évidemment, il faut se monter et s’affirmer chez soi – à quand d’ailleurs une manifestation, une action, quelque chose en Limousin ? – et le faire de manière concertée est une excellente chose. Mais nous devrions, nous devons, absolument, aller à Paris, et mai d’un còp, pas qu’une fois !
La revisitation de la saga du Larzac, à l’occasion du film de Christian Rouaud, a achevé de m’en convaincre. Le voyage à Paris de janvier 1973 a en effet joué un rôle décisif pour la publicité et l’efficacité du mouvement. Nous voulons combattre le centralisme culturel et linguistique ? Il faut évidemment se faire entendre aussi au centre lui-même, sinon nous continuerons à ne rien représenter, à ne pas exister au niveau national. Du reste, nous ne pouvons certes pas prétendre que nous nous détournons volontairement du national et de la capitale, puisque, justement, c’est de là que nous continuons à tout attendre. Ne réclamons-nous pas à cor et à cri une « loi » ? Dans la mesure où nous ne contestons pas la légitimité du parlement national et de sa situation géographique (à vrai dire, nous ne pouvons même pas penser qu’il puisse en aller autrement), c’est évidemment à Paris, devant la chambre des députés qu’il faut faire entendre nos voix.
Ce n’est pas seulement une question de stratégie, mais aussi d’idéologie, au sens le plus large, au sens où les choix que nous faisons engagent la représentation que nous nous donnons du statut et de la vocation de nos langues. Or en manifestant chacun dans son coin, cadun dins son canton, sur son propre territoire historique et pas au-delà, nous acceptons de fait la relégation des questions linguistiques aux espaces régionaux, telle que l’envisage la très symbolique et très inutile reconnaissance constitutionnelle (art. 75-1 au titre des collectivités territoriales) et en acceptant de fait – ce qui est le pire – l’assignation de nos revendications au régionalisme et au localisme, sinon au communautarisme honni.
Deux oublis majeurs
La question majeure, pour ces manifestations du 31 mars, est bien sûr celle des revendications et celles-ci sont étroitement liées, à mon sens, à l’option choisie de manifester chacun chez soi. La plupart de ces appels présentent comme revendication première l'adoption d’une « loi » (à l’exception notable de celui du Collectif Prouvènço), d’ailleurs de manière assez floue et incantatoire. Soit la déclaration de Anem òc, qui figure sur tous les tracts : « Nous voulons une loi qui donne un véritable statut juridique aux langues régionales. Une loi qui permette la mise en place effective, pour l’occitan, d’une politique linguistique publique cohérente et volontariste pour son développement sur l’ensemble de l’espace occitan. Il faut donc, sur le territoire où se parle l’occitan, créer un environnement favorable à l’enseignement de et dans cette langue. ». Très bien, on ne peut qu’être globalement d’accord, mais je note, dans cette formulation, deux manques évidemment volontaires qui me semblent des plus inquiétants :
1- D’abord la disparition de ce qui avait été par le passé l’une de nos revendications majeures : la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Pourquoi ? Aucune raison n’est donnée, dans les documents d’Anem òc ni - à ma connaissance - de la part des organisations qui le constituent. Les militants de base, dont je fais partie, s’interrogent… Pourquoi ce renoncement ? Parce que l’Europe ne fait plus recette ? Parce que nous nous résignons à ne plus nous battre pour nos langues que dans le carcan national ? C’est étonnant, tout de même, à l’heure où le candidat le mieux disposé pour remporter les élections présidentielles a justement placé cette ratification à son programme… On nous dira, comme l’a fait récemment le constitutionnaliste Guy Carcassonne, que l’initiative sera retoquée par le Conseil constitutionnel, mais cela n’est évidemment pas une raison pour cesser de revendiquer une adhésion qui nous paraissait, hier encore, entièrement justifiée et même minimale. Il est vrai aussi que d’aucuns, le Front de Gauche pour ne pas le nommer, déclarent vouloir carrément imposer, en même temps qu’une révision de la Constitution (en effet nécessaire pour débloquer la situation), une révision de la Charte, que presque tous les autres pays de la communauté européenne ont pourtant adopté. Cette exigence est tout à fait ridicule et signifie en réalité que l’on veut envoyer promener le projet européen de reconnaissance des langues et cultures minoritaires pour se replier sur la forteresse hexagonale d’où le concept de minorité est banni par décret. Sur ce point, malgré ses progrès électoraux fulgurants (j’ai du mal à ne pas rire) sur la question des langues régionales, Mélenchon reste inflexible.
Mais je m'adresse ici aux militants culturels, non aux comités de soutien des candidats à la présidence : pourquoi et comment avons-nous renoncé à la revendication à travers laquelle nous nous reconnaissions dans une action européenne, un projet d’ouverture et de collaboration internationales et interrégionales, par delà des frontières réelles et symboliques de la nation ?
D'ailleurs, à propos de frontières et d'Europe, je note une autre chose très dommageable : le fait que rien, dans l'appel, ne puisse concerner les occitans d'Italie et de Val d'Aran (voir à ce sujet le juste dépit exprimé par Ines Cavalcanti de Chambra d'Oc, dans la Setmana, n° 2011).
2- L’autre absence concerne la question déjà abordée de la prise en considération de la question des langues historiques de France au niveau national, au-delà des territoires dans lesquels on a décidé – il y a donc désormais une sorte de consensus à ce sujet – de les confiner, alors que les locuteurs, eux, depuis maintenant longtemps, n’ont cessé de changer en grand nombre de lieux de vie. Il n’est donc pas question de prendre cette donnée essentielle de la mobilité des citoyens en compte, étant désormais manifestement accepté par la plupart des organisations que l’usage de leur langue n’est légitime que dans son bassin historique.
