La grande régression. Discussion de la proposition de loi Navarro sur les langues régionales au Sénat
Le 30 juin dernier, dans un silence médiatique assourdissant, le Sénat a discuté, fort brièvement, une proposition de loi « relative au développement des langues et cultures régionales », portée par le montpelliérain Robert Navarro (PS) au nom de son groupe politique. Comme le fait remarquer le communiqué de la FELCO (Fédération des Enseignants de Langue et Culture d'Oc), c’était pourtant la première fois depuis 1950 (adoption de la loi Deixonne) qu'un texte de loi sur la question n'était pas d'emblée rejeté sans discussion. Comme l’ordre du jour était particulièrement chargé, l’échange fut très bref (lire sa transcription) et devrait reprendre à un date hypothétique de la rentrée. Mais rien n’est moins sûr étant donné le renouvellement prochain du Sénat (25 septembre), et surtout la proposition a d’emblée reçu les plus vives critiques de la commission culture du Sénat et d’abord de son rapporteur (Colette Mélo, le rapport et la discussion de la commission sont consultables en ligne) et du gouvernement, en la personne du ministre Luc Chatel.
Certains, comme la FELCO dans son communiqué du 1er juillet, se félicitent de cet échec probable de la démarche, parce que ce document, qui révise à la baisse les précédents textes déposés quelques semaines avant par Marc Le Fur (UMP) et Armand Jung (PS) à l’Assemblée nationale, est indiscutablement très régressif. On a fait remarquer, y compris, dans les rangs de ceux qui ne veulent pas entendre parler d’une loi dans ce domaine que si celle-ci était adoptée, certains acquis pourraient être mis en cause. La Setmana (n° 822, du 24.06 au 30.06), prétend tenir de source sûre que la stratégie de Navarro consiste à se rendre acceptable dans un premier temps aux membres de son propre groupe, dans l’espoir de revenir au texte initial à coups d’amendements. Et en effet des amendements allant dans ce sens ont été proposés à l’issue de la séance, par Navarro lui-même et d’autres sénateurs. On a quand même du mal à croire aux chances de ce scénario, surtout au vu de l’accueil défavorable reçu par le texte au sein même de la commission culture du Sénat.
En tout cas, je ne suis pas sûr que l’on puisse vraiment se réjouir de cet échec (ou demi-échec) car, quand on parcourt la documentation – le rapport établi par Colette Mélo (Seine-et-Marne) pour la commission culture du Sénat, très franchement hostile à cette proposition de loi et à toute législation en la matière ; la discussion de ce rapport devant cette commission le 22 juin dernier, et enfin le bout de débat sénatorial du 30 –, ce n’est pas seulement ni d’abord la proposition de loi qui paraît régressive, mais aussi et surtout les arguments proposés par le gouvernement et les représentants de la majorité qui se sont exprimés et jusqu’au vocabulaire utilisé (grand retour du « patois » ! Voir infra).
Une proposition de loi régressive
La FELCO a pris la peine de produire une analyse du texte et surtout de proposer des corrections et bonifications. Les lacunes relevées sont en effet considérables.
D’abord ce texte ne prévoit aucune sorte d’obligation pour les pouvoirs publics, les dispositions prévues par les articles sont presque toutes optionnelles, d’où une longue suite de formules du genre « a la faculté », « pourront », « peut-être ». Selon les termes de la FELCO : « tout reste soumis au bon vouloir de tel ou tel décideur local et […] le risque que rien ne change, voire que la situation empire est grand… ». Soit, à titre d’exemple : « Dans chaque région concernée par une langue régionale, peut être créé s’il n’existe pas encore un organisme de droit public présidé par le président de la région, associant les services de l'État, les autres collectivités territoriales et les organisations de promotion de cette langue. ». Ou encore «Une convention entre l'État et la région, les départements ou d'autres collectivités ou regroupement de collectivités territoriales concernées peut arrêter des dispositions pour le développement de la langue régionale, son enseignement et son usage. Elle prévoit des moyens supplémentaires spécifiques de l’État affectés aux différents programmes d'application dans les domaines de l'enseignement, de la formation, des médias et des autres services publics. Elle peut être intégrée au contrat de projets et compléter les conventions en cours. » Une bonne partie des corrections de la FELCO consistent d’ailleurs à passer de cette formulation optionnelle à des formes assertives…
Ensuite, ce texte entérine la tendance lourde actuelle consistant à décharger l’État de ses responsabilités : une haute autorité interministérielle des langues régionales était prévue dans les projets antérieurs et disparaît complètement. Il reviendrait donc aux collectivités locales, sans aucune coordination nationale, d’engager ou non des actions. En conclusion, la FELCO exprime sa plus grande crainte « d’un désengagement brutal de l’État pour ne pas dire d’un abandon de ses responsabilités sous le prétexte d’une régionalisation voire d’une privatisation qui dans les conditions actuelles se ferait sans aucune véritable garantie d’amélioration de la transmission de nos langues dans leurs territoires mais au contraire avec le risque réel de disparition de l’enseignement de nos langues dans des secteurs voire des régions entières ».
