Langues de France. Nouvelles du front…
Langon, 23 juillet 2009. Jean Ganiayre, M. Mateu, P.Lavaud, Esteban Eyherbide, M. Kleinclaus
Langues de France. Nouvelles du front…
Le 23 juillet 2009 s’est tenu à Langon, dans le cadre des Nuits atypiques organisées par Patrick Lavaud, en présence d’élus, de professionnels de la culture et de responsables d’associations, le forum des langues de France, dont les actes ont été publiés dès au mois de mars dernier[1]. Cette publication à chaud, de communications et de discussions sur les questions les plus brûlantes et immédiates touchant à la situation de la pluralité (ou diversité ? voir infra) linguistique en France. Le forum était en effet consacré à dresser un sorte d’état des lieux des politiques linguistiques régionales et nationales, mais aussi à réfléchir aux enjeux de la modification constitutionnelle de 2008 (« les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ») et de ce qui était encore présenté, il y a un an, comme un « projet de loi gouvernementale ». Dès l’automne on savait déjà que le gouvernement renonçait finalement à ce projet pourtant promis par la ministre Albanel au motif que la modification de l’article rendrait inutile une quelconque législation. C’est ce qu’a fait savoir Frédéric Mitterand par l’intermédiaire d'Eric Besson à l’Assemblée Nationale le 8 décembre dernier (évidemment, le fait que le ministre de la culture ne se soit pas déplacé et qu’il n’ait d’ailleurs quasiment jamais daigné prononcer un mot sur la question est en soi significatif), fidèlement relayé par Xavier North, directeur de la Délégation à la Langue Française et aux Langues de France, dans un entretien publié dans l’Express en février 2010 (allant jusqu’à dire que « l’arsenal juridique français sur ce sujet [est] déjà très riche », ce qui laisse pour le moins rêveur…).
La DGLFLF était d’ailleurs bien présente à Langon, en la personne de Jean-François Baldi promettant « un compte rendu fidèle à notre ministre » ; or l’urgence d’une loi fut à Langon l’objet d’un véritable consensus, tout le monde s’accordant apparemment avec Thierry Delobel pour dire qu’« il est grand temps que les langues régionales ne soient plus hors la loi ! » (p. 132). On voit quel usage ministériel a pu être fait d’un compte rendu dont on ne mettra certes pas en cause la fidélité… On ne peut d’ailleurs manquer de relever la position pour le moins ambiguë de la DGLFLF qui participe volontiers aux initiatives des acteurs culturels, mais reste, contrainte et forcée (situation institutionnelle oblige), la voix de son maître. Sans parler, de sa dotation ridicule : 2,4 millions par an a précisé Jean-François Baldi, lors de cette journée, pour la langue française, la francophonie… et – dernière roue de la charrette nationale – les langues de France ; soit, comme il l’a dit lui-même, le coût d’un concert de Jeannot Vacance (ma traduction, qui vise à apporter une modeste contribution à la promotion de la francophonie) ! Plus sérieusement, ce budget est inférieur, comme nous l’allons voir, à celui consacré au développement de la langue basque en Pays-Basque Nord par l’Office public de la langue basque. Étaient aussi venus à Langon des élus jouant un rôle clé dans la préparation actuelle d’un projet de loi qui sera présenté au Parlement ; en particulier Martine Faure députée PS de Gironde, présidente à l’Assemblée nationale du Groupe d’études sur les langues régionales.
Ce petit livre, qui contient la retranscription de toutes les interventions orales, est précieux, parce qu’il donne une somme d’informations considérables sur une situation pour le moins contrastée, en même temps qu’il nous présente une sorte de photographie de l’état d’esprit des acteurs politiques et associatifs qui militent pour la reconnaissance, la sauvegarde et la promotion des « langues de France ». Un état d’esprit globalement combatif, et il faut bien qu’il le soit, car travailler pour la cause des « langues » –, c’est passer son temps en France à combattre mille préjugés et l’hostilité encore souvent ouverte de grands et petits commis de l’État – qui oscille, selon la localisation régionale et les fonctions, entre un optimisme mesuré et une exaspération montante, voire une amertume difficile à contenir. En tout cas, quelles que soient les difficultés existantes, et en particulier dans les régions occitanes, il existe à peu près partout d’importantes initiatives et des mesures, plus ou moins audacieuses. Je note évidemment, une fois de plus, l’exception limousine – il n’est d’ailleurs jamais question du Limousin dans l’ouvrage – où nous nous enfonçons toujours plus dans une situation absolument surréaliste de déni de droit, d’indifférence souveraine des pouvoirs publics et d’extrême faiblesse – il faut bien le dire aussi – du mouvement associatif (de quand date la dernière manif de revendication occitane en Limousin ?).
