La fable du grico fataliste et du sarde opiniâtre
Berger sarde. Mural de Orgosolo (Barbagia)
La fable du grico fataliste et du sarde opiniâtre
Je suis tombé hier sur deux interviews tout à la fois proches et antithétiques de deux intellectuels italiens, au sujet de leurs langues minorisées respectives : le grico, dialecte grec parlé dans le Salento et le sarde de la région montagneuse nommée la Barbagia. La première, glanée sur le web, dans le très intéressant site de réflexion et de critique de Vincenzo Santo consacré aux musiques et cultures populaires du Salento[1], rapporte les propos tenus en 2004 par Brizio Montinaro, de Calimera, au cœur de la zone grica, vivant à Rome depuis longtemps, acteur, mais aussi spécialiste reconnu de traditions populaires et d’anthropologie culturelle, auteur de livres sur la question et réalisateur d’importantes cassettes de collectage (les 3 cd Musiche e canti popolari del Salento, dont le troisième vient de paraître[2]). L’autre, de l’écrivain sarde, qui écrit en italien, Salvatore Niffoi, fameux outre-Alpes (un de ses livres est d’ailleurs traduit en français[3]), est toute récente, puisqu’elle est parue dans Libération, les 29-30 juillet 2006 ; paroles recueillies par Jean-Baptiste Marongiu, journaliste d’origine sarde.
Ces deux déclarations sont, je crois, intéressantes pour nous, parce qu’elles offrent les reflets déformés de questions et de positions que nous connaissons bien ici. Je les livre telles que, sans trop de commentaires, me réservant une réflexion un peu plus approfondie, inspirée par un voyage récent dans le Salento, justement.
Les propos de Brizio Montinaro sont empreints d’un grand dédain et même, peut-on dire, de mépris vis-à-vis de l’introduction du grico à l’école publique depuis les années 70 et des initiatives en général en faveur de cette langue. A ses yeux, le grico est irrémédiablement condamné, alors même que le chercheur revendique haut et fort son identité grica et poursuit ses travaux de collectage. A la question : « Peut-on récupérer l’usage de cette langue en l’enseignant à l’école ? » (je traduis, voir l’italien en note[4]), il répond catégoriquement :
« Non. Je le nie. La langue grica ne sera jamais plus parlée. Une langue vit tant qu’elle est nécessaire, quand elle n’est plus nécessaire pour exprimer des concepts modernes, elle meurt. Un grand nombre de langues meurent chaque jour, et le grico mourra. Il y a une étude intéressante de l’Unesco à ce sujet. Nous ne savons pas faire en grico un discours égal à celui que nous faisons en italien. En grico nous pouvons seulement exprimer des choses quotidiennes : « Comment ça va ? », « Où vas-tu ? », demander ce que « la mamma » a préparé à manger, parler d’amour et faire un peu de calcul – parce que les nombres restent toujours identiques à ceux des grecs classiques, jusque dans la prononciation – mais si je dois faire un discours sur ce que je pense de la situation politique en Italie, si je dois parler de littérature, de cinéma ou d’autre chose, je ne peux pas le faire en grico, ou alors en réduisant à l’extrême le sens de ce que je veux dire. Donc, tout naturellement, j’utilise la langue italienne. Si je pouvais exprimer tout ce qui me passe par la tête, le grico ne mourrait pas. Comme c’est impossible, le grico mourra, parce qu’il ne sert plus.
Tout ce qui se passe autour du grico aujourd’hui me paraît à peu près du même ordre que ce qui se passe autour du lit d’un mort. Mais je préfère ne pas parler de ça. Tu me questionnais sur l’école. A parler franchement, le grico que l’on enseigne à l’école est inutile : d’abord parce que l’on enseigne seulement deux ou trois poésies et presque rien d’autre, ensuite parce que les enfants, une fois sortis de l’école, recommencent à parler l’italien appauvri qu’ils apprennent en restant des heures devant la télévision. Nous ne pouvons retrouver la vie passée. Nous irions contre l’histoire. Nous devons nous souvenir de nos racines, cela, oui. Nous devons nous rappeler d’où nous venons et qui nous sommes. “Imesta grichi” : nous sommes grichi. Nous devons étudier et par là même reconstruire le plus possible notre passé afin de mieux projeter notre futur. Tout le reste n’a pas de sens. C’est seulement de la poudre aux yeux. Crois-moi. »
La seule chose réconfortante pour l’occitan, dans ces propos funèbres sur le grico, est la preuve par les faits que nous pouvons parler de tout, y compris de politique, de cinéma, et même de littérature (!), en le faisant ici même, dans la Setmana, etc. avec, du moins on l’espère, toute la précision requise. Il est vrai, que c’est notre seul gage de résistance effective : parlar de tot, e mai de nucleari e de hip-hop ! Refuser autrement dit le lieu commun meurtrier de la diglossie invétérée (pour les grechi du Salentino, il faudrait parler d’ailleurs de triglossie, du fait de l’omniprésence du « dialecte » roman circonvoisin) selon lequel on ne peut demander à la langue subalterne (dont le statut même de langue fait justement problème) que ce qu’elle peut offrir : l’expression des travaux et des jours. Or les travaux ne sont plus ce qu’ils étaient et les jours ont changé, donc… On ne dirait bien sûr jamais cela de la langue dominante, capable, par essence, d’adaptation, de modernité, de littérature, etc.