analyse de l’analyse de la FELCO
Ces craintes sont certes justifiées ; les critiques et les remarques de la FELCO sont sans aucun doute judicieuses dans la conjoncture actuelle et la France étant ce qu’elle est, c’est-à-dire un pays ultra centraliste où les régions possèdent de fait une marge de manœuvre et une autonomie effective des plus réduites (les satisfécits de droite et surtout de gauche sur la décentralisation à la françaises ne résistent pas un seul instant à l’épreuve d’un comparatisme européen), en matière de culture, d’éducation et bien sûr d’abord de financements publics.
Mais c’est aussi là une limite, à mon sens, des analyses proposées par cette associations d’enseignants, partie prenante de la FLAREP (Fédération pour les Langues Régionales dans l'enseignement public). Il cherche à défendre au mieux, et c’est tout à son honneur, les langues régionales dans le cadre d’un État fort, centralisé, omnipotent et omniprésent dans la vie des citoyens. Mais ainsi la FELCO est amenée à reprocher à l’État de renoncer à ses prérogatives, tout en lui reprochant en même temps de transférer les dépenses aux régions sans leur transférer de « vrais pouvoirs ». C’est là à la fois exiger de l’État qu’il exerce ses pouvoirs régaliens en matière d’enseignement et de culture et, contradictoirement, l’accuser de ne pas s’en dessaisir. J’avoue bien volontiers n’être guère compétent en la matière, mais il me semble paradoxal d’attendre de l’État français jacobin, avec son organisation du territoire rigoureusement centralisée et son monopole de tous les pouvoirs, qu’il dispense une réelle démocratie culturelle et linguistique au niveau local.
Il me semble néanmoins que nous ne saurions échapper à cette contradiction de la FELCO, dès lors que nous revendiquons la reconnaissance de nos droits linguistiques dans une perspective réformiste (ce qui est mon cas) : nous attendons en fait d’un État nation qui ne cesse d’éprouver sa force et son identité propre dans la négation des droits linguistiques et culturels minoritaires (et d’abord dans la négation du fait même minoritaire), qu’il reconnaisse ceux-ci et leur confère une légalité Autrement dit, nous attendons de lui l’impossible.
Je ne dis pas cela pour justifier le désengagement ou appeler à une quelconque radicalisation révolutionnaire des mouvements culturels minoritaires. Il faudrait pour cela qu’ils deviennent de véritables mouvements sociaux, ou que les mouvement sociaux existants soient profondément imprégnés de revendications allant dans le sens d’une véritable démocratie culturelle ; ce qui est partiellement le cas du mouvement actuel des « Indignés », mais n’est pas cependant, ou pas encore, révolutionnaire. Cependant, il me semble très important d’avoir conscience de cette contradiction, afin de pouvoir travailler à la dépasser dans l’action en faveur de la démocratie effective. Il faudrait, il faudra, sans aucun doute, développer et approfondir ces bribes de réflexion.
Bilan malhonnête et prospective menaçante
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’État, désormais, ne veut plus prendre en charge une politique en faveur des langues régionales et surtout ne souhaite plus engager – ou le moins possible – de moyens financiers dans ce domaine (c’est le leitmotiv du rapport Mélo et de toutes les interventions hostiles à la proposition Navarro). L’État, cette fois, est bien décidé à se décharger entièrement sur les régions et les collectivités sans octroyer de fonds. C’est la raison pour laquelle le gouvernement ne veut pas de loi et fera tout pour qu’il n’y en ait pas, de même que l’on n’a jamais été aussi loin d’une ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires ; l’antienne désormais inlassablement reprise affirmant que la mention des langues régionales comme patrimoine national dans la Constitution en 2008 est amplement suffisante. Celle-ci est pourtant purement déclarative et n’implique aucune espèce d’action concrète.