Le modèle basque
La région phare est sans nul doute le Pays-Basque. Sergi Javaloyès, écrivain, président de l’Institut Occitan, très impliqué dans le mouvement des écoles associatives Calandreta, depuis la situation allarmante de l’occitan, a salué les succès de l’Office public de la langue basque en matière d’enseignement. Thierry Delobel, président de la FLAREP (Fédération pour les langues régionales dans l’enseignement public) a déclaré lui aussi que le Pays-Basque, en matière d’enseignement, offre sans nul doute la politique régionale la plus aboutie, qui a servi de modèle aux différents enseignements bilingues de France (p. 128). Il faut dire qu’aujourd’hui, 54 % des écoles du Pays Basque proposent un enseignement bilingue, comme le souligne Estèbe Eyherabide, directeur de l’Office, ce Groupement d’Intérêt Public (ou GIP, regroupant État, région, conseil général et communes) exemplaire, créé en 2004. Eyherabide donne aussi le budget global de l’Office : 2,5 millions (plus donc, comme je l’ai dit, que celui de la DGLFLF). L’objectif à atteindre, qui n’a plus rien désormais d’utopique, étant que « sur tout le territoire du Pays basque, et dans des conditions égales, tout parent ait le choix de l’enseignement bilingue » (p. 88). Il est clair aussi que les alouettes ne sont pas tombées toutes cuites dans l’assiettes : « la politique menée en Pays basque est le résultat de la militance des dix, vingt, trente, quarante, cinquante dernières années » (p. 87). Elle est en relation, bien sûr aussi, à l’extraordinaire moteur que représente, en la matière, le Pays-Basque sud, en Espagne, où l’on compte tout de même (rêvons un peu) 70 % d’écoles immersives.
Immersion, bilinguisme, initiation, sensibilisation
La question de l’immersion est évidemment fondamentale : comme le rappelle Paxkal Indo, président de la fédération des écoles basques Seaska, seules les écoles immersives, en l’absence d’autre apprentissage social de la langue peuvent former « des locuteurs complets qui soient capables de transmettre » (comme l’Éducation Nationale l’a fait, remarque-t-il, au XIXe siècle pour le français[2]). Et encore ! Indo en effet, se réfère à une étude montrant que sortent des écoles bilingues du Pays-Basque sud, seulement « 60 % de locuteurs complets, actifs », ce qui, finalement ne dépasse pas de beaucoup « le seuil fatidique des 30 % fixé par le célèbre sociolinguiste Fishman, qui permet à une langue menacée d’être sauvée » (p. 47). C’est Javaloyès qui prononce ces mots au sujet de la situation, si enviable pour les autres régions de France, du Pays-Basque nord où, selon lui, ce seuil serait franchi, ce dont je ne suis pas sûr, si l’on ne compte que les locuteurs complets, capables de transmettre.
Inutile de dire que, partout ailleurs, on est encore pour les jeunes générations recevant un enseignement par immersion ou même bilingue, très, très loin de ce seuil ; c’est-à-dire 5 % pour la Bretagne, comme l’a dit Jean-Pierre Thomin à Langon[3], et ailleurs bien au-dessous encore et même sans doute (mais je fais là une estimation a vista de naz) moins de 1 % pour les zones occitanes toutes comprises (je parle bien de la formation scolaire immersive et bilingue). Pourtant le militantisme n’a pas manqué, relayé en certaines régions par une volonté politique, forte en Bretagne, en Alsace, mais aussi en Aquitaine. René Ricarrère, conseiller régional de cette région, pour lequel l’objectif à atteindre est de « définir une politique publique qui sera pour l’occitan au niveau, ou quasiment du basque » (p. 51), a rappelé au sujet de la question éducative, quelques données importantes : le rôle décisif d’abord de l’investissement des militants culturels, il y a maintenant plus de trente ans, en diverses régions et le courage de certains élus, comme André Labarrère, maire de Pau, qui octroya des locaux à Calandreta dès la fin des années 70 (alors, ajouterai-je, que la municipalité de Limoges, du même parti, aujourd’hui encore, se refuse à le faire). Riccarère a aussi déclaré ceci, qui mérite d’être rapporté : « il a fallu, à un moment donné, être « limite » vis-à-vis des lois de la République – je pense aux créations des écoles laïques associatives qui existent dans nos régions –, il a fallu être limite envers ces lois, mais il fallait le faire, parce qu’aujourd’hui, nos langues auraient complètement disparu » (p. 50). On comprend pourquoi des acteurs issus du monde associatif peuvent être tentés par le passage aux responsabilités politiques, comme Jean Ganiayre, désormais conseiller général de Dordogne, qui n’a pas manqué à Langon de faire du prosélytisme : suivant sa propre expérience, en investissant les charges politiques, « on voit tout de suite changer le niveau d’action et de réaction de l’institution dans laquelle on pénètre » (p. 78)[4].
