La langue de Dante (Emma), ou la puissance théâtrale du palermitain
La langue de Dante (Emma), ou la puissance théâtrale du palermitain
Depuis quelques années, Emma Dante connaît un succès à mon sens tout à fait mérité dans toute l’Europe pour ses pièces de théâtre, qu’elle écrit et met en scène elle-même. Elle est aussi l’auteure d’un excellent roman publié en 2008, Via Castellana Bandiera. L’une des particularités de son théâtre, d’une extrême originalité et d’une très grande force dramaturgique est d’être dit (et écrit) en sicilien, plus exactement dans la langue parlée par les couches populaires palermitaines. C’est cette langue qui est utilisée également pour les dialogues de son roman, qui se déroule à Palerme et met en scène la folle obstination de deux automobilistes refusant de se céder le passage dans une rue étroite à double sens.
Le Pulle
Sa dernière pièce, créée cette année, tourne en ce moment en France. Je l’ai vue le mois dernier au Théâtre du Rond-Point à Paris et elle sera présentée dans deux jours au théâtre de l’Union à Limoges. Elle est intitulée Le Pulle, mot palermitain qui signifie littéralement Les Putains, au plus proche du latin Puellae. Ici, il s’agit des travestis qui s’adonnent à la prostitution à Palerme et qui ont à endurer toutes les brutalités et avanies d’une culture hyper machiste, dans une société où les relations de pouvoir, dans le refus de toute légitimité accordée à la puissance publique, se manifestent par la violence verbale et physique et la dégradation du faible dans l’abjection. Du moins est-ce ainsi que Emma Dante, sans concession, sans complaisance ni moralisme, perçoit et met en scène le mal qui ronge sa ville. De cette culture et de cette société, les pulle sont à la fois les produits et les victimes ; elles connaissent le fond du mépris et de l’avilissement, la terreur et le viol ; elle ont aussi, d’abord, un cœur et des rêves. les pulle mises en scène par Emma Dante vivent en micro communauté, se protégeant du monde hostile et dangereux auquel elles vendent leurs corps. Elles parlent entre eux leur langue, qui est aussi celle de leurs parents et de leurs clients. N’ayez crainte cependant (je reviendrai sur ce point chez nous si obsessionnel) de ne pas comprendre : les dialogues sont surtitrés en français.
Le spectacle est, selon l'auteure elle-même, une « opérette amorale », où les pulle, l'une après l’autre et toutes ensembles, dans une sorte de longue rapsodie colorée, viennent projeter leurs passés traumatiques, mais aussi et surtout leurs rêves de bonheur, sur des airs composés et chantés par Emma Dante elle-même et ses acteurs. Ce spectacle sensuel et cruel, tendre et obscène, convulsif et espiègle, s’appuie sur un travail des corps qui n’est jamais séparé de celui de la langue, des corps désarticulés et recomposés comme ils le peuvent, une langue blessée, mal cicatrisée, suppurante. Les mélodies de la chanteuse qui accompagnent le spectacle et lui donne un air de cabaret, sont rompues par le fracas des rideaux de séparation qui s’abattent à chaque changement de scène comme les voiles d’un bateau déglingué et rythment les déplacements erratiques des corps. Sans vouloir écraser ce spectacle sous des références trop intimidantes, on peut indiquer cependant, comme des présences sous-jacentes, assumées d’ailleurs explicitement par Emma Dante, le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud et celui, plus près encore, du grand Tadeusz Kantor.
Le Pulle. Photographie de Giuseppe Di Stefano
M’Palermu
Emma Dante s’est d’abord faite connaître pour une pièce jouée en 2001 (reprise cette année encore au même théâtre du Rond-Point) : M’Palermu (Dans Palerme). La famille Carollo, mal vêtue et mal lotie, s’apprête à sortir pour la sacro-sainte promenade du dimanche, qui reste dans les villes méditerranéennes (car il y a beau temps que l’on « fait » plus le Vigan à Albi, ni la rue du Clocher à Limoges) un rituel social fondamental. Mais Rosalia est en pantoufles, faute de chaussures… Mimmo, le pater familias, irritable et tyrannique, porte, lui dit-on, des pantalons trop courts… ce qui le plonge dans une rage punitive (une littéralisation du proverbe qui aime bien châtie bien). Ils se tiennent sur le seuil, prêts à sortir, sans cesse retenus par des impératifs dérisoires et évidents à la fois… défiant régulièrement le public, en lui demandant ce qu’il a les regarder ainsi, dans leur vulnérabilité et leur faiblesse radicales. Toute la pièce tient dans cet élan suspendu vers le dehors, ce piétinement devant la porte, cette difficulté extrême, cette incapacité finalement à sortir de son propre enfermement.
