Dominique Schnapper et la question des « langues régionales » ou quand l’ethnique perce sous le civique
Dominique Schnapper et la question des langues régionales ou quand l’ethnique perce sous le civique
Les 6-10 avril dernier, dans l’émission de France Culture A Voix nue, Maryvonne de Saint-Pulgent s’entretenait avec Dominique Schnapper. Les deux femmes sont à la fois des universitaires et de hauts fonctionnaires : Maryvonne de Saint-Pulgent est conseillère d’État, enseignante, musicienne et journaliste ; Dominique Schnapper sociologue, directrice d’étude à l’École de Hautes Études en Sciences Sociales, et membres du Conseil constitutionnel, fonction qui n’est pas sans importance pour ce qui va suivre. C’est à l’évocation de l’ouvrage de D. Schnapper publié en 1994 chez Gallimard, La Communauté des citoyens, que la conversation en vint à rouler sur la question des langues régionales. Il est difficile de ne pas être indigné par les propos tenus, dans lesquels il n’est pas aisé de faire le départ entre l’ignorance assez consternante manifestée sur le sujet et la mauvaise foi éhontée, la dénonciation de chimères ne correspondant d’aucune façon à la réalité.
Mais l’indignation ne sert à rien et à personne ; il est plus utile de rapporter et d’analyser assertions et arguments afin, éventuellement, de relever la fausseté des unes et le caractère profondément contradictoire des autres. Il ne s’agira donc pas ici de discuter le cadre théorique développé dans la Communauté des citoyens, qui relève plutôt de la philosophie politique que de la sociologie, mais seulement de pointer les incohérences et inconséquences internes de l’application de ce cadre à la question linguistique et, au-delà, à celle de la diversité culturelle. On trouvera à la suite de ma discussion la transcription la plus exacte possible du passage de l’entretien en question, accessible pour quelques jours encore en postcast.
Civique et ethnique
Tout le discours repose sur une distinction, établie dans le livre et reprise, avec une clarté remarquable, lors de l’émission, entre civique et ethnique. Est civique tout ce qui relève du projet de constitution d’un « espace public concret qui est celui de la citoyenneté dans laquelle tous, par delà nos différences, par delà nos inégalités, nous sommes libres et égaux en tant que citoyens ». Sont ethniques, « tous ces liens concrets qui unissent les membres d’une même société par la référence à une même histoire, à une même culture, souvent à une même religion, en tout cas à une même langue ». Mais la langue a cette spécificité de relever simultanément de l’éthique et de l’ethnique : elle est en effet « le moyen à la fois de créer des émotions communes » (et est ainsi du côté de l’ethnique), mais elle est aussi « du côté civique », dans la mesure où « la démocratie consiste à résoudre les conflits par les mots et non par la violence » et où « la langue est l’instrument nécessaire de la pratique démocratique ». Ainsi civique et ethnique sont-ils dans la langue inextricablement liés.
Ils le sont tellement, comme on va le voir, que c’est en réalité au nom de caractères ethniques (au sens entendu par l’auteure de la Communauté des citoyens) présentés comme la quintessence du civisme (« à la française », ce qui place d’emblée ce civisme – en tant que français et pas autre chose – du côté de l’ethnisme), que toute dimension civique est refusée a priori à toute autre langue que le français sur le territoire national, au prix des plus grossières contradictions, et que tout ce qui dans l’érection du français comme langue unique de la République relève de manière flagrante et indiscutable (dans le cadre des définitions même produites par l’auteur, je le répète), de l’ethnique est présenté comme la quintessence du civisme. Par ce tour de passe-passe, ou plutôt par cette confusion due aux préjugés ethniques franco-français, la démocratie linguistique se trouve niée au nom même de la démocratie, à travers la distinction entre une bonne et une mauvaise démocratie, une bonne démocratie soi-disant égalitariste et universaliste et une mauvaise démocratie, dite « extrême », selon un emprunt déclaré à Montesquieu (mais il s’agit en fait de Tocqueville), au service des passions individuelles et non plus de l’intérêt collectif.