Salvatore Niffoi tient quant à lui un discours très différent, qui consiste à faire l’éloge de la langue, du Sarde de la Barbagia en l’occurrence « dur, dit-il, âpre, fort, quasi teutonique, à l’image de la structure géologique du territoire d’Orani, où s’affrontent plaques granitiques et failles calcaires », même s’il parle de bilinguisme, dans le cadre de la diglossie acceptée et maintenue : « Le bilinguisme, et même le plurilinguisme, c’est une chance inouïe. La variété des langues fait partie des merveilles du monde et je ne jouerai jamais avec un piano monocorde. La nôtre, n’est pas une langue d’apparat, officielle, mercantile, mais un idiome humble et humain que l’on doit sauvegarder en le parlant et en nous en servant. En prenant aussi des risques dans l’écriture. C’est la seule manière d’élever, au double sens du mot, la langue, de la cultiver et de l’anoblir. La langue, c’est comme un enfant ; il faut la nourrir, l’éduquer, l’aimer… » (Libération, 29-30 juillet 2006). Toutefois Libé ne citera pas un traître mot en sarde de la Barbagia. Particulièrement frappant et révélateur de ce rapport névrotique à la langue nationale est d’ailleurs ce monolinguisme absolu de la presse qui répugne à imprimer le moindre mot en d’autres langues que le français - à l’exception, toujours frileuse de l’anglais – de la même façon que la librairie ou la bibliothèque à la française ne contiennent pas ou très peu de livres en idiomes autres.
Mais je n’ai pas eu à chercher loin : en lisant le fameux supplément dominical du Sole 24 Ore de la semaine passée (30 juillet) dans un article de Gianfranco Ravasi consacré aux multiples traductions de la Bible dans les « dialetti » et langues négligées (« trascurate »), je trouve le début du livre de la Genèse en nuorese (de la ville de Nuoro, dans la Barbagia). Il vient de paraître en effet une Bible complète en 4 volumes dans cette langue (traducteur Salvatore Ruju) : « Acsu prinizipiu Deus at creau su chelu e-i sa terra. E sa terra fit galu bodia e che zente, b’aiat iscurcores in sa fazza’e su fossu mannu e s’ispiritu ‘e Deus bobolat supra sas abbas. Su Sennore at anu : - Chi b’appat luche ! E sa luche est essia ».
J.-P. C.
[1] Le texte est paru sous le titre "La ricerca del Salento perduto" dans la revue Melissi . Le culture popolari, n. 12-13 (éditeur Besa di Nardò - Lecce).
Voir également ses ouvrages : Salento povero , Longo ed., Ravenna, 1976 ; Canti di pianto e d'amore dall'antico Salento, Bompiani, Milano, 1994.
[2] Voir http://www.vincenzosantoro.it/iniziative.asp?ID=317
[3] Le Facteur de Pirakerfa, Zulma, 2004.
En italien :
Il viaggio degli inganni, Il Maestrale, 1999.
Il postino di Piracherfa, Il Maestrale, 2000.
Cristolu, Il Maestrale, 2001.
La sesta ora, Il Maestrale, 2003.
La leggenda di Redenta Tiria, Adelphi, 2005.
La vedova scalza, Adelphi 2006.
[4] E si può recuperare l’uso di questa lingua insegnandola a scuola ?
No. Lo nego. La lingua grica non sarà mai più parlata. Una lingua vive finché è necessaria, quando non è più necessaria ad esprimere concetti moderni muore. Tantissime lingue muoiono ogni giorno, e morirà anche il grico. C’è un interessante studio dell’Unesco in proposito. Noi non sappiamo fare in grico un discorso uguale a quello che facciamo in italiano. Noi col grico possiamo esprimere solo cose quotidiane: “come stai?”, “dove vai?”, chiedere che cosa ha preparato da mangiare la mamma, parlare d’amore e fare un po’ di conti - perché i numeri rimangono sempre identici a quelli dei greci classici, anche nella pronuncia - ma se io devo fare un discorso su quello che penso della situazione politica in Italia, se devo parlare di letteratura, di cinema o altro, io in grico non lo posso fare, se non riducendo all’estremo il senso di quello che voglio dire. Quindi a questo punto uso la lingua italiana. Se io potessi esprimere tutto quello che mi passa per la testa, il grico non morirebbe. Siccome questo non è possibile, il grico morirà, perché non serve più.
Tutto quello che succede intorno al grico oggi mi sembra un po’ quello che accade intorno al letto di un morto. Ma di questo non voglio più parlare.
Mi chiedevi della scuola. Se vogliamo essere sinceri, il grico che insegnano a scuola è inutile: primo perché insegnano solo due-tre poesie e poco altro, poi perché i ragazzi, una volta usciti dalla scuola, ritornano a parlare l’italiano impoverito che imparano stando ore davanti al televisore.
Non possiamo ripristinare la vita passata. Saremmo antistorici. Dobbiamo ricordare le nostre radici, questo sì. Dobbiamo ricordare da dove veniamo e chi siamo. Imesta grichi. Siamo grichi. Dobbiamo studiare quanto più è possibile il nostro passato perché è attraverso la ricostruzione del passato che noi possiamo progettare meglio il nostro futuro. Tutto il resto non ha senso. È solo polvere per gli occhi. Credimi. (le reste se trouve sur :
http://www.vincenzosantoro.it/iniziative.asp?ID=317)