Trilogie de la famille sicilienne
On peut lire le texte de cette pièce, dans une très bonne édition, associée à deux autres formant une trilogie sur la famille sicilienne : Carnezzeria (Boucherie, qui a vu le jour en 2002), qui met en scène la terrible violence morale (et physique) de trois frères envers leur sœur un peu simple, enceinte de l’un deux, lui faisant croire qu’est arrivé le jour de ses noces ; et Vita Mia (Ma Vie, 2004), rituel morbide d’une mère et de ses trois enfants, autour du lit qui « doit », comme un impératif catégorique, porter la dépouille funèbre de l’un d’eux[1].
Ce livre est très bien fait, parce que chaque pièce est précédée d’une très courte et efficace présentation par l’auteure, et parce que le texte est accompagné de notes linguistiques discrètes et efficace qui rendent la lecture limpide pour un italophone ne connaissant pas le sicilien. M’Palermu et Vita mia sont en effet presque (sur ce presque voir infra) exclusivement écrits en palermitain.
Vita Mia
L’éclairage discutable de Camilleri
Un texte introductif d’Andrea Camilleri, l’écrivain qui connaît un si grand succès en Italie, entre autres pour son habitude de mêler à l’italien des tournures et des mots siciliens, analyse cette langue et son usage. Dans ces quelques pages fort intéressantes en même temps que discutables, Camilleri cherche d’abord à rendre compte de ce choix aujourd’hui, de la part d’auteurs dramatiques majeurs comme Franco Scaldati ou Emma Dante (mais il pourrait tout autant et plus encore, renvoyer au cinéma de Mereu et de Crialese, de Garrone et de Diritti), de faire parler le « dialecte » (le concept est utilisé ici dans sa pseudo naturalité). Selon Camilleri, qui reprend un lieu commun que nous connaissons aussi chez nous, l’italien serait menacé dans son intégrité et son autonomie, phagocyté par des vocables anglo-saxons, et cela serait dû en partie au langage télévisuel, qui aplatit la langue, en fait un médium homogène et terne, en l’émondant de toutes ses influences dialectales. Le travail de discrimination et de rejet affiché des formes dialectales non toscanes (avec d’ailleurs aussi une opération constante de distinction interne au toscan) fut d'abord, notons-le, une caractéristique de l’italien littéraire, bien avant d’être celui de la télévision, même si c’est la télévision qui a accompli en effet, après la radio, l’homologation de l’italien parlé (à distinguer évidemment de l’italien écrit). Ainsi serait désormais perdu, suivant Camilleri, « ce mouvement centripète, des diverses périphéries vers le centre, qui est le mouvement essentiel de toute langue qui veut maintenir son autonomie »[2]. Que les langues centrales ne cessent de se nourrir des langues périphériques (qu’elles rejettent pourtant en s’imposant contre elles) est une évidence, le français lui-même en donne un exemple frappant. Les facteurs susceptibles de bloquer cet échange sont multiples, le plus évident, selon moi, étant bien sûr l’épuisement de la source, c’est-à-dire la disparition des langues historiques périphériques, comme c’est le cas en France, mais évidemment la dégradation symbolique (en « patois » et, à moindre titre, en « dialectes » au sens italien du terme) y joue aussi un rôle majeur. Ce à quoi il faut ajouter, et il en va de même pour l’italien, que de nouveaux apports sont observables, issus de nouvelles populations périphériques (tant sur le plan social que linguistique), qui d’ailleurs sont aussi souvent des médiateurs pour l’intégration de certains termes et des expressions issues de l’anglais. Autrement dit, je ne vois guère le danger majeur qui pèserait sur l’autonomie de l’italien aujourd’hui (pas plus que sur celle du français)… Et il me semble en fait que l’enrichissement de la langue par les « dialectes » historiques continue d’opérer en Italie, ce dont la littérature même de Camilleri est un exemple flagrant, chose qui n’existe quasiment plus en France. Une fois encore, ce n’est pas les langues nationales qui sont en dangers, mais bien les langues en situation de subordination diglossiques. Mais Camilleri, comme la plupart des protagonistes en Italie, considère les choses du seul point de vue de la langue nationale, ce qui en explique, à mon sens, l’erreur de perspective : « la langue ouvrière (et celle du sous-prolétariat), la langue paysanne, la langue des périphéries urbaines, sont restées chez nous marginalisées, elles n’ont pas apporté leur vigueur à la langue nationale, elles sont demeurées complètement exclues du processus d’osmose, même si elles ont fait la richesse et la vitalité d’une certaine littérature (je pense surtout à Pasolini) et d’un certain cinéma néoréaliste. De sorte que dans cette langue homologuée et substantiellement anonyme, l’irruption de la colonisation étrangère a été particulièrement facile : que l’on considère combien d’expressions et de mots anglo-saxons sont aujourd’hui présents dans notre langage quotidien. […] C’est ainsi que meurent les langues nationales. »[3] Comme l’impliquent mes remarques précédentes, je suis en désaccord à la fois sur le constat et sur les conséquences désastreuses pour la langue italienne, car s’il est une langue où les emprunts – certes retenus, contredits, condamnés, déniés, etc. – de la langue centrale aux langues périphériques sont considérables, c’est bien l’italien, et cela jusque dans la langue télévisuelle sans doute, à tout prendre, bien moins aseptisée que la nôtre, et où il y a d’ailleurs place pour des éléments dialectaux, ne serait-ce que pour assurer le divertissement des populations (ce qui n’est certes pas glorieux pour ces idiomes, mais est toujours mieux que la négation pure et simple…). Cela n’empêche évidemment pas qu’il existe un fossé immense entre la langue homologuée de la télévision et la manière dont les gens parlent effectivement, encore une fois du fait même que les « dialectes » et des formes hybrides d’italien « dialectalisé » sont toujours largement parlés (au moins en certaines régions), un fossé linguistique pur et simple, mais aussi un évident et très lourd ostracisme culturel et social. A cela s’ajoute le fait que cette langue standard, dans sa version médiatique, est indéniablement associée à une dénégation idéologique du réel sans doute plus grande encore en Italie – à l’heure du triomphe affligeant de l’opérette nationale berlusconienne – qu’en d’autres pays d’Europe.
La quête du réel
Aussi peut-on s’accorder au moins avec la suite du raisonnement de Camilleri affirmant que les auteurs qui ont voulu confronter leurs œuvres au « réel » ont dû se retourner vers « le dialecte comme unique possibilité expressive. Et tenter l’opération de promotion du dialecte comme langue personnelle, comme langue qui puisse résonner d’authenticité »[4]. Ainsi de la langue d’Emma Dante qui, dit-il, va cependant plus loin.
Camilleri la distingue d’emblée de celle d’un autre grand auteur palermitain auquel il n’est pas possible de ne pas comparer Emma Dante : Franco Scaldati, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, pour La Gatta di pezza (2005), une pièce dédiée elle aussi à une famille palermitaine, mais projetée dans les années d’après guerre, où sont présentes les figures du père abusif (et incestueux), d’un fils travesti, d’une fille demeurée. Camilleri fait justement remarquer que la langue théâtrale de Scaldati est verticale, procédant à des « ascensions lyrico-onirique », alors que celle de Dante s’en tient délibérément à une marche horizontale, éventuellement avec des plongées vers le bas.