Le droit à une liberté linguistique privée (de public)
Le point de départ de l’exposé de Dominique Schnapper, suscité et accompagné par Maryvonne de Saint-Pulgent (les interlocutrices manifestant un accord global sur la question, on ne saurait parler de discussion), est l’évocation de la mention récente des langues régionales dans la Constitution au titre du patrimoine de la nation, qui apparaît dans la conversation, en filigrane, comme un exemple de concession dommageable à la démocratie civique. Mais l’intervention de Schnapper démarre en fait par une défense sans restriction de la « position du Conseil constitutionnel », dont elle est membre. Cette position n’est nullement présentée : il s’agit sans doute du refus de la ratification de la Charte Européenne des langues régionales et minoritaires, mais il n’en sera étrangement question à aucun moment. Par contre la défense de cette position est énoncée comme suit : « tout le monde a le droit d’apprendre ce qu’il lui plaît dans l’espace privé ; le problème c’est la langue de l’espace public et s’il n’y a plus de langue commune dans l’espace public, on ne construit pas cet espace de citoyenneté qui est commun à tous les membres de la société par delà leurs différences ». Schnapper sait qu’il est pourtant difficile de nier l’existence de ce qu’elle appelle un espace de citoyenneté commun à travers des langues différentes. Cela existe indéniablement un peu partout dans le monde et elle prendra elle-même plus loin l’exemple de la Suisse, mais alors pour dire que, du fait de ce qui selon elle serait le renforcement des séparations linguistiques en Suisse (je ne sais sur quoi elle se fonde pour l’affirmer, car la forte territorialisation linguistique est une donnée aussi ancienne que le pays lui-même), l’espace public de la Confédération Helvétique serait en train de se « défaire »[1]. Le principe affirmé est qu’il ne saurait y avoir un espace public viable et durable constitué de monolinguismes séparés. Il est faux, mais concédons-lui encore ce présupposé.
Schnapper affirme, comme une chose allant de soi, que, précisément, les défenseurs des langues régionales remettent en cause l’existence d’une langue publique commune à toute la nation, en l’occurrence le français. C’est-à-dire que la revendication de la pratique et d’abord de l’enseignement de ces langues est nécessairement dirigée contre le français, dans le morcellement et le cloisonnement linguistique de la France. Cela est absurde : l’ensemble des acteurs associatifs engagés dans la défense et l’illustration des langues minorées de Franc travaillent à la préservation d’espaces de bilinguisme, et non à la substitution de la langue nationale par « les langues régionales ». N’oublions pas que même les écoles associatives comme Diwan, dont le Conseil d’État a refusé l’intégration au service public, ou Calandreta ici en Occitanie, sont des confédérations d’établissements sous contrat avec l’État qui, à ce titre, respectent les programmes scolaires nationaux. Aucune étude n’a jamais montré une maîtrise moindre du français par les élèves de ces écoles : bien au contraire ! Les associatifs et militants des langues régionales et des langues de France (dans lesquelles les premières sont englobées) sont tous partisans du multilinguisme, et personne, absolument personne ne rejette le français. Aussi, lorsque Schnapper affirme que les Bretons qui « apprennent le breton sans savoir le français, […] limitent leurs capacités d’échange à la Bretagne », soit elle se moque du monde, soit elle ne sait pas de quoi elle parle. Car de tels locuteurs monolingues n’existent nulle part en France, et cette description ne répond à aucune espèce de projet linguistique existant sur le territoire.
Elle ajoute que les Bretons feraient mieux d’apprendre l’anglais, qui leur serait plus utile. Et c’est parce que l’alsacien permet de parler allemand qu’il trouve grâce à ses yeux (à condition de rester confiné à l’espace privé et de ne pas être aidé par le public). Cela révèle un rapport aux langues incroyablement pauvre, étriqué, bridé par une idéologie politique du monolinguisme… Il est évident, comme toutes les études le montrent, que les nouvelles générations de locuteurs de langues minorées parlent aussi de surcroît d’autres langues, dont évidemment l’anglais. Je n’ai d’ailleurs pour ma part jamais rencontré de bretonnant d’aujourd’hui qui ne connaisse aussi l’anglais (en plus du français, évidemment). Mais passons… Ce que je note, c’est l’infini mépris manifesté envers toute langue, dès lors qu’elle n’est pas langue d’État ou langue de communication internationale (sinon Schnapper n’aurait évidemment aucune leçon d’anglais à donner aux bretons qui choisissent d’apprendre le breton) et, à la fois, une méconnaissance totale des pratiques linguistiques incriminées : « on » lui a rapporté que les bretons ne se comprennent pas entre eux (et Saint-Pulgent de renchérir en invoquant les locuteurs Gallo, qui comble de ridicule, – n’est-ce pas ? – revendiquent leur identité par rapport au breton !) et d’ailleurs il est bien connu que les langues régionales se fragmentent en de multiples langues privées d’intercompréhension (laquelle est pourtant l’un des premiers critères à partir desquel son définit aujourd’hui une langue)… Comment peut-elle dire que la position du Conseil constitutionnel vis à vis des langues régionales lui paraît « sociologiquement raisonnable », apportant ainsi généreusement la caution de la science sociologique à l’appareil politico-juridique auquel elle appartient, alors que la moindre de ses assertions en la matière trahit une incompétence absolue en sociolinguistique ?