Qui plus est, certaines de ces langues « historiques » de France, n’ont jamais été territorialisées. Je pense en particulier à la langue rom, présente dans ses variantes depuis des siècles en France et parlée par des locuteurs dont la plupart sont des citoyens français depuis plus longtemps que la plupart d’entre nous. Pour moi la chose est claire. Le fait que la plate-forme des langues de France ne les intègre pas, que nous n’en parlions jamais dans nos projets de manifestation, entérine l’ostracisme et, disons-le, le racisme dont les Roms sont victimes.
Cette question en appelle une autre, qui est celle de l’articulation des revendications des langues historiques avec celles des langues de l’immigration (dont un certain nombre figurent dans la liste officielle des « langues de France »), qui de fait, avec le temps, deviennent elle-même « historiques » (terme en vérité maladroit pour signifier qu’une langue est présente depuis longtemps sur un territoire, mais à partir de combien de temps peut-on dire « longtemps »). Là aussi, la question est taboue ; presque tous les responsables jurent leurs grands dieux (le pire étant qu’ils sont souvent de bonne foi) qu’il s’agit de maintenir la distinction la plus nette, la plus tranchée, la plus définitive entre les langues d’ici et les langues d’ailleurs, les idiomes indigènes et les parlers exogènes. Bien sûr que la distinction s’impose, car nos langues dites régionales pour la plupart ne sont parlées, de manière un tant soit peu étendue, nulle part ailleurs qu’en France. Mais cette insistance à tenir ce partage est pleine de sous-entendus peu reluisants. C’est comme s’il fallait éviter de prêter le flanc au moindre soupçon d’islamophilie et autres tares xénophiles rédhibitoires ! Nous sommes pourtant nombreux à penser que, quelle que soit la spécificité des langues historiques ou indigènes de France, la question du plurilinguisme englobe nécessairement les langues de l’immigration et pour notre part, nous n’aurions certainement pas honte, nous ne serions pas gênés, nous serions même fiers de manifester avec les arabophones, les berbérophones, les Roms et les autres.
Es sur la Talvera qu’es la vertat
Ces deux manquements majeurs ont été relevés à juste titre dans la proposition du CREO (Centre Régional pour l’Enseignement de l’Occitan) de la Talvera d’Île-de-France, auquel je suis très fier d’appartenir (certes, un peu de loin, résidant en Limousin, mais travaillant à Paris) et à laquelle, manifestement, Anem òc n’a pas donné suite. Je me permets de citer les propositions de modifications apportée à l’appel car, sans avoir participé à leur rédaction je m’y reconnais tout à fait : « Nous voulons une modification de l’article 2 de la Constitution qui reconnaisse la place légitime des Langues de France aux côtés de la langue française, et qui permette la ratification par l’État français de la Charte Européenne des Langues Régionales ou Minoritaires. Nous voulons également l’adoption d’une loi qui confère aux langues de France un véritable statut juridique. Une loi qui permette la mise en place effective, pour toutes les langues régionales, d’une politique linguistique publique cohérente et volontariste pour leur développement sur l’ensemble du territoire français, incluant, notamment, la prise en compte de cette réalité multilingue pour l’enseignement du français ».
La proposition reprend ensuite l’exigence d’Anem òc d’un effort conséquent pour le développement de la langue sur le territoire historique où la langue est parlée. Je le précise, pour insister sur le fait que l’on est loin ici du projet de Claude Sicre de nationalisation des langues de France qui se traduit, à mon sens de manière irréaliste et tout à fait insatisfaisante, par la « généralisation à tous les Français d’une éducation à toutes les langues indigènes de France ».
J’en profite pour signaler que le CREO de la Talvera se bat toujours pour le maintien du seul cours d’occitan existant dans un lycée de la région parisienne (le lycée Flora Tristan de Noisy-le-Grand), depuis 1976 , plus que jamais menacé de disparition et qui ne bénéficie pas de toutes les solidarités qu’il serait en droit d’attendre du mitan occitaniste (voir cependant la lettre que Philippe Martel pour la Felco a faite parvenir au ministre sur le sujet). Face à l’adversité, le CREO ne s’avoue pas vaincu et fait une série de propositions pour le maintien de cet enseignement, mais aussi en vue de la création d’un établissement secondaire en Île-de-France où l’enseignement de l’occitan pourrait avoir une place à part entière et ne plus être sur le strapontin (éjectable) qu’il occupe actuellement. Cet établissement pourrait prendre la forme d’un « lycée des langues régionales » mais, tout aussi bien, d’un « lycée des langues de France », autrement dit, langues de l’immigration comprises (fort de l’expérience du lycée Flora Tristan où de nombreux inscrits de la classe d’occitan sont issus de l’immigration et choisissent ainsi l’apprentissage d’une seconde « langue de France » en sus du français), ou encore, un « Lycée des Langues Romanes d’Europe », en relation avec les programmes d’intercompréhension développés ces dernières années.
Ces idées nous rappellent que si nous ne voulons pas disparaître, dans nos régions comme en Île-de-France, il nous faut nous montrer capables de propositions novatrices, qui associent la pratique de la langue minorée à d’autres pratiques linguistiques (et en intégrant bien sûr l’anglais), car nous vivons désormais dans un monde pluriel et le bouclage des frontières, que d’aucuns nous promettent, n’y changerait rien.
Jean-Pierre Cavaillé