Il est en tout cas évident que toutes ces réalisations restent extrêmement fragiles sur le plan institutionnel et légal, sans avancée législative, comme on l’a vu avec le rejet de l’intégration des écoles Diwan au service public par le conseil d’État. Cela montre combien il est faux d’affirmer, comme le fait Xavier North, que la législation actuelle est suffisante pour le développement des langues régionales ; il faut plutôt dire qu’elle est suffisamment insuffisante pour que puissent être légalement remis en cause, à tout moment, les maigres acquis.
En l’absence d’un cadre légal, les négociations des élus locaux et des associations avec les rectorats ou les médias sont extrêmement difficiles, en fait, le plus souvent, impossibles. Marcel Mateu par exemple, conseiller général des Pyrénées Orientale, en charge du développement de la langue catalane, déplorait à Langon que toutes les « négociations avec le recteur » soient « au point mort ». Plusieurs intervenants ont souligné dans quel état critique se trouve l’enseignement de l’occitan (quasiment disparu, disons résiduel en Limousin, ajouterai-je, dussé-je me répéter), comme l’a dit Sergi Javaloyes : « l’Urgence me semble être l’enseignement qui est aujourd’hui, pour ce qui concerne […] la langue occitane dans un tel état de délabrement, qu’il requiert des mesures d’urgence absolue » (p. 42). Jean-Louis Blenet, président de la Confédération occitane des écoles immersives laïques Calandreta, a lui aussi tiré la sonnette d’alarme : la fac d’occitan, à son avis, est dans une situation de plus critiques, or sans fac, évidemment, point de formation des maîtres. Selon lui, la stratégie Fillon est claire : « étouffer l’affaire en arrêtant au milieu, là où ça ne crie pas, et les réseaux immersifs et les réseaux associatifs finiront par crever parce qu’ils sont asséchés » (p. 147). Il déplore ce qu’il appelle l’hécatombe pour l’enseignement de l’occitan, faute de modalité d’application des conventions, lorsqu’elles existent : pour l’Aquitaine, en un an on est passé de 9121 enfants scolarisés à 4800. Il faut impérativement, ajoute-t-il, adapter aux langues régionales le décret de 2005 sur l’enseignement des langues vivantes et la circulaire sur l’enseignement des langues vivantes (p. 149). Car, il n’y a nulle fatalité là-dedans, je ne sais quelle baisse de la « demande sociale », comme le démontre la hausse considérable des effectifs en Midi-Pyrénées entre 2009-2010 (4800 élèves de plus que l’année précédentes, soit exactement le nombre que perdait l’année précédente la région Aquitaine, pour un total de 50 608 ; le nombre de bilingues à parité horaire s’élevant à 1900, et en immersion à 700)[5].