Je n’insisterai pas sur la bonne conscience de la pratique politique du linguicide à la française : les individus sont « libres » et ont donc le « droit » de parler leurs langues, à la condition impérieuse de rester confinés à l’espace privé de leurs chaumières. C’est exactement de cette façon que les langues ont été tuées en France, lentement étouffées par leur éviction de toute forme de publicité et de publication. Comment une langue pourrait-elle survivre durablement, dès lors qu’un enseignement public monolingue est imposé à tout citoyen, un enseignement qui exclut les autres langues historiques non seulement de l’espace scolaire, mais de toute dignité culturelle et sociale (indignité reconduite ici dans chacun des mots de nos éminentes conversantes) ? L’idée d’une langue uniquement privée est une pure fiction, une pure abstraction ; elle ne correspond à aucune pratique possible, même dans le cadre de la plus rigide diglossie (la structuration hiérarchique entre langue haute et langue basse, notion d’ailleurs étrangère au vocabulaire de Schnapper). J’entendais l’autre jour, sur la même chaîne de radio, Mona Ozouf, pourtant fervente républicaine s’il en fût, présenter l’ouvrage qu’elle vient de faire paraître sur la figure passionnante de son père militant breton de gauche (Yann Sohier), rétorquant à l’inénarrable Alain-Gérard Slama, qui défendait toujours la même position d’exclusion ignare et obtuse, qu’un jardin que l’on ne cultive plus disparaît[2].
Droits linguistiques et « démocratie extrême »
Nos conversantes raisonnent de toute autre façon, et à l’inverse : elles voient le monolinguisme généralisé comme une remarquable conquête, qui fut très longue et très dure (Saint-Pulgent, rappelle, émerveillé, que sa grand-mère ne parlait que le breton et que son père avait le breton comme langue maternelle) et surtout extrêmement récente eu égard à la longue durée de la nation (après la deuxième guerre, et grâce au coup de pouce de la télévision, remarque Schnapper), mais une conquête menacée par ce que Schnapper affirme être, contre toute espèce de vraisemblance, des revendications à la pratique d’un monolinguisme régional. Jamais il ne leur passerait par l’esprit, apparemment, que ces langues constituent une richesse culturelle inestimable à cultiver dans un horizon de plurilinguisme, où le français, loin d’être menacé, devient un partenaire, après avoir été si longtemps un despote fort peu éclairé. Ces revendications n’ont rien à voir avec une mise en cause de la citoyenneté, au contraire ! C’est au nom d’une conception éminemment civique et pour tout dire démocratique de la culture et de l’histoire que nous réclamons nos droits linguistiques.
