Le droit de pleurer ses morts
Autour des refus adressés à des détenus issus de la communauté « des gens du voyage » d’assister aux obsèques de leurs proches
Permettez-moi, exceptionnellement, de sortir du sujet de ce blog consacré aux langues minorées, en abordant une question qui en semble très éloignée, mais qui ne l’est pas, car la situation d’une langue est indissociable des conditions sociales de ses locuteurs et de leurs spécificités culturelles. Et c’est parce que j’apprends le sinto (manouche) et fréquente en Limousin les Manouches (voir ici même Rencontre avec une langue invisible : le manouche et Louis Gouyon de Matignon et la langue des Manouches), que je me sens presque le devoir de dire deux mots de commentaire autour des événements qui dans la Somme (Roye, le 25 août de cette année) et dans l’Isère (Moirans et prison d’Aiton, le 20 octobre dernier) ont impliqué des membres de la (ou plutôt des) communauté(s) des « gens du voyage ».
Si je le fais, c’est pour tenter de formuler ce que je n’ai entendu ni lu nulle part, dans le flot de communiqués cliniques et d’articles effarés, à l’exception cependant de l’interview de Marc Bordigoni dans Libération, le 21 octobre. Ce qui me frappe est l’ignorance absolue mais parfaitement assumée par la plupart des journalistes des profondes raisons culturelles de ces manifestations spectaculaires.
A chaque fois, un groupe de personnes se révolte contre le refus de permettre à un détenu d’assister aux funérailles de l’un de ses proches et cherche à faire pression sur les pouvoirs publics en barrant des accès routier et ferrovière pour le respect de ce qu’ils estiment un droit, et qui l’est d’ailleurs, en principe, au regard de la loi.
Ces actes paraissent sans doute au grand public des gadjé totalement disproportionnés, ou plutôt ne font-ils que confirmer l’assignation de ces familles et des « gens du voyage » en général à une identité délinquante. Le fait de ne pas même tenter d’expliquer les raisons profondes de ces révoltes, voire le fait de juger qu’il n’y a rien à expliquer, mais qu’il suffit de constater les infractions trahit la dépréciation et la discrimination. Oui, on peut accuser la plus grande partie des médias de discrimination active par indifférence délibérée aux différences culturelles qui, si elles étaient prises en compte, permettraient de donner sens aux événements que les journalistes ne rapportent que d’un point de vue apparemment factuel mais sans aucun sérieux souci de contextualisation, en se contentant de reprendre les faits tels qu’ils sont d’emblée construits par les pouvoirs répressifs (préfets de police, responsables politiques, administration pénitentiaire). L’image des « gens du voyage » qu’ils véhiculent dans leurs articles consacrés à ces incidents est uniquement celle des comportements délinquants, celle-là-même des déclarations publiques du premier ministre, des préfets et des élus.
Les raisons profondes ne sont pourtant pas à chercher bien loin : elles résident dans l’immense importance des funérailles et du deuil dans ces communautés. Chez les Manouches, les familles se réunissent durant trois longues journées et trois longues nuits de veille, s’ils le peuvent autour de feux de camp, sans musique, sans véritable repas, sans repos. Pour ceux qui voyagent encore, bien souvent la caravane du défunt est brûlée, ses photographies et ses effets personnels sont ou détruits ou taboués, ils acquièrent un statut spécial, pouvant être conservés en souvenir, mais non vendus ni donnés. Le nom du disparu, désormais, dans la famille proche, ne sera plus prononcé, ou bien à la rigueur dans certaines circonstances exceptionnelles et à voix basse. Ceux qui porteraient le même nom, dans l’entourage, sont rebaptisés.
A travers ces pratiques, le défunt n’en sera que d’autant plus présent parmi les vivants. Il faut lire à ce sujet le magnifique livre de Patrick Williams, "Nous, on n’en parle pas". Les vivants et les morts chez les Manouches (1993). On peut aussi, bien sûr, parler directement avec les familles, si l’on veut bien passer sur ses propres préjugés et aborder ces sujets, très graves pour eux, avec respect et circonspection.
