Novumunnu. La langue sicilienne au cinéma
Nuovomondo, traduit pour le public francophone par
Golden door (!), raconte l’histoire d’une
famille de paysans siciliens qui, au début du XXe siècle, décide de
rejoindre l’eldorado américain ; Emanuele Crialese les accompagne tout au
long de leur voyage depuis leur montagne aride jusqu’à Ellis Island, au terme
des éprouvantes formalités auxquelles sont soumis les nouveaux arrivants. Nuovomondo est un beau film, inspiré, où
se conjoignent la réalité et le rêve, d’une très grande exigence pour la
précision matérielle de la reconstitution historique. Cette exigence se fait
d’abord entendre dans la langue parlée par les protagonistes : le
sicilien, de bout en bout. Je ne vais pas m’arrêter sur les multiples qualités
du film, mais seulement sur la manière dont le réalisateur justifie ce choix
linguistique du "dialecte", et sa réception par la critique.
Voici, sur la question du « dialecte »,
les propos de Crialese lors d’une conférence de presse de septembre 2006,
rapportés sur divers sites (je traduis) : « le son est pour moi tout
aussi important que l’image. Et je pense, mais c’est une opinion tout à fait
personnelle, que tous nos dialectes ont une charge émotionnelle que l’italien n’a
pas. Le dialecte est plus charnel, plus sanguin. Moi, le dialecte sicilien, je
ne le parle pas, je suis né et j’ai grandi à Rome, ce sont eux [les acteurs] qui me l’on
enseigné, et en les entendant parler parler
le dialecte, en apprenant chaque fois quelque chose de plus, je l’ai trouvé
tellement poétique, que je n’ai pu m’empêcher de le restituer. Je crois que
c’est pour nous une richesse d’avoir un dialecte et une langue standard. En
outre la 01 [la production Rai cinema] m’a permis d’introduire des sous-titres
dans les passages les plus ardus, une expérience sans précédent »[1]. On
trouve aussi sur la toile une version light
de cette conférence, qui dit les choses de manière légèrement différente (les
dialectes « sont une richesse que l’on doit diffuser le plus possible... »),
mais elle paraît très suspecte...
Dans les multiples publications de cet
entretien, il est intéressant de voir que, chaque fois, la question du « dialecte »
est présentée sous une rubrique particulière, avec des titres ou questions
introductives (fictives), qui montrent combien la démarche de Crialese n’a rien
d’évident, combien elle est peu commune. Par exemple (toujours mes traductions) : « Le
choix d’employer le dialecte sicilien non italianisé [stretto[2]] est très courageux »[3] ; « Le
film est plus onirique que réaliste, alors pourquoi le choix du dialecte stretto, qui rend le film difficile à
comprendre dans le nord du pays ? »[4] ; « Pourquoi
le choix d’un dialecte aussi stretto
? »[5] Je
n’ai pas trouvé de critiques négatives sur cet emploi du sicilien, qui de toute
façon se justifie parfaitement d’un point de vue historique, mais une mise en
cause très fréquente du sous-titrage, critiqué pour être parfois inutile et
parfois au contraire insuffisant ; il me semble cependant qu’il y a là, de
manière déplacée, la manifestation d’une gêne : qu’un « dialecte »
puisse être à ce point central dans un film italien de renommée internationale n'a-t-il pas pour beaucoup quelque chose d'indécent, presque de honteux ?
Mais après tout, il se peut que je me trompe.