Cela me conduit, bien entendu, à récuser l’analyse de ces revendications dans les termes de ce que Schnapper appelle « démocratie extrême ». Pour elle, en effet, la pratique des langues régionales relève d’un individualisme forcé qui se détourne des devoirs envers la communauté nationale au profit d’une jouissance immédiate indifférente aux valeurs collectives. En effet, selon elle, les revendications portant sur l’usage public des langues régionales font « partie du délitement du lien social, c’est-à-dire on veut que le lien social soit de plus en plus proche et à force qu’il soit plus proche… […] on rétrécie de plus en plus le sentiment de solidarité et les possibilités d’échange, et ça me paraît remettre fondamentalement en cause l’idée démocratique dans laquelle, parce que nous sommes tous égaux, nous pouvons entrer en communication avec tous les autres et à force de restreindre cette possibilité profonde de communication, je crois que l’on remets en cause le lien social qui est une condition de la société démocratique ». Et encore : « aboutissant à ce que chacun recherche exclusivement son propre bien être et trouve son bien être dans son isolement, dans son soi-même, dans l’écho de son propre cœur, comme disait Tocqueville et le replis sur les langues particulières qui, encore une fois, peuvent se rajouter à la langue française en pleine liberté, mais qui risquent de remplacer la langue française, me paraît un de ces signes du replis sur soi et de l’affaiblissement de la citoyenneté commune qui, jusqu’à présent, a toujours été une citoyenneté nationale portée par une langue nationale et donc, c’est un signe de l’affaiblissement de la citoyenneté nationale ». Soutenir que certaines langues, parce que parlées par une partie de la communauté nationale et non toute, déferaient le « lien social », est contraire au bon sens, car il n’est pas de langue naturelle dont la première fonction ne soit précisément de faire lien et de faire société. Le nombre de locuteurs ne saurait compter, sinon il faudrait en dire autant du français par rapport à l’anglais ou à l’espagnol. D’ailleurs, du point de vue d’un cosmopolitisme abstrait, on pourrait affirmer (certains ne s’en privent pas), que les langues nationales sont des barrières à la citoyenneté globale et doivent être abandonnées au profit d’une langue universelle. Affirmer que parler une langue régionale est une restriction des possibilités de communication est évidemment une ânerie, d’abord, encore une fois, parce qu’il faudrait alors le dire aussi de cette langue locale qu’est le français, mais aussi parce que ce raisonnement ne pourrait être soutenu que dans le cadre d’un monolinguisme local : il va de soi qu’un locuteur parlant breton, français et anglais, par exemple, possède une ouverture communicationnelle autrement importante et plus riche qu’un monolingue français. Et en terme de « solidarité » tissée à travers la langue, tourné comme il l’est à la fois vers le plus proche et vers le plus lointain (et notons qu’il arrive souvent en Bretagne que le plus proche parle anglais), le breton bretonnant n’a aucune leçon de civisme à recevoir des maîtres de vertus républicaines. Quant à l’assertion selon laquelle l’acte même de pratiquer les langues régionales contribue à affaiblir la citoyenneté nationale, elle se trouve contredite par l’histoire linguistique du pays, telle que Schnapper elle-même la présente, puisque le sentiment d’appartenance nationale n’a pas attendu la fin de la deuxième guerre mondiale pour se manifester, c’est-à-dire l’avènement béni de générations enfin purement monolingues : l’affirmer serait évidemment une injure innommable à l’encontre de tous ceux qui, de gré ou de force, ont laissé leur vie sur les champs de bataille sans maîtriser la langue française. Et l’on aperçoit ainsi d’ailleurs tout ce qui distingue, du point de vue même de l’appartenance civique à la nation, les langues régionales des langues étrangères, et interdit de les confondre dans un même statut de privatisation imposée, comme le fait Schnapper (« le problème, dit-elle, des langues régionales doit être traité comme celui [je souligne] des langues étrangères » ; au cours de l’entretien, elle fera même ce lapsus on ne peut plus révélateur : « en 1914 on parlait encore 14 ou 17 langues étrang… euh non françaises sur le territoire national », là encore on notera la qualité de l’information, en l’occurrence historique). Il est par contre possible, en effet, d’avancer que le multilinguisme relativise les sentiments d’appartenance nationale au profit d’une vision cosmopolite de l’humanité et de l’humaine condition, et s’avère sur ce plan beaucoup plus efficace que les prétentions universalistes du français érigé en langue soi-disant naturelle des droits de l’homme. Mais s’il en est ainsi, si la religion de la France ethnique s’en trouve affaiblie, je serai bien le dernier à m’en offusquer.