Il est une chose qu’il faut comprendre : la présence des défunts est parmi ces communautés proprement centrale ; elle est le ciment, elle est ce qui fait exister la société, ce qui donne sens à la vie collective et individuelle à travers ou sans le prisme des religions dans lesquelles les individus se reconnaissent (en France, essentiellement le catholicisme et l’évangélisme pentecôtiste de Vie et Lumière). Les Tsiganes, ou comment qu’on les nomme, n’ont pas d’autre institution que la famille, avec ses vivants et ses morts ; leur société repose entièrement sur la famille et donc sur les défunts, sans lesquels aucune famille ne saurait exister. C’est pourquoi ils nous sont aussi très proches ; pour les comprendre, il nous suffit d’imaginer comment serait notre vie, si nous n’avions rien d’autre que la famille. Les institutions des sociétés aux marges et à la fois au cœur desquelles ils vivent ne sont pas les leurs ; ils les connaissent, les subissent, en pâtissent, en bénéficient aussi parfois, mais ils ne s’y reconnaissent pas et elles ne les reconnaissent pas en retour ; les excluant la plupart du temps depuis toujours, les assignant au statut de citoyens de troisième zone, soumis aux carnets anthropométriques, au carnet de circulation, consignés de facto à ce qu’ils nomment eux-mêmes « places désignées », quand il y en a, et quand il n'y en a pas condamnés à l'infraction. Ainsi continue-t-on à les considérer comme des parias, dont la délinquance est héréditaire et l’inculture indécrottable. Bien sûr, on ne cesse de leur reprocher de ne pas jouer le jeu, alors qu’ils ne font généralement, pour continuer à exister, qu’esquiver, contourner, ruser avec ce qui les nie de fond en comble. Aussi la famille est-elle ce à quoi ils tiennent par-dessus tout, ce qui les tient, leur monde, leur vie.
Refuser à un détenu d’assister aux funérailles de son frère ou de son père est un acte atroce en soi, pour tout être humain, un déni flagrant du droit fondamental défendu par Antigone, même si par certaines dispositions restrictives, ce n’est pas une chose, en France, illégale (voir à ce sujet l’article d’Aude Loriaux sur Slate). A l’égard d’un membre de ces communautés, c’est la pire des choses, la pire atteinte que l’on puisse faire subir à sa dignité et à son humanité. Ces décisions relèvent de la torture, du sadisme pur et simple, et même, en sous-main, confusément, d’une volonté d’anéantir toute une société en s’en prenant à ce qui la fait tenir, à ce qui lui permet de résister aux forces de dissolution internes et de désintégration externes. Et l’image médiatique produite à l’occasion de ces rébellions n’est pas la moindre de ces forces dissolvantes. C’est pourtant les médias que décident de mobiliser par leurs actes spectaculaires ces groupes de désespérés et ils en paient le prix fort, comme ils paieront, soyons en sûr, le prix de la répression policière. Il faudrait expliquer bien sûr pourquoi ce choix nouveau d’exhiber publiquement sa colère est aujourd’hui de plus en plus fréquent alors que jusqu’ici, ces communautés cherchaient avant tout, et quoi qu’il leur en coutait aussi, la discrétion et l’invisibilité en toute circonstance, là où tant d’autres groupes auraient manifesté leur indignation commune. Marc Bordigoni, dans son article cité plus haut, lance quelques pistes, en relation avec les difficultés de plus en plus grandes de stationnement, malgré la législation, non respectée par les mairies. Mais c’est un fait, même si cela déplaît à presque tout le monde, les « gens du voyage » désormais s’imposent et s’imposeront toujours plus comme des acteurs sociaux dans l’espace public. Le temps du silence est révolu. Et le public devra bien en prendre acte.
Jean-Pierre Cavaillé