Indiens d’Amérique et du Limousin
Henry Farny, Indian Camp, Cincinnati Art Museum
Indiens d’Amérique et du Limousin
France Culture a présenté coup sur coup, dans l’émission souvent passionnante Sur les docks, les 8 et 9 juin derniers, deux reportages sur la culture des Indiens d’Amérique du Nord, sur place (Wind River, Wyoming) et… en Limousin (Bussières-Boffy). C’est une occasion offerte de revenir sur des remarques faites ici à propos de l’insistante référence à l’indianité dans la culture néo-rurale (voir par exemple, Nouveaux et anciens Mohican), mais aussi sur les analogies évidentes et les irrémédiables différences entre les situations, elles-mêmes extrêmement diverses, des langues et cultures des indiens d’Amérique et des nôtres, d’autant plus que le néo-paganisme revendiqué par certains occitans (surtout des limousins) et bretons entretient des relations évidentes, parfois revendiquées, avec la culture chamanique de l'autre côté de l'Atlantique. En outre, dans une tout autre perspectivre, il existe à La Française, près de Montauban, l'association Oklaoma-Occitania, fondée pour commémorer l'accueil en 1829 de trois indiens osages abandonnés par la bonne société qui les avait exibés à Paris, l'évêque ayant organisé une collecte qui leur permit de rentrer chez eux. On trouvera les détails de cette histoire passionnante et une mine d'informations impressionnantes à propos des Osages, d'autres tribus sioux sur le blog de l'association.
Répression et immersion
De la première émission, où s’exprimaient des Arapahoes et des Lakotas, je retiendrai seulement l’insistance sur la question linguistique, jugée essentielle par les protagonistes de l’émission. Je me contenterai de rapporter les paroles à ce sujet de Jehan-Richard Dufour, le journaliste qui a réalisé le reportage, et de ses interlocuteurs, toute ressemblance avec une situation que nous ne connaissons que trop ne pouvant bien sûr être que fortuite....
Voilà comment J.-R. Dufour introduit le sujet : « La culture d’un peuple ne peut être dissociée de sa langue. Le gouvernement fédéral a longtemps lutté contre les langues indiennes, réussissant presque à les anéantir, mais aujourd’hui ses langues renaissent et prennent de plus en plus d’importance au sein de la vie de la tribu. J’ai rencontré Sandy Iron Cloud de la tribu Arapahoe à Cheyenne avec Germain Bell qui lui, est d’origine Lakota ».
Je transcris ici la traduction des propos des Indiens interviewés, qui couvre l’anglais, ponctué d’expressions indiennes données à titre d’exemples :
Sandy Iron Cloud : « Nous parlons tous les deux la langue arapahoe, cela signifie que je peux vous demander comment vous allez, je peux vous demander où vous allez, ou « levez-vous ». Germain pratique l’arapahoe et le lakota, il peut chanter dans les deux langues. Au sein de la nation les enfants apprennent et font revivre nos langues : ma belle fille a vingt et un ans et elle parle mieux que moi. Elle peut parler avec sa grand-mère. Nous sommes obligé de réapprendre notre langue car la première langue était l’anglais. Pour ma mère, sa langue maternelle était l’arapahoe, mais à cause des mauvaises expériences de l’école où ils étaient punis, les gens de sa génération ont refusé de nous apprendre la langue. Mon père était frappé sur les doigts ou sur la tête s’il parlait l’arapahoe. Mon oncle raconte que la nonne prenait une touffe de cheveux et tirait très fort dessus quand elle surprenait un enfant en train de parler l’arapahoe. Ça revient maintenant, car si vous n’avez pas votre langue, vous n’avez pas votre culture. […] ».
Suivent les propos de Jasmine Pickner, lakota : « Nous avons toujours la langue dakota lakota, nous la parlons toujours, mais la plupart des générations actuelles ne la parlent plus couramment. Il y a eu un long moment pendant lequel la génération de nos parents n’a pas été autorisée à parler notre langue, elle s’est peu à peu perdue et c’est maintenant la jeune génération qui essaie de la faire revivre. C’est arrivé y compris dans les réserves, car le gouvernement fédéral et les missionnaires ont envoyé les enfants d’alors dans des pensionnats où ils étaient punis s’ils parlaient notre langue. Ils ont aussi coupé leurs cheveux et changé leurs noms pour des noms américains ».