Il faut cependant noter que dans ces effectifs, en réalité, de nombreux élèves ne reçoivent pas de cours de langue, mais tout au plus quelques heures de « sensibilisation » à la langue et à la culture. Pour ma part, j’ai bien du mal à me représenter ce que peut être une sensibilisation à l’occitan qui n’inclue pas la pratique linguistique et je préfère ne pas imaginer quel est le niveau de langue de bien de ces sensibilisateurs (mais comment peut-on sensibiliser des élèves à une langue que l’on ne pratique pas véritablement soi-même ?). On me dira qu’il s’agira de sensibiliser à la « culture », plus encore qu’à la langue occitane, mais là aussi j’ai bien de la peine à me représenter ce qu’est que cette culture (et d’abord y-a-t-il « une » culture occitane, bretonne, basque etc. ?) sans la langue qui en est le vecteur. C’est la même perplexité qu’évoque chez moi le projet de Claude Sicre, que celui-ci a reproposé à Langon, de « la généralisation à tous les Français de l’éducation à toutes les langues et cultures de France » (p. 33). Ce projet a eu un certain écho dans une déclaration au moins de Christine Albanel, dans la Dépêche du Midi, le 28 mai 2008, rapportée à Langon par Patrick Lavaud : « Une initiation à la pluralité des langues et des cultures de France aurait pour avantage de casser l’image parfois unidimensionnelle de la culture française, si éloignée de la vérité. J’aimerais qu’on puisse accomplir sa scolarité en France en ayant entendu parler du Barzaz Breiz, des poèmes créoles de Gilbert Gratiant ou de la Nef des Fous de l’alsacien Sébastien Brant » (p. 40). S’agirait-il d’introduire un cours spécifiques « langues et cultures de France » et qu’y enseignerait-on, réellement, à partir de quelles compétences ? Un tel enseignement serait sans doute utile, à condition d’avoir sa place, me semble-t-il, en plusieurs matières : géographie, histoire, littérature, et bien sûr dans la pratique même de telle ou telle (et non de toutes, bien évidemment) langue « régionale »… Ainsi, Patrick Lavaud a-t-il proposé d’intégrer à l’histoire les « avancées de l’archéologie et de la linguistique (de la toponymie notamment), ce qui permettrait de déconstruire la légende nationale et saperait tout projet idéologique d’une histoire finalisée » (p. 39). On ne peut qu’être d’accord avec cette proposition, fort loin d’ailleurs de recevoir un début de commencement de mise en pratique, malgré les vœux pieux de l’ancienne ministre.
Notons bien cependant qu’un enseignement de ce genre, d’initiation aux langues et cultures de France (et pourquoi d’ailleurs que de France ?), est aussi susceptible de tenir lieu de substitut à la pratique effective des langues et n’être finalement autre chose que le parachèvement du monolinguisme dans l’évocation – en français évidemment – des beautés perdues ou muséifiées de nos provinces. L’insistance à ranger les langues et les cultures régionales dans le « patrimoine » (art. 71-1) va tout à fait dans ce sens, et l’on comprend ainsi pourquoi Albanel a bien pu être séduite par le projet.
Le bocal scolaire
De toute façon l’école n’est pas tout et ne saurait faire tout, même lorsqu’elle se montre capable, comme cela est souvent le cas avec la méthode immersive, de former des locuteurs actifs. L’enseignement immersif, la formation de locuteurs actifs, en effet, n’a de sens que si évidemment l’on parvient à utiliser la langue en dehors de l’école, aussi bien dans l’espace privé (c’est toute la question de la transmission familiale dont l’Institut d’Études Occitanes, de façon très judicieuse, fait désormais sa priorité), que dans l’espace public. Il y a d’abord le problème, majeur pour les écoles immersives du primaire, de la pratique de la langue après le primaire. Jean-Louis Blenet l’a dit à Langon : « A Calandreta, on est malheureux parce que l’on sait qu’on travaille pour le roi de Prusse : on envoie en masse des enfants bilingues dans un système qui les rend derechef monolingues, car c’est un système pour faire perdre les compétences linguistiques » (p. 146). Et c’est vrai : je le constate tous les jours à Limoges, les enfants qui sortent de Calandreta voient leurs compétences absolument ignorées ou méprisées dans le secondaire, ils sont privés de tout relais et soumis à un enseignement d’autres langues vivantes qui ne produit pas des locuteurs, et n’est d’ailleurs pas fait pour en produire (si tel était le cas, évidemment, la langue serait utilisée pour autre chose que pour elle-même, c’est-à-dire, c’est l’immersion qui serait utilisée !).