Car des siciliens, discrètement, ont exprimé leur bonheur
d’entendre leur idiome ; certains vont même jusqu’à évoquer la « langue sicilienne », ce qui dans le
contexte de l’île ne va pas de soi, puisqu’il existe bien, depuis 2000, un loi
régionale en faveur du sicilien, mais qui, précisément, prévoit des « mesures
destinées à favoriser l’étude du dialecte
sicilien… ». Le terme de langue
n’apparaît ainsi jamais dans ces documents officiels. Ainsi, on trouve les considérations suivantes, sur un blog
palermitain Rosalio, de Cristina Alaimo, très révélateur à la fois d'une certaine conscience
des siciliens envers leur langue et de ses limites. L’auteure remarque d’abord
très justement que « la narration de ce film a un registre poétique, elle
n’est pas en prose, c’est-à-dire, elle n’est pas un texte narratif, mais
procède par éblouissements et hallucinations, elle procède par des figures et
des images qui évoquent et tissent la mythologie qu’elles veulent raconter »
(je traduis). Puis elle ajoute : « Le registre poétique
[…] est amplifié par l’usage exclusif de la langue sicilienne, langue – plus
que dialecte – qui par ses assonnances et ses onomatopéismes, ses cantilènes et
ses formules intercalaires est parfaite pour la poésie, pour les danses, pour
le parfum des bois et pour les vagues de la mer et des chevelures des femmes,
et tout aussi parfaite pour raconter le dépaysement face aux ascenseurs et à
l’ordre bureaucratique du nouveau monde »[6]. Ces derniers mots, qui renvoient en effet à un épisode du film, m’ont
immédiatement fait penser aux inénarrables tribulations languedociennes du Catèt de Macaturras de Frédéric Cayrou à
« Neviòrc »[7]. Mais, ce que je relève surtout, dans cette citation, est bien sûr le
fait de considérer le sicilien comme une langue à part entière, particulièrement
adaptée pour la poésie, trait commun à toutes les langues prises dans le
clivage diglossiques, mais aussi l’insuffisance de cette assignation, puisqu’elle
est aussi capable de raconter les gratte-ciels, les ascenseurs, la bureaucratie...
bref, tout. Mais cette évidence est effrayante, et l'auteure de la critique, pas plus que
le réalisateur, n'est apparemment disposée à aller jusque là, c’est-à-dire
jusque à cette simple évidence linguistique, selon laquelle toute langue
peut tout dire, en elle et par elle-même, et le dit de manière unique et
singulière, même si elle n’est pas une langue normalisée, standardisée,
officialisée.
Quant à la réception française de l’expression sicilienne, elle est évidemment extrêmement déficiente, puisque il est souvent dit dans les annonces que le film est « en langue italienne ». Très révélateur, par exemple, m’a paru l’article au titre fort prétentieux de Sylvain Étiret sur Cinemaniac : Lucy sur le Styx. Voilà ce qu’on y lit : « La famille Mancuso […] survit plus qu’elle ne vit dans des conditions moyenâgeuses au flanc d’une montagne escarpée qui pourrait bien être la Sicile ou la Sardaigne. Peut-être le dialecte italien usuel du lieu, rude et lourd comme une poignée de cailloux qui vous embarrasserait la bouche, serait-il de quelque utilité à un érudit dans [pour ?] finalement localiser le récit en Sicile, mais il n’est nul besoin d’être cet érudit pour ressentir le poids de la misère. Et dans ce cadre aride et désolé, écrasé aussi sous le poids de la tradition et de la superstition, sous la férule d’une mère vaguement guérisseuse et vaguement sorcière, naît cependant chez Salvatore un rêve d’ailleurs, encouragé par l’exemple de son jumeau parti tenter sa chance dans un Nouveau Monde aux allures d’Eldorado ». Cette critique, très positive du film, comme toutes les autres ou presque, accumule les poncifs que le film a su éviter : le misérabilisme, le mépris souverain à l’égard du « dialecte » (la bouche embarrassée d’une poignée de cailloux ! Sans doute une allusion fort malheureuse à la scène où Mancuso père et fils portent un cailloux dans la bouche jusqu’au sommet de la montagne, sous une croix, pour solliciter un « signe » qui décidera de leur départ ou non pour le nouveau monde), qui ne saurait intéresser que des « érudits » (certainement pas un reproche que l’on puisse faire à l’auteur d’une pareille critique !), une culture dégradée en « superstition », voire en « sorcellerie » (car la mère de Mancuso est guérisseuse, « franchement » et non « vaguement » comme le dit l'auteur)… bref folklorisation à outrance, incapacité de trouver un vocabulaire qui échappe aux préjugés invétérés projetés sur les cultures dites « traditionnelle », là où précisément Crialese a le mieux réussi.