Le poids des représentations ethniques de l’histoire et de La langue de France
Car tel est le nœud de la question : c’est bien au nom d’une représentation de la « réalité ethnique » de la France qu’est conduite la critique des revendications linguistiques et menée leur lecture comme exigence de « démocratie extrême », s’il est vrai, je le rappelle, que Schnapper définit l’ethnique comme ces « liens concrets qui unissent les membres d’une même société par la référence à une même histoire, à une même culture, souvent à une même religion, en tout cas à une même langue ». En effet, au cours de son entretien, elle ne cesse de dire que « la nation française a été construite à travers les siècles autour de l’idée de la langue commune » et que, s’il n’y avait plus « l’obligation du français comme langue unique de la République » (selon les termes de la question que lui pose Saint-Pulgent), ce serait « dans l’histoire française […] une mise en cause très grave » ; les divisions de langues remettraient fatalement en question « l’histoire de la France telle qu’elle s’est constitué. ». C’est au nom de la référence à ce qui serait l’histoire spécifique de la France, non pas d'ailleurs l’histoire des historiens, mais le récit historique commun, le mythe ethnique selon lequel depuis 1539 au moins (Villers-Cotterêts) la nation se ferait autour de la « langue commune » (qui ne devient une réalité sérieusement soutenable qu’après 1789), que toute avancée dans la reconnaissance des langues régionales et l’application d’une démocratie culturelle et linguistique non pas extrême mais bien élémentaire, est récusée a priori, en contradiction foncière avec les principes de rationalité et d’universalité de la citoyenneté. Car, de ce point de vue, il semble impossible de soutenir qu’il est des langues qui par essence seraient supérieures à d’autres et mieux capables de dire l’universel. C’est pourtant ce que Schnapper et son interlocutrice affirment sans sourciller, en mettant dans l’entretien du 10 avril sur le même plan, au titre des effets délétères de la démocratie extrême dans laquelle toutes les productions culturelles, savantes ou populaires, transmises ou nouvelles, s’équivaudraient, les langues de France (par rapport au français), les musiques du monde (par rapport à la musique « savante ») et les nouvelles expressions artistiques urbaines (« tags », etc. par rapport aux arts transmis selon l’apprentissage de la tradition : manifestement, nos conversantes n’ont jamais entendu parler de ce qu’est devenu l’art « savant » après Marcel Duchamp). Cela leur donne d’ailleurs, lors des deux émissions, l’occasion de dénoncer la Délégation à la Langue Française et aux Langues de France, sur le site duquel ces dernières seraient mises sur un pied d’égalité avec le français et même prendraient la place du français (ce qui est faux comme un simple clic suffit à le montrer). Cette intolérance à l’égard du seul organisme public qui fait une place à ces langues (d’ailleurs avec des financements absolument dérisoires), comme envers des formes musicales et artistiques stigmatisées – soi-disant parce qu’elles exprimeraient l’ethnique contre le civique – en dit long sur la conception que nos éminentes fonctionnaires d’État se font de la démocratie culturelle ainsi que sur leurs propres préjugés ethnicistes (encore et toujours pour utiliser les distinctions de Schnapper). Je crois en effet que lorsqu’on s’insurge, comme elles l’ont fait le 10 avril, contre le projet qu’avait caressé Chirac de présenter les arts premiers au Louvre, saint des saints de la culture noble et savante, on ne peut le faire qu’au nom des préjugés les plus ethnicistes qui soient, ceux-là mêmes qui, encore et encore, animent la bataille contre les langues de France. Ces langues qui, soi-disant, menaceraient de se substituer au français, sont pourtant déjà très largement et profondément détruites, en partie, c’est évident, par ce vieux, très vieux discours nationaliste républicain, auquel Schnapper tente ici de conférer une dignité théorique qu’il n’a jamais eu et ne pourra jamais avoir, car il n’est rien d’autre que l’expression d’une passion ethnique exacerbée.
Jean-Pierre Cavaillé
A lire aussi, l'analyse de Christian le Meut
Appendice
émission A voix nue Transcription d’un extrait suivi de l’entretien du 8 avril entre Maryvonne de Saint-Pulgent et Dominique Schnapper
Dominique Schnapper : travail du sociologue éclaircir les termes : « Dans la Communauté des citoyens, j’ai proposé mes définitions. Civique : tout ce qui ressort de ce projet de l’espace public concret qui est celui de la citoyenneté dans laquelle tous, par delà nos différences, par delà nos inégalités, nous sommes libres et égaux en tant que citoyens et j’ai appelé réalité ethniques tous ces liens concrets qui unissent les membres d’une même société par la référence à une même histoire, à une même culture, souvent à une même religion, en tout cas à une même langue ; la langue étant le moyen à la fois de créer des émotions communes, c’est-à-dire étant du côté de l’ethnique, et étant aussi du côté civique puisque la démocratie ça consiste à résoudre les conflits par les mots et non pas la violence et que la langue est l’instrument nécessaire de la pratique démocratique. Civique et ethnique sont inextricablement liés.