Cette horizontalité est indissociable de ce pas en avant, par rapport au choix du dialecte pour dire la réalité linguistique et sociale. D’abord, explique-t-il, Emma Dante fait un usage rigoureux du parler palermitain, en exploitant les sous-significations attestées des mots (il prend l’exemple du verbe scripintare, qui signifie presser les boutons et furoncles pour en faire jaillir le pus. Ti scripento, est un parole de menace, mais signifie de surcroît un mépris absolue de la personne à laquelle on s’adresse, la considérant comme un furoncle). Cette adhésion au sens usuel des paroles, prélevées dans leur usage oral, permet de dire les choses mêmes dont il est question (les relations entre les membres de la famille parlermitaine par exemple). Ainsi, ce parler « non seulement naît avec les personnages eux-mêmes, mais sans elle, les personnages n’existeraient pas, il est la nécessité absolue, ce qui identifie leur vie scénique. Et les personnages le savent : leur parler est tellement connaturel et tellement commun à tous qu’il est comme l’air qu’ils respirent, chacun d’eux continuellement en aspire une certaine quantité et puis le restitue à l’usage commun »[5]. C’est ce qui conduit également au choix d’un parler strictement localisé, au sens d’une langue véritablement parlée, et non « littéraire » (ce qui n’empêche qu’elle est évidemment littérarisée par le passage à l’écrit) ; du palermitain donc et non du sicilien moyen. Ce choix linguistique s’explique parfaitement dans le cadre de l’esthétique propre à la dramaturge. Il montre, si besoin était, que l’option du plus grand des localismes peut être, dans certains cas, une voie brève, un raccourci pour l’universel.
Carnezzeria. Photographie de Giuseppe di Stefano
Immersion du spectateur et incorporation de l’acteur
Cette analyse de Camilleri correspond sans aucun doute aux intentions explicites de l’auteure. J’ai assisté à l’entretien public qu’elle a donné le 30 mars dernier à l’Institut Italien de Paris. Elle y a très hautement affirmé son attachement viscéral au palermitain et souligné l’importance cruciale de cette langue dans son théâtre. Pourtant, tout à la fois, elle a insisté sur le caractère secondaire et quasi superflu des surtritrages. Elle raconte d’ailleurs qu’elle avait d’abord présenté à Paris, M’Palermu sans surtitres, ce qui avait donné des sueurs froides à Jean-Louis Périer, avec lequel elle avait travaillé (il présentait d'ailleurs ce jour là, à l’Institut Italien, le travail de la dramaturge à travers des vidéos de ses spectacles et en lui posant des questions). Elle a d’ailleurs réitéré cette expérience, a-t-elle ajouté, à Moscou, avec un très bon résultat Elle fait en effet le pari de l’immersion du spectateur, capable selon elle de rentrer dans ce qui se dit et se fait sur scène sans explication, à condition d’accepter le défi. De toute façon, son théâtre, a-t-elle dit aussi, est délibérément simple dans sa structure, quelque chose de très primitif, de foncièrement gestuel et la langue y est inséparable de cette gestualité : c’est à travers le geste que la parole vient, c’est de l’acteur lui-même que la parole vient, à travers la recherche d’une gestualité primitive, instinctive, animale. Car pour elle – c’est le paradoxe que je soulignais – « il s’agit de parler du monde, non de Palerme ». D’ailleurs – autre paradoxe –, elle a relevé, non sans une pointe d’amertume, le fait que ses pièces ne sont pas données à Palerme, ni en Sicile, mais à Milan, à Paris, à Bruxelles, à Moscou…
Au moment des questions du public, je lui ai demandé quel lien elle établissait entre ce choix de la vie nue, de l’animalité de l’acteur et celui de la langue, d’une langue méprisée, d’une langue basse… Elle m’a répondu que, dans l’expression gestuelle, la langue devient chant ; c’est comme si la langue était chantée, et cette langue basse, déconsidérée, est anoblie dans ses spectacles par le fait même qu’elle devient chant.