Jean-Pierre Thomin, du conseil régional de Bretagne, a fait remarquer que « les jeunes qui sortent des filières bilingues parlent, à condition qu’on puisse leur offrir des lieux où parler breton… » (p. 63), or ceux-ci sont très rares sinon inexistants et comment le seraient-ils dès lors que tout usage public de la langue reste banni ? Françoise Graziani, de la Collectivité territoriale de Corse, après avoir évoqué le plan d’enseignement bilingue généralisé voté en 2006 par l’assemblée de Corse (de 3 h hebdomadaire, ce qui est d’ailleurs on ne très loin d’un réel bilinguisme), a remarqué qu’« il ne peut y avoir un enseignement de la langue efficace sans que, dans la société ensuite, la place de la langue soit définie, qu’elle soit visible et réelle » (p. 67) ; elle prend l’exemple d’enfants se présentant à la poste et qui demandent una franchizia, auxquels on répond « Petit, ici c’est le service public, on utilise la langue française, on ne parle pas corse ! ». Elle évoque la notion de « bocal scolaire » : « la langue est dans son bocal à l’école, et (…) en dehors il n’y a rien » (p. 71). Cela est sans doute le problème majeur du développement de l’enseignement par immersion et de l’enseignement bilingue (si tant est, une fois encore, que le bilingue non immersif soit apte à former des locuteurs actifs, capables de transmettre la langue ; cela est par exemple exclu avec un volume horaire de 3 heures par semaine en l’absence de relais familial) ; celle de la clôture scolaire de la langue. Les élèves vivent la langue comme une langue réservée à l’espace scolaire, et ils ont souvent beaucoup de peine à la parler et à la transmettre ensuite au-dehors ; évidemment rien ne les y incite, et cela fait bien apparaître combien il est insuffisant de miser sur l’enseignement scolaire pour réamorcer la pompe de l’usage de la langue dans les autres espaces sociaux. David Grosclaude, président de l’IEO, devant le constat de l’agonie sinon même de la mort actuelle de la « transmission familiale », affirme à juste titre que l’enjeu est bien son rétablissement (p. 28). Certains parents s’y emploient et y parviennent, comme le montre le petit film réalisé par Amic Bedel à l’occasion de la dernière manifestation de Carcassonne. Mais elle reste une pratique rare et il faut absolument inventer des biais pour sortir la langue de l’école et lui donner un usage aussi bien dans l’espace familial que dans l’espace public. A ce sujet Marcel Mateu insiste quant à lui sur l’importance de l’investissement de l’espace public, malgré toutes les résistances : il faut que nos langues, dit-il, « soient enseignées et étudiées comme le français dans l’enseignement public, il faut qu’on puisse les utiliser dans les actes administratifs. Il faut donc aller au-delà de l’article 75-1 » (p. 118).
Médias
L’un des vecteurs de cette présence publique est bien sûr celui, essentiel, des médias. Comme l’a dit René Ricarrère : « s’il n’y a pas dans les journaux écrits, dans les journaux parlés, dans les journaux télévisés, la présence de la langue, encore une fois, elle n’existe pas » (p. 53 ; remarquons, une fois encore, qu’en Limousin, justement, nous n’avons aucun des trois). Jean Bonnefon, Directeur des Ateliers radiophoniques Grand Sud de Radio France, a rapporté une cinglante déconvenue qu’il a rencontrée à Radio France ; le président Jean-Paul Cluzel en 2004 lui demanda un rapport sur l’usage des langues régionales à la radio, qu’il présenta devant le Comité central d’entreprise (CEE). Il eut d’abord la joie d’être approuvé et ovationné par son président ; mais 15 jours plus tard, toutes les belles espérances étaient envolées : « Oubliez le CEE […] occupez-vous des Corses, voyez avec les Basques, et pour le reste… », rien ! Bonnefon a alors aussitôt démissionné…
On comprend que David Grosclaude, président de l’IEO, après avoir entendu à l’ « amassada » (Conseil de développement pour la langue occitane en Aquitaine), France 3 Aquitaine refuser un quelconque effort dans le sens de la diffusion de la langue, aille jusqu’à déclarer : « Je souhaite la disparition de France télévision » ! Ce n’est pas en effet quelques minutes si difficilement conservées, si souvent supprimées (et chez nous inexistantes) que nous revendiquons, mais une télévision en occitan : « il n’y a pas de minorité en Europe qui a un million de locuteurs et qui n’a pas sa télévision publique. ça n’existe pas ! […] on nous enferme dans le local, parce qu’il est bien évident que nous n’avons pas le droit de regarder le monde en occitan. Il faut que nous regardions notre petit monde » (p. 165).