Concernant l’usage du dialecte, Crialese n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Son précédent film, Respiro, que je n’ai pas vu, fut tourné sur l’île de Lampedusa, et les acteurs y parlent leur langue. Voilà comment il avait présenté, en français, le film lors de sa sortie : « Je n’ai […] pas voulu faire un film « à l’italienne », avec tout le pittoresque que peut avoir l’Italie telle qu’on la représente parfois. Je voulais que le film ressemble à une fable, à ce qu’il ait un impact sur l’imaginaire du spectateur. C’est peut-être pour ça que j’ai d’abord écrit un scénario sans dialogue. Par la suite, j’ai inséré les dialogues, en tenant compte du dialecte parlé à Lampedusa. l’Italien est une langue très littéraire, très belle mais qui éclipse parfois les très nombreux dialectes que l’on parle en Italie. Les dialectes ont souvent quelque chose de poétique, de musical, d’immédiat qui me plait beaucoup. C’est pourquoi je tenais à ce que les acteurs soient pour la plupart des gens de l’île ». Dans les deux cas, la démarche est foncièrement la même : laisser parler leur langue par les locuteurs, sans leur imposer donc un dialogue tout fait.
Le discours de Crialese a cependant ses limites :
celles-ci résident dans l’adoption, sans critique, de l’opposition convenue et
fallacieuse entre la langue nationale, « littéraire », cérébrale et
les « dialectes » poétiques (mais d’une poésie… qui ne serait pas
littéraire ? une posésie... orale ?), musicaux, langue de l’émotion, de
l’immédiateté, du corps, du sang, là où la langue normée introduirait la
rationalité, une certaine froideur, de la médiation. Vu de France, c’est-à-dire
à partir des représentations que l’on s’y fait communément de la langue
italienne comme langue musicale, extravertie, passionnée, cette opposition
paraît bien sûr étrange, et c’est précisément ce qui la rend intéressante, car
elle nous informe sur notre propre manière de mettre en vis à vis le français,
langue prétendue de la raison, de la rigueur et de l’exactitude, et les
« patois », idiomes naturels des émotions et de la spontanéité
populaire. Une chose encore à noter, qui apparaît à travers la réception
italienne du film : l’association du « dialecte » à la ruralité
et à la pauvreté, chose qui, pour l’époque à laquelle est sensée se dérouler
l’histoire, n’est pas une évidence, car en Sicile, tout le monde alors parlait
le dialecte, y compris dans les plus grandes villes, ce qui doit être un peu moins
vrai aujourd’hui. Mais de manière très révélatrice, dans son article sur le Corriere della Sera, du 9 septembre
2006, juste avant que ne soit décerné au film le Lion d’argent, Tullio Kezich
écrivait avec passion : « Après tant d’années la « langue des
pauvres » de la Terre tremble
[de Visconti] le dialecte incompréhensible qui suscita la révolte des
bien-pensants en 1948 est retournée sur l’écran du Lido ». Cela indique
bien d’une part la rareté des films italiens tournés en « dialecte »
(on pourrait cependant en citer quelques autres) et d’autre part quel peut être
l’enjeu idéologique de ce « retour » du « dialecte » comme
« langue des pauvres ». Il est parfaitement possible de comprendre cet
engouement pour ce qui apparaît comme une reconquête sociale d’une dignité
culturelle et linguistique, à une époque où semble triompher le
langage de la normalisation néolibérale, c’est-à-dire la forme (post)moderne des
riches. Mais, à la fois, il est historiquement contestable, et surtout
extrêmement réducteur de ne considérer le sicilien, comme les autres
« dialectes » de la péninsule, comme des langues essentiellement
attachées à un statut et à des conditions sociales déterminés. Il risque bien
de se passer en effet, ce qui se passe avec l’occitan chez nous, faussement
réputé langue d’hommes de la terre, de paysans ; les paysans disparus ou le
travail de la terre s’étant radicalement transformé, beaucoup prétendent que la
langue n’a alors plus aucun sens.
Pour terminer, je voudrais citer un petit message signé Valentina, glané sur un blog, écrit manifestement par une lycéenne qui vit en Lombardie. Dans sa grande simplicité, il dit l’essentiel : « Je suis allée voir ce film avec ma classe il y a trois jours environ… à mon avis, il est vraiment très beau… bien sûr, ce n’est pas le film classique émouvant, ni un thriller… mais il te fait comprendre tant de choses… la langue sicilienne y est parlée et même si certains de mes camarades ne comprenaient pas, les sous-titres étaient traduits en italien… moi aussi j’ai des origines siciliennes et par conséquent je n’avais pas besoin de les lire… malgré cela le fait de voir ce film a un peu réveillé le désir d’aller en Sicile… elle me manque beaucoup… encore bravo ! »[8]
J.-P.