Maryvonne de Saint-Pulgent : depuis il y a eu les « langues de France », problème encore plus compliqué en France, puisque en France, le français est la langue de l’État.
Dominique Schnapper : Le français langue de la République inscrit dans la Constitution, les langues régionales : rajoutées plus loin au titre du patrimoine de la nation.
La position du conseil constitutionnel, je la défends tout à fait ; elle me paraît sociologiquement raisonnable : c’est-à-dire que tout le monde a le droit d’apprendre ce qui lui plaît dans l’espace privé ; le problème c’est la langue de l’espace public et s’il n’y a plus de langue commune dans l’espace public, on ne construit pas cet espace de citoyenneté qui est commun à tous les membres de la société par delà leurs différences.
Maryvonne de Saint-Pulgent : espace public, c’est-à-dire concrètement ?
Dominique Schnapper : l’administration, la justice et l’école. C’est particulièrement vrai en France où la nation française a été construite à travers les siècles autour de l’idée de la langue commune même si elle a été tardivement acquise à tous.
Maryvonne de Saint-Pulgent : Vous avez épousé un Alsacien et moi je suis bretonne : pour ces deux marches là, ça veut dire sacrifice d’une langue.
Dominique Schnapper : mon mari n’était pas Alsacien, mais de toute façon, le problème des langues régionales doit être traité comme celui des langues étrangères, c’est-à-dire qu’il est tout à fait heureux que les alsaciens apprennent à parler l’alsacien puisque ça leur permet d’apprendre l’allemand, c’est une excellente chose qu’une partie des Français sachent l’allemand, mais si ils veulent participer à l’espace commun français, il faut que la langue principale soit le français qui permet d’entrer en communication avec tous les autres de la nation française. Il serait peut-être plus utile aux bretons d’apprendre l’anglais que le breton, mais c’est absolument leur liberté d’apprendre le breton s’ils le souhaitent, simplement s’ils apprennent le breton sans savoir le français, ils limitent leurs capacités d’échange à la Bretagne et il me semble qu’ils ont tout intérêt intellectuel et social à pouvoir vivre éventuellement en dehors de la Bretagne, donc je pense que la position de conseil constitutionnel est conforme à la tradition française et à la constitution.
Maryvonne de Saint-Pulgent : est-ce que vous iriez jusqu’à dire qu’il n’y aurait plus de nation française, s’il n’y avait plus d’obligation du français comme langue unique de la République ?
Dominique Schnapper : Dans l’histoire française se serait une mise en cause très grave, oui. Et je crois d’une façon générale qu’il faut un espace public commun pour que se construise la démocratie, c’est le problème que l’on voit au niveau européen, les difficultés des européens à dialoguer... La démocratie est le régime du dialogue pour remplacer la violence. Je vois toutes les difficultés aujourd’hui dans le cas très particulier de la Suisse ou de moins en moins les germanophones – je prends le cas le meilleur, celui où il y a le moins de conflits, où ils ont réussis un espèce de génie politique pendant un siècle entre la majorité germanophones et les minorités hé bien maintenant où de moins en moins les germanophones apprennent le français et les français apprennent l’allemand, on voit se défaire cet espace public qui était celui de la Confédération Helvétique et c’était un cas tout à fait particulier et tout particulièrement favorable. Dans le cas français où la population est déjà divisée par toutes sortes de critères, ajouter celui de la langue me paraîtrait remettre en cause l’histoire de la France telle qu’elle s’est constitué. On considère que le français a commencé à être la langue première de la population française juste après la seconde guerre mondiale [aidé par la télévision], en 1914 on parlait encore 14 ou 17 langues étrang… euh non françaises sur le territoire national, sans compter les langues que les immigrés parlaient dans l’intimité de leurs familles.