Pluralité versus diversité
Je crois avoir donné un aperçu de ces nombreuses courtes interventions qui constituent l’ouvrage et de l’intérêt qu’elles peuvent avoir pour un militant associatif comme moi, et pour tous les citoyens intéressés par les langues minorées de France, dites « régionales ». L’embarras d’ailleurs est grand quant aux noms à donner à ces langues encore hors la loi : langues de France, langues régionales (terme désormais constitutionnel)… « d’autres termes, a dit Patrick Lavaud, auraient été possibles : langues de la République, langues nationales, langues territoriales, langues indigènes, langues autochtones, langues autochtones minorisées ou encore langues autochtones dominées » (p. 14). La députée Martine Faure s’est demandée elle aussi comment les appeler : langues de France, « langues minoritaires », « langues les moins répandues » ? (p. 18). Claude Sicre, choisit quant à lui de les désigner par la formule « langues indigènes de France » (voir sur cette question, ici même : Nommer les langues minorées : l’exception française).
N’ayant été que trop long, à mon habitude, je rapporterai pour terminer la manifestation d’un dissensus sur lequel j’espère avoir l’occasion de revenir, car il est fort intéressant : David Grosclaude a en effet développé l’argumentaire, désormais obligé, qui est un peu aussi le discours officiel d’Europe Écologie sur le sujet (dont Grosclaude est devenu entre-temps un élu), de la « biodiversité linguistique » : « Je ferai, a-t-il dit, […] un lien avec tout le discours sur la diversité biologique. Expliquez-moi comment on peut sauver la diversité de la réalité concrète de la planète si on ne sauve pas la diversité de l’expression qu’ont les hommes pour désigner cette planète qui est la nôtre. Je ne crois pas qu’on sauvera la diversité biologique si on ne sauve pas la diversité culturelle. Si on n’a plus les moyens d’expliquer comment se disent les choses quand elles sont diverses, je ne vois pas comment elles resteraient diverses » (p. 29). Claude Sicre s’est élevé avec vigueur dans son intervention contre cet argument de la diversité, dans lequel il voit un réductionnisme biologisant tout à fait dommageable : « Nous sommes des adversaires de la diversité, totalement, puisque nous défendons la pluralité contre la diversité, d’origine biologique » (p. 33) et il a mis en avant ce qu’il a appelé la « pluralité neuve de la France » (p. 37) par opposition à la diversité des espèces linguistiques et culturelles. Sur le fond, je suis d’accord avec Sicre : je trouve en effet pour ma part assez humiliant ce « déguisement » en espèce biologique en voie d’extinction qu’il nous faut endosser si nous voulons bénéficier de la moindre reconnaissance. La pluralité a le mérité d’être plus visiblement et irréductiblement culturelle. A la fois, ne nous leurrons pas, nous ne saurions échapper au langage dominant de notre temps ; certes nous pouvons et devons produire une analyse critique cohérente du paradigme (et paradoxe) de la biodiversité linguistique, mais si nous voulons toucher et convaincre, il nous faut en passer par les métaphores – qui n’en sont même plus dans l’esprit de ceux qui les utilisent – et les concepts de la biologie pour avoir quelque chance d’attirer l’attention sur nos langues.
Une nouvelle rencontre va avoir lieu à Langon, le 27 juillet prochain qui s’annonce tout aussi passionnante. J’espère avoir contribué, par ce compte rendu, à convaincre quelques personnes supplémentaires de s’y rendre. Elles pourront en outre bénéficier du remarquable programme des Nuits Atypiques.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Langues de France. Actes du Forum des langues de France. Langon juillet 2009, Nuits Atypiques - Castor Astral, 2010.
[2] Évidemment les méthodes et surtout les situations sont fort différentes : l’enseignement en immersion est un enseignement bilingue, alors que celui de l’éducation nationale française était et reste globalement monolingue ; les langues proscrites de l’école étaient parlées au foyer ; elles ne le sont plus, ou presque plus et l’école aujourd’hui est le principal lieu de formation de nouveaux locuteurs.
[3] Jean-Pierre Thomin fait remarquer que si l’on dépasse en 2009, 5 % (12 300 élèves, soit 40 % de plus qu’en 2003, en deçà en tout de l’objectif qui avait été fixé à 20 000…), il y a 30 ans, il n’y avait rien (p. 59).
[4] On trouve sur le site de Jean Ganiayre un compte rendu de la manifestation.
[5] Pour une analyse de ces chiffres du Conseil Académique pour l’Enseignement de l’Occitan (Communiqués de presse - 26/05/2010), qui compte un grand nombre de cours de sensibilisation, où la langue n’est de fait pas enseignée, on se reportera à l’article assorti d’un entretien avec Didier Agar, dans la Setmana, n° 772 (01/07/2010-07/07/2010).