A un autre moment de l’émission, un indien, désabusé quant à la conservation des codes traditionnels de comportement parmi les jeunes générations, déclare : « Maintenant les jeunes font ce qu’ils veulent… Il y a des enfants auxquels on apprend ici la langue Arapahoe, c’est tout ce que nous essayons de faire ».
Je ne ferai guère de commentaires sur les situations respectives des langues arapahoe et lakota aujourd’hui, sur lesquelles je n’ai pas pu me documenter sérieusement. On trouve cependant en ligne un article passionnant très précis du responsable de la mise en place d’un programme d’enseignement immersif de l’arapahoe dans la Public School de Wind River ayant pour objectif de revitalisation de la langue (Steve Greymorning, « Going Beyond Words: The Arapaho Immersion Program »). Les homologies avec nos propres écoles immersives (Diwan, Calandreta, Iskatola, Bressola etc.) sont saisissantes. La mise en place de cet enseignement s’est faite tardivement (années 90) comparativement au Canada et à la France. Selon ce que raconte Greymorning, il fut très tatonnant au début (du fait de la faiblesse de l’horaire, de la non formation des maîtres, etc.), puis ensuite beaucoup plus conséquent et efficace dans la mise au point d’une méthode inspirée non des canadiens, mais des hawaïens. Il se réfère aussi à l’énorme succès de l’enseignement par immersion du Maori en Nouvelle-Zélande, où il se trouve au moment d’écrire son papier. Dans tous ces cas, les projets sont pris en charge par l’ensemble de la communauté, et il apparaît combien, comparativement, cet enseignement est chez nous fragilisé du fait même qu’il ne concerne qu’une toute petite partie de la population scolaire locale. On en revient évidemment aux différences majeures entre les situations respectives de ces écoles, dans les communautés évoqués, où elles jouissent d’une très forte reconnaissance symbolique et sociale (c’est le conseil Arapaho lui-même qui a souhaité le développement de l’enseignement par immersion) et chez nous, où la légitimité de cet enseignement n’est pas acquise, ni d’ailleurs, en fait, pas même sa légalité.
Je ne vais pas non plus épiloguer sur les ressemblances et les différences évidentes entre les propos des indiens que j’ai reproduits ci-dessus et l’histoire de nos propres déboires linguistiques et de nos tentatives désespérées pour y remédier. Je me contenterai de remarquer que là-bas, y compris pour le français de passage, la situation répressive vécue dans le passé est désormais donnée comme un fait incontesté et incontestable qui ne saurait être perçu que négativement. A moins, évidemment, de jouer la provocation et de tenir des propos qui seraient unanimement jugés politiquement incorrects… Ici, au contraire, il est devenu tout à fait correct de remettre radicalement en question l’interprétation de la situation des langues régionales dans l’école républicaine en termes de répression (malgré les myriades d’exemples dont nous disposons) et d’insister sur le bilan globalement positif de l’imposition du français contre les « patois », terme qui se maintient fort bien dès qu’il s’agit de refaire l’histoire de l’école républicaine, alors que ce mot est devenu lui-même incorrect (et nous nous en plaindrons certes pas) pour désigner au présent le patrimoine linguistique de la France. Cette dichotomie terminologique et la schizophrénie des représentations qu’elle révèle induisent d’ailleurs l’idée pernicieuse, délibérément confusionniste, selon laquelle les anciens patois n’avaient rien à voir avec les « langues régionales » d’aujourd’hui qui s’écrivent et s’enseignent et dont on pourra dire, du coup, en toute quiétude, qu’elles sont des inventions nouvelles et « artificielles ».