Les craintes que nous étions nombreux à formuler alors sont donc entièrement confirmées. Je me permets de renvoyer à ce propos aux réflexions que m’avaient inspirées le vote d’une mention patrimoniale des langues régionales à l’article 2 de la Constitution (Régions et patrimoine : les langues minorisées dans la constitution), puis la bruyante contestation de ce vote par le Sénat (Langues « régionales » : le sursaut républicain !), qui avait ensuite conduit à un compromis lors du vote de la révision constitutionnelle rejetant la mention à l’article 75 -1 dans la partie concernant les collectivités territoriales (on pourra retrouver ici à ce propos la réaction prémonitoire du sénateur François Marc, qui n’était d’ailleurs pas isolée).
Cependant, rappelons-nous tout de même que le discours du gouvernement, à l’époque, sous la même présidence, pour appuyer l’introduction de la mention, consistait à affirmer par la bouche de la ministre Christine Albanel que celle-ci était nécessaire afin que la loi de tutelle alors en préparation ne soit pas déclarée inconstitutionnelle.
Eh bien tout est changé maintenant ! La loi est estimée inutile et malvenue, et Colette Mélo dans son rapport, puis le ministre Luc Chatel son intervention au Sénat ne se firent pas faute de faire peser sur la proposition Navarro, pourtant très édulcorée, des menaces répétées d’inconstitutionnalité (au motif, en particulier, qu’elle tendrait à donner des droits spécifiques à des groupes de citoyens – sur cet argument récurrent, voir infra).
C’est là qu’éclate une énorme contradiction, qui crève véritablement les yeux, entre le bilan et les prospectives, qui contredisent l’affirmation formelle d’une reconduction des actions engagées dans la programmation.
La loi est inutile parce que l’action gouvernementale et institutionnelle en faveur des langues régionales est déjà optimale ! c’est ce que déclare le rapport Mélo et répète après lui le ministre (il est difficile de savoir qui a copié qui, car le rapport lui-même a tout l’air d’avoir été dicté par le ministère !). Évidemment, pour les acteurs que nous sommes, cela est tout à fait effarant : ainsi lorsqu’on nous explique que l’enseignement des langues régionales est en pleine expansion et sa programmation ascendante, grâce à des CAPES dont l’existence même est sérieusement menacée (il était initialement prévu que le concours soit fermé cette année), ou bien quand on nous affirme en substance que les médias publics sont déjà saturés d’émissions en langues régionales… Il n’y a qu’à voir autour de nous, en Limousin, où nous n’avons pratiquement plus aucune offre scolaire et sommes confrontés au vide absolu sur les médias. Avec cette langue de bois politico-technocratique, nous ne sommes pas dans l’exagération (avec chiffres et pourcentages qui pourtant trahissent la misère infinie de la situation), mais dans le pur et simple déni de réalité.
Quelques sénateurs se sont d’ailleurs insurgés, dans le débat qui a suivi la présentation du rapport Mélo, contre l’exaspérant « tableau idyllique », la « réponse caricaturale », la « régression » manifeste et ont rappelé que « nos langues régionales […] sont en train de mourir » (Claude Bérit-Débat, PS, Dordogne), que le « patrimoine immatériel que sont les langues régionales survit à peine » (Maryvonne Blondin, PS, Finistère), l’absence de toute « formation des formateurs » pour certaines langues (Marie-Christine Blandin, Europe écologie, Nord-Pas-de-Calais, en l’occurrence elle évoqua le flamand occidental et le picard), le fait incontestable que les initiatives en matière d’éducation dépendent uniquement du zèle des recteurs, etc. etc.
Mais surtout, ce qui est tout de même d’un cynisme remarquable, après s’être auto-félicité des avancées remarquables et du bilan magnifique des politiques linguistiques engagées par le gouvernement, celui-ci déclare en fait qu’il est bien décidé à se débarrasser du dossier, en le remettant entre les mains des régions, sans concertation et sans aide aucune (je l’ai dit plus haut : le message martelé, pour que tout le monde comprenne bien, est en substance le suivant : « nous n’avons plus d’argent pour ces choses là ». Les cursus d’enseignement, les associations, les festivals sont avertis...