J’en ai évidemment profité pour dire que si son théâtre, nonobstant le fait qu’il soit parlé en palermitain, était joué et reconnu à Paris, hé bien il fallait qu’elle sache qu'une une chose semblable ne serait nullement concevable pour un théâtre dans les langues historiques de France. La salle était comble et je provoquais un long murmure de désapprobation généralisée, auquel je m’attendais, bien évidemment. L’un de mes voisins, d’ailleurs sans aucune animosité, me dit que l’on n’avait qu’à se mettre à écrire des pièces en occitan, comme si cela, évidemment, n’était pas le cas… Cette réflexion m’a fait penser à la question que, quelques jours auparavant, le journaliste de France Culture Arnaud Laporte avait posé à Emma Dante : à savoir pourquoi elle écrivait ses pièces dans une langue que personne ne parlait plus… ce contre quoi elle s’inscrivit bien sûr en faux, évoquant même une revanche aujourd’hui du parlermitain. C'est à croire que les français qui se rendent en Italie ou Espagne, ont les oreilles bouchées. Et il n'est pire sourd, comme dit le proverbe, que qui ne veut entendre. En même temps, une langue rare, où réputée telle, est susceptible de flatter le goût prononcé de nos compatriotes pour l’exotisme culturel, pourvu évidemment que les textes soient dument traduits, car l’esprit n’est certes pas à l’immersion… Une langue étrangère est tout au plus considérée comme un bruit de fond agréable, au mieux comme une "musique", et appréciée comme telle au cinéma et au théâtre des mateurs et eux-seuls (même Arte s'est mis au doublage !).
Échantillon de la langue de (Emma) Dante
C’est pourquoi, je ne peux terminer justement cette note, sans faire « entendre » la langue d’Emma Dante. Je prendrai les premières répliques de M’Palermu, telles qu’on les trouve consignées dans l’édition dont j’ai parlé plus haut :
Chi fa, ’a grapèmu sta finestra ?
Chi fa, ’n ci vidi : agghiurnò !
Rosalia, chi fa, non lo senti che ti sto chiamando ?
Rosalia ?
Chi fa, ’un ci senti ?
Chi duluri !
Puru ’a nonna s’arruspigghiò !
’Un pozzu trovare ’a mè cammìsa c’u colletto bianco !
Padri, figghiu e spiritu santu, agghiurnò !
Chi fa, m’a dai ’a mè cammìsa, o no ?
Mimmo ?
Chi duluri !
Fuori ci suuunnu cosi ’i capricciu veru !
Grapi ’a finestra e talìa :
C’è il sole ! È bello vero… Vassatàista !
Vassatàista !
Ce qui donne en français (essai de traduction sans prétention aucune) :
Allez, on l’ouvre, cette fenêtre ?
Allez, tu ne vois pas : le jour s’est levé !
Rosalia, allez, tu n’entends pas que je t’appelle ?
Allez, tu n’entends pas ?
Quelle misère !
Même la grand-mère s’est réveillée !
Je n’arrive pas trouver ma chemise avec le col blanc !
Marie-Jésus-Joseph, le jour s’est levé !
Allez, tu me la donnes ma chemise, ou quoi ?
Mimmo ?
Quelle misère !
Dehors il y aaa de vrais délices !
Ouvre la fenêtre et regarde :
Il fait soleil ! C’est vraiment beau… Goûtez-moi le !
Goûtez-moi le !
Mais ma traduction ne tourne pas rond, elle ne convient en fait pas du tout, car il faudrait pouvoir jouer sur deux langues, car même si le palermitain domine, l’italien, au moins dans le texte publié, est bien présent (la version de scène, que l’on peut trouver d’ailleurs en ligne, est entièrement palermitaine[6]). De la même façon que dans son roman, l’auteure ne cesse de jouer sur les deux langues et sur leur contagion. On ne pourrait en fait traduire ce type de texte, inséparable de la diglossie et de la contamination réciproque des deux niveaux de langue, qu’en recourrant à l’une de nos langues dites « régionales » ou du moins à de forts régionalismes. Mais cela est-il encore possible, pour le public désormais si majoritairement monolingue ? Ainsi Le théâtre et le roman d’Emma Dante, dans le cadre du strict monolinguisme français, sont-ils proprement intraduisibles. Enfin, il faut être précis : on peut toujours traduire, mais en perdant le jeu diglossique, c’est-à-dire une bonne partie de l’intérêt littéraire de ces textes. On m’excusera donc (il faut toujours demander des excuses quand on fait des choses comme ça, dans nos contrées…) de reprendre mon ouvrage en transposant en occitan les parties en palermitain (c’est-à-dire quasi tous), pour donner une idée, tout à fait indicative, de la manière dont les langues s’engencent dans cette version du texte :
Anem, la dubrèm aquesta fenestra ?