Autre remarque : dans les propos du journaliste et peut-être hélas dans le sens commun, ce qui rend évidente la légitimité des revendications linguistiques et culturelles des Arapahoes ou des Lakotas, c’est l’existence d’un « peuple » ou d’une « nation ». Cela veut-il dire que des revendications similaires de la part de locuteurs qui ne se reconnaissent pas pour la plupart comme formant un peuple ou comme une nation spécifique sont nulles et non avenues ? La question bien sûr, se pose d’autant plus dans le cadre d’une conception de la nation qui exclut de décliner la notion de peuple au pluriel…
tipis à Bussières-Boffy (site He Tatanka Luta)
Une culture hors-sol
Le modèle indien, apparemment, n’est donc pas jugé exportable en France en ce qui concerne les revendications linguistiques et culturelles… Pourtant la culture indienne elle-même, et particulièrement son chamanisme, à travers l’imaginaire qui lui est associé, mais aussi ses pratiques rituelles, s’exportent fort bien dans nos contrées, où elle font de plus en plus d’adeptes. D’une certaine façon, on pourrait même soutenir que leur réception est chez nous plus pure, plus authentique qu’en Amérique même, car débarrassée de toute référence au christianisme, alors que les indiens, comme le montre bien le reportage de Dufour, conservent pour la plupart les apparences au moins d’un syncrétisme entre les deux traditions. Ce paradoxe nous fait d'embée appréhender ce que peut bien avoir d’étrange l’introduction de ces pratiques en Limousin, présenté par le journaliste (Sylvain Alzial) comme le pays « de la mandragore et des mégalithes ». Je lui laisse toute la responsabilité de cette évocation du lieu d’implantation de ces cérémonies chamaniques, calquées sur celles, justement, des indiens Lakotas : en particulier le rituel de l’inipi (hutte à sudation). Le journaliste ne fait d’ailleurs aucune allusion au conflit qui a récemment opposé à Bussières-Boffy les néo-ruraux habitants de tipis, yourtes et roulottes, à la municipalité, qui ne semble d’ailleurs pas complètement réglé. Cela est certes un autre sujet. Quoique... Car le problème est bien celui de l’insertion, de l’intégration, de l’acclimatation culturelle de ces modes de vie et de ces pratiques en Limousin. Je n’ai certes pas, pour ma part, la moindre hostilité pour ce type d’habitat léger ni d’ailleurs pour le chamanisme, qu’il soit indien ou autre. Je ne vois pas pourquoi il serait si difficile d’accepter à Bussières-Boffy les habitants des yourtes et des tipis et de leur reconnaître le statut de citoyens de plein droit. Il est évident aussi que, les concernant, la distinction légale entre terrain constructible et non constructible est fort mal adaptée. Mais la question, pour moi, est toujours la même : elle celle de la relation des néo-ruraux à la société et à la culture locales, dont on a souvent l’impression qu’elle suscite chez eux, au mieux, la plus souveraine indifférence, sinon même, en certain cas, le mépris pur et simple, alors qu’ils en constituent désormais, qu’eux-mêmes et les autres habitants le veuillent ou non, une partie. On dira avec raison que les préjugés sont réciproques et dans tous les cas dommageables.