Ainsi déclare-t-on à la fois que l’on n’a cessé de développer une action efficace, et fait-on entendre en sourdine que l’on en déjà trop fait, et que le but que l’on se fixe désormais est de se décharger entièrement du fardeau sur les régions. Cela est valable pour tous les secteurs, a commencer par celui de l’enseignement. La FELCO n’a pas manqué de relever ce qui ressort du compte rendu d’une audience de l’APVL (Association des professeurs de langues vivantes) au ministère de l’Éducation nationale, le 18 mai dernier. Selon Christophe Kerrero (Conseiller chargé des affaires pédagogiques et de l’égalité des chances) et Raphaël Muller (Conseiller diplomatique chargé de la culture et de la mémoire [sic !]) : « l’enseignement des langues régionales relèvent de la spécificité du territoire et non seulement il est très difficile mais il serait peu sage d’avoir un discours national sur la question des langues régionales ». Cela est nouveau et quelque peu étonnant, car il n’y a pourtant de discours autorisé, en France, sur la question des langues régionales (je veux dire, de discours politique légitime susceptible d’avoir une incidence juridique), que national. Il n’y pas si longtemps encore, en 1998, le constitutionnaliste Guy Carcassonne soutenait même que les langues régionales n’appartenaient ni aux régions, ni aux groupes de locuteurs mais au « patrimoine culturel indivis de la France ».
Une contradiction constitutionnelle
En fait, la justification du désengagement et de la dévolution aux régions, laquelle exclut de fait une législation (puisqu’en France on ne saurait bien sûr avoir de lois régionales, comme certains de nos voisins en ont), est toute trouvée. Elle est, oui, inscrite dans la Constitution elle-même. C’est là qu’apparaît le piège en vérité assez terrible de l’inscription de la mention patrimoniale des langues régionales dans l’art. 75-1, qui en effet contient en même temps une reconnaissance nationale formelle et leur relégation aux collectivités territoriales. C’est-à-dire, en régime français, leur condamnation à une absence de législation. Voici ce que dit, en toutes lettres Colette Mélo dans son rapport : « la préservation du patrimoine des langues et cultures régionales est une responsabilité incombant prioritairement aux collectivités où elles sont en usage, ainsi que l’indique l’inscription des langues régionales au sein du titre de la Constitution consacré aux collectivités territoriales » (p. 9-10).
Ainsi Colette Mélo, fidèle serviteur et en fait voix des choix gouvernementaux, tire-t-elle tout le profit possible de ce qui est bien d’abord une contradiction dans la Constitution elle-même : il y est affirmé que les langues régionales sont un patrimoine national (la formule exacte est : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France »), mais relevant de fait des collectivités territoriales, puisque c’est dans cette partie que l’on a choisi de faire figurer l’article. Cette contradiction est en voie d’être tranchée par le pur et simple abandon du patrimoine national aux régions. Or, et j’en reviens à la question suscitée par les analyses de la FELCO, en contexte français, cela veut dire condamner ceux qui œuvrent pour ces langues à une absence de soutien légal et institutionnel d’État, sans les soustraire pour autant, bien entendu, à la menace constante de sanctions légales. Car il existe tout un arsenal juridique susceptible de servir à réprimer l’usage public des langues régionales sous toutes ses formes possibles.
Alors oui, Maryvonne Blondin, peut-elle dire, avec beaucoup d’autres, que l’article 75-1 est « purement décoratif », et je crois que l’on peut affirmer aujourd’hui qu’il a été largement accepté pour cette raison même : de n’être que décoratif, exactement comme le sont tous les éloges, d’une fausseté et hypocrisie consommées, que la rhétorique politique officielle adresse aux langues régionales et que n’ont pas manqué de prodiguer le rapporteur, le ministre et une bonne partie de ceux qui ont contesté devant le Sénat l’opportunité de l’adoption d’une loi.
Unicité et diversité : la quadrature du cercle
Du même coup, en résolvant la contradiction du national/régional par une reconnaissance nationale formelle, purement décorative, des langues historiques de France et leur rejet de fait dans les collectivités territoriales (l’État se réservant bien sûr d’intervenir négativement par la voie légale), se trouve ainsi sinon résolue, du moins étouffée, la contradiction majeure, doctrinale et idéologique, au cœur des débats récents comme de tous les précédents sur la question, entre « unicité » de la langue française et « diversité linguistique » patrimoniale.
