Melhau, occitan réfractaire
photo tirée du film de Patrick Cazals, Le Chant de l'alouette ou l'héritage des troubadours (1996)
À propos de : Jan Dau Melhau, Parcours d’un occitan réfractaire. Entretiens avec Baptiste Chrétien, IEO dau Lemosin, 2018.
Jan dau Melhau est un sacré personnage. Sa notoriété est très large, en Limousin et, parmi les acteurs de l’occitanisme, dans toutes les régions occitanophones. Nous connaissons tous ici sa silhouette élancée, son activité infatigable dans les domaines de la littérature et de la musique occitanes, ses coups de gueule, ses engagements toujours tranchés (voir à titre d’exemple, ici même, sa protestation contre le remembrement régional qui s’est traduit par la disparition de la région Limousin). Il nous a époustouflé une fois encore en tenant le cap d’une longue journée de lecture marathon d’œuvres de Marcelle Delpastre en février 2018, commémorant la mort de l’écrivaine. Il faut le voir et l’entendre interpréter, quarante ans après sa création, sa chanson Quant quò sirà la fin dau temps sur le plateau d’octélé à Limoges, la même année... Plus récemment, il a marqué son opposition au projet de parc d’attraction à Chauffailles par un jeûne, etc.
Ce livre, qui recueille une série d’entretiens réalisés entre 2015-2016 par Baptiste Chrétien, fidèle de ce blog, nous en apprend beaucoup sur son itinéraire, qui rencontre ceux de nombreux occitanistes entre les années 70 et nos jours, et il offre ainsi un regard rétrospectif aigu sur un pan d’histoire culturelle qu’en Limousin on s’attache désormais surtout à refouler, comme il advient toujours avec les mouvements qui ont échoué. Qu’on lise les ouvrages d’histoire des idées contemporaines en France : presque aucune mention n’y est faite de tout ce qui peut s’apparenter au « régionalisme » pour une cervelle parisienne (voir ici à propos du Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine) : n’y figurent pas même les noms de Castan ou de Lafont, alors ne parlons pas de Melhau ! Ce livre aussi nous permet d’appréhender la vision du monde très particulière de Melhau, sa philosophie ou, si l’on veut mieux – l’homme ne se prétend pas philosophe – son idéologie (le mot est ici employé avec la plus grande neutralité, disons ses vues sur la société, la politique et l’histoire).
Itinéraire biographique
C’est en ville, à Limoges qu’il a grandi dans les années 50 et 60 : sa mère tenait un bistrot aux Casseaux près de la cité Raoul Dautry, un quartier très ouvrier, marqué par une forte présence communiste, comme le petit Melhau pouvait le constater en livrant les journaux. Il en a gardé une grande affection pour les Ponticauds, qu’il m’a témoigné maintes fois, dont la plupart venaient des campagnes, nombre d’entre eux parlant encore limousin. Le jeune Jean-Marie Maury (puisque tel est son nom d’état civil) fit des études, de sciences Po puis de philosophie à Toulouse, réalisant un mémoire de maîtrise sur Max Stirner. Le jeune Melhau en effet eut très tôt des convictions libertaires, qu’il a conservées, et participa à la création d’un Cercle Proudhon. Il lisait aussi Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, des auteurs issus du personnalisme, qui en leur temps firent une critique politique et philosophique de la « société technique » et du progrès que Melhau a faite entièrement sienne. Sur ce point aussi, il n’a pas varié depuis ces années de jeunesse.
Alors qu’il pouvait prétendre à un avenir universitaire, en accord avec ses convictions, il revint au pays, non pas à Limoges, mais à la maison familiale de Meuzac, où vivaient sa grand-mère et sa tante, la Jeanne et la Mili, sur lesquelles il a écrit voilà quelques années un magnifique texte (Mes Vieilles, voir le compte rendu ici-même). Sa famille était souvent dite « les gens du melhau », c’est-à-dire de la terre à millet, et c’est ce nom qu’il prit pour signer son premier livre à 23 ans, un roman terrible, Los dos einocents (1971-72, publié en 1978), la première œuvre d’ailleurs que j’ai lu en limousin. Son auteur aujourd’hui est assez critique à son égard : pourtant, par son réalisme désespéré, sa noirceur, sa verdeur linguistique, tout Melhau est déjà-là. « Je voyais déjà l’évolution de ce pays d’une façon très noire, confie-t-il à Baptiste Chrétien, c’était déjà d’un pessimisme incroyable ! Pourtant Dieu sait si j’étais content de revenir là ! » (p. 33).