Maryvonne de Saint-Pulgent : Ma grand-mère paternelle ne parlaient pas du tout français et mon père avait comme langue maternelle le breton, le français est sa deuxième langue…
C’est un discours de plus en plus difficilement reçu. De plus en plus de gens revendiquent le droit de se faire juger, de se faire enseigner et de communiquer dans leur langue. Ça fait partie des crises de la nation, ou c’est autre chose ?
Dominique Schnapper : Cela fait partie du délitement du lien social, c’est-à-dire on veut que le lien social soit de plus en plus proche et à force qu’il soit plus proche… La langue commune, c’est un lien avec tous les nationaux, la langue régionale un lien avec tous les régionaux, et comme la langue régionale se divise elle-même en une série de langues, elles-mêmes différentes les unes des autres : j’ai entendu dire que tous les bretons ne se comprenaient pas.
Maryvonne de Saint-Pulgent : Ah oui, il n’y a pas que le breton : il y a le breton et il y a le parler gallo, depuis que les bretons revendiquent de parler breton, les gens du pays gallo disent : il faut pas que le breton éteigne le parler gallo !
Dominique Schnapper : Donc on rétrécie de plus en plus, le sentiment de solidarité et les possibilités d’échange, et ça me paraît remettre fondamentalement en cause l’idée démocratique dans laquelle parce que nous sommes tous égaux nous pouvons entrer en communication avec tous les autres et à force de restreindre cette possibilité profonde de communication, je crois que l’on remets en cause le lien social qui est une condition de la société démocratique.
Maryvonne de Saint-Pulgent : Vous savez qu’il existe une institution qui s’appelle la Délégation à la Langue Française, enfin qui s’appelait la Délégation à la Langue Française… mis à la disposition du ministère de la culture et qui s’appelle depuis quelques années la Délégation à la Langue Française et aux Langues de France [en insistant avec une légère emphase sur « Langues de France »] ce qui a été une révolution conceptuelle, puisqu’à l’origine elle avait comme mission de promouvoir l’usage du français et maintenant elle promeut l’usage plutôt des autres langues, elle promeut l’usage de tout, bon… et si vous allez sur son site, vous ne trouverez d’ailleurs aucune information sur la pratique du français mais surtout des informations sur la pratique des autres langues. Que vous inspire cette évolution d’une institution de la République ?
Dominique Schnapper : ça m’inspire… beaucoup d’autres éléments m’inspirent le même sentiment, l’inquiétude sur ce que devient, en empruntant un terme à Montesquieu, la « démocratie extrême » aboutissant à ce que chacun recherche exclusivement son propre bien être et trouve son bien être dans son isolement, dans son soi-même, dans l’écho de son propre cœur, comme disait Tocqueville et le replis sur les langues particulières qui, encore une fois, peuvent se rajouter à la langue française en plein liberté, mais qui risquent de remplacer la langue française, me paraît un de ces signes du replis sur soi et de l’affaiblissement de la citoyenneté commune qui jusqu’à présent à toujours été une citoyenneté nationale porté par une langue nationale et donc, c’est un signe de l’affaiblissement de la citoyenneté nationale.
[1] Voir l’article, très bien informé, et aux conclusions bien différentes de Uli Windisch, "Multiculturalisme et plurilinguisme: le cas suisse," in. D. Lacorne & T. Judt, (eds.) La Politique de Babel : du monolinguisme d'état au plurilinguisme des peuples, Fondation nationale des sciences politiques. Centre d'études et de recherches internationales, Remarque Institute (New York University), Kathala Editions, 2002.
[2] Aux antipodes de Schnapper, lire les déclarations de Mona Ozouf au Télégramme, du 5 avril dernier, en particulier sa réponse à la question suivante : « La France n'a pas ratifié la Charte européenne des langues régionales et minoritaires: le breton et la Bretagne feraient-ils toujours peur à Paris? » : « Le feuilleton jamais clos de la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires illustre, en effet, la mauvaise grâce que la France montre à l'expression de la diversité culturelle. En proclamant que «la langue de la République est le français», en refusant les amendements qui auraient permis de manifester le respect dû aux langues minoritaires, en criant à la balkanisation du territoire français dès qu'une proposition de reconnaissance de ces langues, fût-elle modeste, voit le jour, la France révèle sa vieille allergie à la particularité, son goût constant pour l'uniformité. »