N’y allons pas par quatre chemins. Ces deux principes, invoqués dans la plupart des discours pour ou contre la loi, sont clairement antinomiques ; tant que le premier n’est pas mis en question, le second est exclu de fait. Ou alors, il faudrait inventer quelque chose comme l’équivalent de la théologie de la trinité des chrétiens, qui permet de penser un seul Dieu en trois personnes, quelque chose comme l’unicité par la diversité. Mais visiblement aucun de nos tribuns, qui soutiennent bien une doctrine théologique du monolinguisme, comme le dit opportunément la FELCO dans sa critique du rapport Mélo, n’en est capable ! Ils se contentent tous de juxtaposer les deux principes dans un discours lénifiant et proprement inconsistant du point de vue des exigences de la logique la plus élémentaire.
A titre d’exemple, l’intervention de Luc Chatel, le 30 juin dernier : les langues régionales, a pompeusement déclaré le ministre, « ont donc toute leur place dans notre République, une République ouverte et généreuse qui sait s'enrichir de sa diversité, sans jamais oublier d'affirmer son unité ».
Mais il revient à Colette Mélo d’avoir poussé le plus loin la juxtaposition oxymorique : « Nous avons tous à cœur de préserver l’unicité de la langue française mais aussi l’existence des langues régionales » (je souligne). Cela veut dire que la langue française doit demeurer la seule et unique langue reconnue de la république, à l’exclusion de toutes les autres, mais aussi qu’il faut concéder l’existence des autres, en tant que langue exclues.
L’unique solution envisageable, au niveau politique et juridique, consiste à marquer l’opposition la plus grande possible entre le français (je reprends les propos mêmes du rapporteur) « langue nationale commune, langue de la vie publique et de la République » et les langues régionales, « langues à vocation régionale et largement privée ». Les langues « régionales » ont des « vocations régionales »... C’est une plate évidence, une tautologie, dès lors qu’elles ont été définies et qu’on les nomme justement « régionales » (excluant ainsi les langues non-territorialisées, qui n’ont même pas vocation à l’existence, notons-le au passage). Les mots ne sont bien sûr pas innocents et ce nom imposé de « langue régionale », pèse de tout son poids, particulièrement en contexte français, où la reconnaissance d’une quelconque autonomie politique et culturelle de la région est exclue par principe (voir ma réflexion à ce sujet : Nommer les langues minorées : l’exception française). La notion de « vocation », elle aussi est intéressante : certaines langues ont « vocation » nationale, d’autres régionale et privée, ce qui laisse entendre qu’il s’agit là de qualités qu’il leur seraient propres et naturelles, ce que dément bien sûr toute approche linguistique de la question. Cela est la même chose que de dire que les femmes ont « vocation » à rester au foyer, ou que les pauvres ont « vocation » à travailler pour les autres. On s’étonnera enfin de l’expression pour le moins vague de : « largement privée », qui témoigne seulement de l’embarras et de l’inconséquence qu’il y a à affirmer que l’usage d’une langue puisse être « privé » et seulement « privé », alors que chacun sait que sa disparation de tout lieu public (rue, marché, etc.) est la marque de sa fin proche.
Haro sur les patois
Au fond, il faut reconnaître que les plus cohérents (idéologiquement parlant) sont ceux qui, très logiquement, poursuivent le travail d’éradication entamé par l’abbé Grégoire, sous la forme soft qui consiste en fait à laisser doucement mourir les « patois » en les privant de toute forme de soutien (c’est l’opinion de Navarro exprimée à l’issue du débat dans la Setmana, n° 82, du 08/07 au 14/07 2011), au motif que l’unité et l’indivisibilité de la République excluent la pratique publique de toute autre langue sur le sol de la nation.
Cette position intégriste, qui semblait en recul, s’est fortement exprimée lors du débat en commission culture et était aussi présente dans la discussion du 30 juin. Ainsi, lorsque Jean-François Humbert (UMP, Doubs) a affirmé en commission que la proposition de loi était contraire à l’unité et à l’indivisibilité républicaine, ajoutant immédiatement : « nous avons une langue magnifique, quel dommage de lui porter atteinte ! ». Le simple fait de protéger les langues régionales est une « atteinte » au français…
C’est aussi la position d’Ivan Renar. (CRC-SPG, Nord), qui s’était déjà illustré dans le débat du 18 juin 2008. Pour lui il faut rejeter la proposition de loi, parce que tous les efforts doivent être consacrés au français : Il faut […] vivifier l’enseignement du français, facteur d’intégration des nouveaux arrivants. Le français est cette superbe langue des Lumières qui a fait la France.. ». Le français a fait la France sans et contre les « patois » ; entamer une action en faveur de ces derniers, revient à attaquer le français, que dis-je, à s’en prendre à la France ! Au passage, Renar, qui ne connaît manifestement rien au dossier, s’en prend à l’enseignement par immersion, en produisant un argument absolument ridicule : « comment, dit-il, un Brestois qui aurait appris la physique en breton pourrait-il travailler à Strasbourg ? ». Quelle ineptie en effet et, disons le, quelle idiotie, alors qu’évidemment la chose se passe tous les jours avec les élèves sortis de Diwan (mais aussi de Calandreta, Iskatola, etc.), dont on sait que les compétences en français sont égales, sinon supérieures, à ceux des élèves monolingues (et qui évidemment obtiennent leurs diplômes et leurs concours pour enseigner la physique, en français !).