Je suis sans doute moi-même victime de mes propres préjugés, mais j’avoue n’avoir pu m’empêcher de sourire et parfois même de ricaner franchement, en écoutant le reportage de France Culture, pourtant on ne peut moins critique (entre autres il ne traite guère la question sous l’angle de l’économie du commerce chamanique) ; par exemple en entendant les propos de Catherine Simon qui gère un camping de tipis à bussières-Boffy et intervient dans les cérémonies, lorsqu’elle explique comment, après fait ce choix d’habitat, elle découvrit la spiritualité des indiens et rencontra « dans un salon parisien » (on ne sait en quel sens du mot « salon ») un homme-médecine, qui cherchait des lieux ad hoc pour exercer ses talents. Les propos de Lucie, graphiste à Paris, participant aux cérémonies, m’ont semblé gentiment nébuleux et forts stéréotypés : « Tu sors de la hutte, c’est très fort, tu sens vraiment une connexion qui s’est faite et à ce moment là tu ressens le besoin très fort de rester dans cette dynamique, dans ce lien quoi, en pleine nature, c’est le bonheur… ». Les extraits de chants et de discours faisaient entendre quelques mots indiens prononcés dans un parfait accent parigot et des paroles presque aussi lénifiantes que celles de la messe (le sacré gagne beaucoup à ne pas rendre trop intelligibles les signes qui le manifestent) : « Nous sommes unis au soleil infini, toujours et toujours et toujours... Nous sommes reliés à notre mère la terre pour toujours et toujours et toujours… ». Je vous épargne d’autres extraits et propos bêtifiants sur la réconciliation avec la terre et la nature tout entière, la découverte en soi de l’animal totem, etc. Vous écouterez l'émission. Il est certes facile de se moquer, trop facile même (ou il faudrait alors se moquer de toute forme de cérémonial religieux, et donc d’abord, en l’occurrence, des modèles indiens eux-mêmes, ce qui est plus difficile, tant leur aura est puissante dans notre imaginaire). On excusera donc les écarts du ricaneur, mécréant impénitent.
Par contre, ce que l’on peut constater, en mettant la question des croyances et des pratiques rituelles de côté, lorsque l’on consulte par exemple le site de l’association qui organise ces rencontres (He Tatanka Luta, corne de bison rouge en langue lakota), qui se donne pour objectif de « favoriser la connaissance des cultures et des traditions des peuples autochtones », c’est que le cette spiritualité du lien avec l’environnement et du contact direct avec la nature n’a absolument aucune traduction locale. Je veux dire, il n’est rien dit, absolument rien de son ancrage en Limousin, dans ce paysage là, cette géographie humaine là, avec son histoire et ses traditions spécifiques. Je croyais naïvement que la spiritualité New-Age était volontiers syncrétiste. Sous sa forme indianisante au moins, elle ne l’est guère. Il ne serait pas si difficile pourtant d'établir le lien avec le culte des bonnes fontaines, avec l’arbre à dévotion de Cussac, avec les pratiques rituelles thérapeutiques, etc. N’y a-t-il pas comme un parfum de chamanisme dans les histoires de Leberon et de surciers ? Qui d’ailleurs, de notre génération, n’a savouré les délicieuses impostures de Carlos Castaneda ? Les Bernard Combi, Jan dau Melhau, Miquèu Chapdelh et d’autres, à la croisée de leur connaissance des lieux, de la langue et de leurs lectures nombreuses et éclectiques ont forgé une représentation néo-païenne de la culture limousine, qui s’est traduite par une conséquente production littéraire (Lo Leberaubre) et musicale (en particulier celle du « limousindien » Combi) où les réminiscences indiennes, à la fois discrètes et profondes, se mêlent aux éléments folkloriques (au sens noble du mot) et légendaires du limousin.
Or, on ne trouve rien de cela, mais alors rien de rien, du moins dans la façon dont ils se présentent sur leurs sites et dans cette émission de France Culture, chez les néo-chamanistes de Bussières-Boffy. C’est à peine si le nom même de la région est prononcé, comme si, au fond, on préférait en faire abstraction : abstraction des lieux et de leurs noms propres, de leur histoire et de leurs habitants, certes pour la plupart assez loin des pratiques chamaniques. Les noms mis en avant son tirés du glossaire indien, traduits ou non en français. Ainsi cette spiritualité de l’immersion dans les profondeurs de la nature est-elle étrangement une culture hors-sol, dégagée de tout enracinement local. C’est peut-être d’ailleurs, sans doute, ce que l’on vient chercher à Bussières-Boffy, une dépossession, un affranchissement des pesanteurs culturelles (d’où, par exemple, le déni du christianisme), mais alors le lien avec la culture indienne, qui donne son sens à toute l’entreprise, devient lui-même un pur et simple malentendu.
Jean-Pierre Cavaillé
Chico Many Horses J.-R. Dufour©Radio France