Cavaillé
Voir également sur ce blog
Un voyage au pays des « dialetti » : le Salento et ses langues
La fable du grico fataliste et du sarde opiniâtre
Dario Fo : langue italienne, "dialetti" et grammelot
Le napolitain : une langue majoritaire minorisée
La riserva degli indiani metronapolitani
[1] Il suono per me è importante
quanto l'immagine. E trovo, ma è un'opinione personalissima, che tutti i nostri
dialetti abbiano una carica emotiva che l'italiano non ha. Il dialetto è più
carnale, più sanguigno. Io il dialetto siciliano non lo parlo, sono nato e
cresciuto a Roma, me l'hanno insegnato loro, e sentendoli parlare in dialetto,
capendo ogni volta qualcosa di più, l'ho trovato così poetico che non ho potuto
fare a meno di riproporlo. Credo che sia una ricchezza la nostra di avere
dialetto e lingua standard. D'altra parte la 01 mi ha concesso inserire
sottotitoli nei punti più ostici, un esperimento senza precedenti.
[2] “stretto”, littéralement “serré” est l’adjectif consacré pour désigner une manière de parler
les “dialectes” sans les déformer et les affaiblir en recourrant à l’Italien.
[3] “Molto coraggiosa è stata la
scelta di impiegare un dialetto siciliano stretto”.
http://cineuropa.org/interview.aspx?lang=it&documentID=66780
[4] “Il film è più onirico che
realista; allora perché la scelta del dialetto stretto, che renderà il film di
difficile comprensione al Settentrione?”
[5] “Perché la scelta di un
dialetto così stretto?”
http://www.sentieriselvaggi.it/articolo.asp?idarticolo=16771&idsezione=163
[6] "La narrazione di questo film ha un registro poetico, non è prosa, cioè non è un testo narrativo ma procede per abbagli e allucinazioni, procede per figure e immagini che evocano e tessono la mitologia che vogliono narrare. Il registro poetico, devo dire, è amplificato dall’uso esclusivo della lingua siciliana, lingua – più che dialetto – che con le sue assonanze e i suoi onomatopeismi, le sue cantilene e i suoi intercalare è perfetta per la poesia, per le ballate, per il profumo dei boschi e per le onde del mare e dei capelli delle donne e altrettanto perfetta nel narrare lo spaesamento di fronte agli ascensori e all’ordinamento burocratico del nuovo mondo".
http://www.rosalio.it/2006/10/18/nuovomondo/
[7]« Me mena dabans una grihla que i aviá sensadament
una gàbia de fèr dedins. La pòrta se dièrb e me diz : « Dintra.
Afana-te e agacha de trabucar pas ».
I èrem aquí una
trentena al mens, d’engabiats, totis los òmes descofats, rapòrt que i aviá
quauquas femnas abarreja, coma m’espliquèc lo Pierril. La pòrta de fèr se barra
a grand rambalh e tot d’un còp aquela mecanica me part cap a denaut que
cresiáu, per-ma-fe, qu’anàvem crebar lo plancat e que las tripas me davalavan
dins los pompihls.
Lo monde risián al
torn de iò, mès monavi pas.
Ensin que montàvem i aviá de lums dins un pichon
gaget que mercavan los estatges. Ne vesi atal se degrunar una vintena e nòstre
timbarèl s’arrèsta. N’i a que sòrton, d’autris que dintran e tornam partir. A
l’estatge vint-e-siès, lo Pierril, qu’es un degordit, digèc pas qu’un mòt, un
sol, que me’n soveni : « Next » ! e al ving-e-setièma
plancat la mecanica s’arrestèc coma un fantassin a la manubra. La pòrta lisèc
sur un ralh qu’auriás dit qu’aviá pas besonh de digun per far son
mestier », H.-F
Cayrou, Lo Catèt de Macaturras e Autras òbras, s.l., Seccion Antonin
Perbosc de l'Institut d'estudis occitan, 1994, p. 15.
[8] ciao io sono andata con la mia classe circa tre giorni fa a vedere questo film... a mio parere è davvero molto bello...certamente non è il classico film commuovente ne triller... ma ti fà capire tante cose… viene parlata la lingua siciliana e anche se alcuni miei compagni non capivano c’erano i sottotitoli tradotti in italiano... anche io ho origini siciliane e di conseguenza non avevo bisogno di leggerli... nonostante cio' nel vedere questo film mi ha un po' risvegliato la voglia di andare in sicilia... mi manca molto... Complimenti ancora ! Valentina