L’une des stratégies adoptées pour discréditer l’idée même que l’on pourrait reconnaître et aider les langues régionales, consiste à s’obstiner à les appeler « patois ». Cela est de bonne guerre, mais j’avais cru déceler, lors de la séance mémorable au Sénat en 2008, que l’usage de ce vocable par les élus devenait délicat et n’était plus guère de mise. Les deux dernières discussions du 22 et du 30 ont signé un grand retour de l’emploi dépréciatif du terme (j’ai relevé au moins 7 occurrences du terme allant dans ce sens).
Ainsi Catherine Morin-Desailly (UMP, Seine Maritime, mais aussi conseillère générale de la Haute-Normandie), qui se réjouit de ce que personne, affirme-t-elle, ne s’est encore plaint d’un déficit d’enseignement du cauchois dans sa région (voir pourtant l’étude de Thierry Bulot, et un petit sondage sur le forum du boutmenteux à Fécamps), s’insurge de l’idée que l’on puisse considérer « un patois » qui ne peut être utilisé que « très localement », comme des langues vivantes au même titre que les grandes langues étrangères, ce qui notons bien lui vaut des « marques d’approbations » dans les travées de son groupe politiques et du RDSE.
Jean-Claude Carle (UMP, Haute-Savoie), pour sa part, a ironisé sur le fiasco qu’aurait été une présentation d’Annecy à la candidature aux jeux Olympiques en « patois savoyard » (on a vu par contre les miracles accomplis par l’excellente présentation en anglais !), affirmant au passage que des études montrent (lesquelles ?) que « l’apprentissage des langues régionales, y compris en option, n’améliore pas les résultats scolaires ». Ainsi l’idée selon laquelle, il est absurde d’enseigner les « patois » à l’heure où le niveau de français n’est pas satisfaisant, c’est-à-dire l’idée fausse, mille fois réfutées, suivant laquelle l’apprentissage de tout autre langue se fait au détriment de la maîtrise du français, continue ainsi d’être colportée par nos élus.
Enfin Jean-Pierre Plancade (RDSE, Haute-Garonne) a, quant à lui, défendu l’idée tout aussi neuve selon laquelle l’enseignement du « patois » (en occitan dans le texte, car, j’y reviendrai, ce sénateur est occitanophone – la graphie est celle, toujours calamiteuse, des greffiers du Sénat) est marque de régression et de communautarisme, se disant par contre fier d’avoir fait apprendre l’anglais à ses enfants et le chinois à ses petits enfants (toujours donc la même opposition et l’idée ridicule d’une incompatibilité naturelle entre les patois et les « grandes » langues)
Au-delà, ou plutôt en deçà de l’ignorance et de la bêtise, réside la conviction que toucher au dogme du monolinguisme revient à mettre en cause la nation française jusqu’à la racine. De ce dogme en effet dérive l’affirmation répétée longuement par Colette Mélo, puis par Luc Chatel, que reconnaître des droits linguistiques (ce qu’une loi, quelle qu’elle soit ne manquerait pas en effet de faire) reviendrait à légiférer pour des catégories spécifiques de citoyens au détriment de l’unité de la République et de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Cela est évidemment faux, car c’est tous les citoyens qui sont potentiellement concernés par les droits linguistiques et culturels, et non certains d’entre eux au détriment des autres, même si, évidemment, les premiers concernés sont les groupes actuels de locuteurs.
Comme le fait très justement remarquer l’auteur (ou les auteurs ?) de la critique du rapport Mélo publiée au nom de la FELCO, « si l'on mène ce raisonnement jusqu'au bout, c'est l'ensemble des associations, partis, syndicats etc. qui doivent être déclarés inconstitutionnels, dans la mesure où leur objet vise par définition à la défense d'intérêts particuliers, voire antagonistes, dans le cas des partis ou des syndicats » ; de sorte qu’il est « étrange que ce dogme ne soit brandi que quand il est question des langues régionales ».