Anem, zo veses pas : lo jorn s’es levat !
Rosalia, anem, tu n’entends pas que je t’appelle ?
Rosalia ?
Anem, m’auses pas ?
Quina miseria !
E mai la menina s’es desrevelhada !
Capiti pas de trobar ma camisa, amb le col blanc !
Al nom del paire, del filh e del Sant Esperit, lo jorn s’es levat !
Anem, me la donas ma camisa, ò non ?
Mimmo ?
Quina miseria !
Defòra se trrraapan aital las vertadièras delicías!
Dubriá la fenestra e agacha :
Il fait soleil ! C’est vraiment beau… Tastatz-me-aquò !
Tastatz-me-aquò !
Jean-Pierre Cavaillé
Photographie de Carmine Maringola pour la couverture de Via Castellana Bandiera (Graphiste Francesca Leoneschi)
[1] Emma Dante, Carnezzeria. Trilogia della famiglia siciliana, Prefazione di Andrea Camilleri, Roma, Fazi Editore, 2007.
[2] « … arrestando quel movimento centripeto, dalle diverse periferie verso il centro che è il movimento essenziale di ogni lingua che voglia mantnersi autonoma ». Ce texte est accessible en ligne.
[3] « Per farmi capire meglio: la lingua operaia (e quella sottoperaia), la lingua contadina, la lingua delle periferie urbane, da noi sono rimaste emarginate, non hanno portato vigore alla lingua nazionale, sono del tutto restate escluse dal processo osmotico, semmai hanno fatto la ricchezza e la vitalità di certa letteratura (penso soprattutto a Pasolini) e di certo cinema neorealistico.
Sicchè è stata facile, in questa lingua omologata e sostanzialmente anonima, l’irruzione della colonizzazione straniera: si consideri quante parole e modi di dire anglosassoni sono oggi presenti nel nostro parlato quotidiano. Perfino i governi che da noi si sono succeduti negli ultimi anni si sono facilmente arresi, vedi welfare, devolution, question time, ecc. Muoiono proprio così le lingue nazionali. »
[4] « Allora è stato necessario, ineluttabile, per molti tra scrittori, poeti, autori drammatici che volessero con le loro opere confrontarsi col reale (non sto parlando né di realismo né di neorealismo) rivolgersi al dialetto come unica possibilità espressiva. E tentare l’operazione di promozione del dialetto a lingua personale, ad una voce che risuonasse d’autenticità. »
[5] « Questa parlata però non solo nasce coi personaggi stessi, ma senza di essa i personaggi non esisterebbero, essa è la necessità assoluta, identificante del loro vivere scenico. E i personaggi lo sanno: la loro parlata è talmente connaturata e talmente comune a tutti che è come l’aria che respirano, ognuno di loro continuamente ne aspira una certa quantità, se ne serve e quindi la restituisce all’uso comune. »
[6] La version entièrement parlermitaine est à mon sens, esthétiquement la plus intéressante. Elle est aussi plus longue, et il y a des changements de sens. La voici, telle qu’on la trouve dans la revue Prove di drammaturgia, IX, n. 1, juillet 2003, en ligne. On m’excusera pas de traduire, l’exercice deviendrait par trop redondant...
Chi fa: a rapemu sta finestra?
Chi fa: unnu viri c’agghiurnò?
Chi fa: ancora t’haia a chiamari?
Rosalia?
Chi fa: un ci senti?
Rosalia?
Bedda matri
Chi duluri!
Puru a nonna s’arrusbigghiò!
Bedda matri!
Un pozzu truvari a me cammisa!
Padri figghiu e spiritu santu, agghiurnò!
Chi duluri!
Chi fa: ma runi a me cammisa, o no?
Rosalia?
Bedda matri!
Chi fa: un ci suuuunnu cosi ‘i capricciu veru! Ora u sfurnavu, ora! Era bellu viè era bello viè vassataista
vassataista!
Ecco: a trovai a cammisa, sugnu prontu!
Sunnu cosi capricciu veru
Prontu sugnu! A cravatta ma metteri!
Bedda matri!
Prontu sugnu! Aspettatemi!