Mais c’est que justement que l’unicité de la langue est considérée en France comme condition et garante de l’unité nationale, elle est le socle dur sur lequel peut germer la diversité des opinions. Cela est évidemment faux et met en cause l’idée même de nation fondée sur le consentement des citoyens, au profit d’une définition reposant sur les critères ethniques que sont la langue et la culture (car la langue unique est, dans cette idéologie de l’un, ce qui permet de partager la même culture). De fait, cette idée ethnique de la nation est devenue aujourd’hui le paradigme dominant, qui fait le lit de toutes les dérives souverainistes et nationalistes de gauche comme de droite. Et c’est nous, qui défendons la pluralité et la diversité, qui sommes taxés d’ethnicistes et de communautaristes !
La figure du bilingue renégat
Parmi les opposants farouches des « langues régionales » (formulation qui implique la reconnaissance d’une valeur linguistique et culturelle des idiomes considérés), il se trouve – ce n’est pas un phénomène nouveau –, des élus qui se disent très fiers de parler « patois » et même, parfois, de montrer leurs compétences.
C’est sur cette figure que je voudrais terminer, car elle présente un cas clinique de diglossie repentante du plus grand intérêt pour la sociolinguistique.
Lors d’un débat à l’Assemblée nationale, en novembre 2002, alors qu’il était déjà question d’amender l’article 1 de la Constitution pour ajouter à l’affirmation de l’unicité républicaine de la langue française une mention aux langues régionales (voir Patois bourbonnais, bourguignon et verlan : le traitement des langues minoritaires à l’Assemblée nationale), Jacques Myard (UMP, né à Lyon), hostile à tout amendement, s’était venté d’avoir parlé « patois » en sa jeunesse, et René André, sur les mêmes positions, avait apostrophé l’hémicycle en breton : « O Breiz ma bro, Bro goz mazadou ! ».
En 2008, au Sénat, contre le projet d’amendement voté par l’Assemblée (voir, sur ce blog Langues « régionales » : le sursaut républicain !), Adrien Gouteyron (UMP, Haute-Loire), se ventait de n’être pas fier (voilà le paradoxe qu’il s’agit de saisir) de parler l’auvergnat et François Fortassin (RDSE, Hautes-Pyrénées), se souvenait avoir enseigné le gascon, « langue merveilleuse » (évidemment ces gens là ne connaissent pas l’occitan), ajoutant néanmoins que l’unicité constitutionnelle du français était chose sacrée.
Cette fois, il faut signaler Jean-François Humbert (UMP, Doubs), déclarant ironiquement qu’il aurait pu prononcer sa diatribe contre la proposition de loi (un « texte dangereux ») « en franc-comtois », et surtout l’inénarrable Jean-Pierre Plancade (voir supra), sans lequel on aurait pas entendu cette année d’occitan au Sénat. « Podi parlar en patès » (« je peux parler patois », je corrige la graphie, catastrophique, souvent inintelligible, comme chaque fois dans les comptes-rendus de séances parlementaires, ce qui est assez révélateur, me semble-t-il) dit-il devant la commission culture et lors de la discussion, il commença ainsi : « Monsur lo president, monsur lo ministre, madama la reportaira, cars collegas, me fa plaser de parlar la lenga de mon enfança, mas coma gaireben digus compren vau far la revirada sul pic » : « Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le rapporteur, mes chers collègues, cela me fait plaisir de parler la langue de mon enfance mais, comme personne ne comprend, je vais vous traduire tout de suite ce que j'ai dit. ».
Plancade possède indéniablement une véritable compétence en languedocien : à Bernadette Bourzai (socialiste, Corrèze) qui, soit dit en passant, soutenait le projet de loi, s’interrogeant sur la manière dont on pourrait traduire en occitan le mot de « patchwork », en avouant mal connaître la langue (et en citant le dictionnaire Lavalade, qu’on se le dise !), il propose mesclat ou, beaucoup mieux « barreja » (je pense qu'il s'agit du nom commun cette fois = mescladissa, forra-borra), ce qui n’est pas mal du tout.
La position de Plancade est par ailleurs totalement incohérente, puisque le même homme prétend défendre l’enseignement de la langue, tout en disant qu’il est inutile et même dommageable de le faire, car cela ne saurait qu’être au détriment du français. En outre, à l’heure de la mondialisation et au nom de la paix entre les peuples, il est beaucoup plus judicieux d’apprendre l’anglais ou le chinois (comme si, évidemment, l’un empêchait l’autre !). En tout cas, Plancade se dit farouchement hostile au projet de loi, qui est pour lui une « régression » et l’expression d’un « patriotisme de terroir » (pourtant le mot de terroir n’apparaît jamais dans la proposition de loi). Il en fait une affaire personnelle, car tout cela il l’a souffert dans sa chair et dans son esprit : à l’école on lui a interdit, dit-il, de parler patois (mis au piquet pour avoir nommé en oc les objets dessinés au tableau), et il s’en est fait une raison, ou plutôt il a bien vite reconnu que l’on avait raison de le lui interdire, et lui-même s’emploie de toute son autorité à en dissuader ses enfants et petits enfants ; et voilà que si une telle loi passait, ajoute-t-il, il lui faudrait « réapprendre l’occitan » ! Mais, en même temps, il se déclare un partisan inconditionnel du trésor inestimable que représente ce « patrimoine immatériel ». Au-delà des mots creux, le pire est qu’il paraît sincère.
Le discours on le voit, ne brille pas par sa clarté ; le sénateur de Haute-Garonne dit une chose et son contraire. En tout cas, il est fier comme Artaban de pouvoir en remontrer à tout ceux qui défendent les langues régionales sans les parler, comme son « ami » Jean-Michel Baylet, qu’il dit prêt à voter en faveur du projet de loi Navarro et auquel il lance : « Quora parlaras la lenga nòstra ? Autrement dit, en français : « Jean-Michel, quand parleras-tu notre langue ? ».
Personne, étrangement, n’a relevé ce tissu d’incohérences. En fait, il a sa raison d’être ; il est la personnification même de la quadrature du cercle dont je parlais plus haut. Plancade aime sa langue, son « patois » ; il l’exalte et l’impose même en des lieux où il dit lui même qu’il n’a rien à faire, dans les temples de la langue unique de la République. Pourtant, il ne peut s’empêcher de commettre le sacrilège, sous le mode parodique, disant en substance, avec un grand éclat de rire et une bonne dose d’autosatisfaction, « voyez, mes chers collègues, à quoi cela pourrait ressembler, si chacun parlait en son patois » : « zo vesètz » !
Voilà en tout cas une raison de plus pour exiger une loi de tutelle pour les langues régionales, qui leur assurerait, pour commencer, un minimum de reconnaissance à la fois intellectuelle et politique, et éviterait à Plancade ces discours et ce comportement effarants, qui finissent par faire douter de sa santé mentale. Certains prétendent que le bilinguisme contrarié peut rendre fou. C’est même devenu un thème à la mode, aujourd’hui où toute revendication sociale, politique et même culturelle doit se donner une caution psycho-médicale pur être crédible. Alors, oui, une loi, une loi vite, ou nous finirons tous comme Plancade !
Jean-Pierre Cavaillé
Par contre, désaccord sur ce point :
"De ce dogme en effet dérive l’affirmation répétée longuement par Colette Mélo, puis par Luc Chatel, que reconnaître des droits linguistiques (ce qu’une loi, quelle qu’elle soit ne manquerait pas en effet de faire) reviendrait à légiférer pour des catégories spécifiques de citoyens au détriment de l’unité de la République et de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Cela est évidemment faux, car c’est tous les citoyens qui sont potentiellement concernés par les droits linguistiques et culturels, et non certains d’entre eux au détriment des autres, même si, évidemment, les premiers concernés sont les groupes actuels de locuteurs."
Des droits linguistiques et culturels, il y a une "communauté" qui en possède à volonté, c'est la communauté ... francophone.
Dans une démocratie "démocratique", toutes les langues doivent être traitées à ... égalité, et les langues dominées doivent avoir les moyens de se défendre de la pression des langues dominantes.
En france c'est exactement l'inverse qui se passe : tous les droits pour une seule langue, la langue que l'Etat a su imposer à des populatios allophones.
La Constitution ne défend donc pas l' "égalité" entre les citoyens, mais une totale inégalité, au bénéfice des "francophones".
On sait qu'en france l'intérêt de l'Etat (et le monolinguisme fait partie de ses intérêts) passe avant toutes considérations démocratiques. On y invoque toujours la "République" (française et monolingue), jamais la "Démocratie".