Déjà aussi, Melhau chantait et jouait de la musique (son père chemineau était musicien, violoneux et accordéoniste, et lui-même avait enfant commencé l’accordéon) : « comme je voulais écrire des chansons sur ce pays limousin, il fallait bien que je le fasse dans sa langue, c’est évident ! […] Mais au début, bien sûr, j’écrivais dans un occitan tout à fait phonétique, ou ‘patoisant’ comme on dirait. Je ne savais ni lire ni écrire cette langue » (p. 35). Mais au contact de militants occitanistes, Melhau maîtrisa bien vite la graphie dite « classique » et devint un auteur parmi les plus reconnus des lettres occitanes, préférant cultiver les formes brèves (chansons, contes, nouvelles, courts récits, chroniques, aphorisme, proverbes, etc.). Baptiste Chrétien1, ici même, a dit tout le bien qu’il pensait de Ma Lenga (2012), court texte autobiographique (un genre qu’il pratique peu), percutant et désespéré sur sa relation à la langue limousine.
Côté musique, il raconte comment, avec son voisin et ami Serge Marot (voir la très belle interview de Marot par l’IEO dau Lemosin en 2012), il donna un premier concert, plutôt épique, lors d’un battage à l’ancienne à Meuzac en 1973, choisissant de jouer sur un instrument traditionnel, le violon, qu’il était loin de maîtriser, mais le public plébiscita néanmoins la fougue de la jeunesse. Très vite, Melhau se mit à la vielle, qui l’attirait aussi parce qu’elle lui permettait de chanter. C’est l’instrument qui l’accompagnera dans sa pérégrination jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle (et retour!) en 1987 (voir son livre : Journal d’un pèlerin vielleux et mendiant sur le chemin de Compostelle).
Il parle aussi de son objection de conscience et de son refus d’affectation à l’ONF pour planter des résineux (hé oui, le combat pour les feuillus ne date pas d’hier !) ; s’ensuivit un procès en 1976 qui se solda par deux mois de prison avec sursis. Melhau évoluait dans un milieu de jeunes réfractaires – alternatifs dirions nous aujourd’hui – anars, militants écolos, antimilitaristes, occitanistes surtout... Bien des noms sont évoqués dans le livre, où s’esquisse tout un milieu extrêmement actif dans ces années : Marcel Denis, Alain/ Alem Dostromon, Sergi/ Serge Marot, Jean-François Pressicaud, Michel Chapduelh / Chadeuil, François Faucher, Jaumeta Beauzetie, Jean-Marc Siméonin, Jean-Claude Roulet, Pierre Maclouf, un peu plus tard Bernard Combi…
Les élites absentes et le peuple fuyant
Cependant, Melhau tient à préciser qu’au début de sa carrière de musicien, ceux qui le convient, avec ses compères Marot et Dostromon, « n’étaient pas les occitanistes, ni même les folkeux. C’étaient les amicales laïques, les comités des fêtes, les associations rurales, la FOL… Il y avait un intérêt pour la culture locale » (p. 49). « Quand le comité des fêtes, le foyer rural ou l’amicale laïque de je ne sais quelle petite commune nous faisait venir, tout le monde était là, c’était un public populaire, et diversifié. C’est maintenant que l’on touche un public très restreint, pas à l’époque ! » (p. 93). Melhau a raison d’y insister, contre la critique (parfois autocritique) consistant à dire que le mouvement occitaniste a échoué pour être demeuré dans son coin, coupé des locuteurs, trop élitaire et trop intello : « les gens qui venaient à nos spectacles, à nos soirées, c’était ‘le peuple’, ce n’étaient pas les intellos. Justement, on ne touchait pas les intellectuels… » (p. 93). Et la vérité c’est que, précisément, l’immense majorité des intellos et des bourgeois dénigraient le « patois » à l’époque, et plus encore aujourd’hui (mon Dieu, j’en sais quelque chose!), pour des raisons précisément de distinction sociale et donc culturelle. Ce qui a manqué au mouvement occitan, ce sont justement les intellectuels plus que le « peuple », si tant est que la distinction puisse être maintenue, car s’engager dans l’occitanisme répondait à un refus de ce clivage ; des paysans pouvaient d’ailleurs devenir de grands intellos, comme ce fut le cas de Marcelle Delpastre chez laquelle Melhau allait apprendre et non enseigner, ou du moins y allait-il pour converser et échanger le plus simplement du monde.
Certes, la sensibilité de ce mouvement de revalorisation était aussi minoritaire dans les couches populaires et touchait surtout en fait des personnes de maturité et des vieux, heureux de retrouver, sous cette forme renouvelée, des pans de leur culture ou de celle de leurs parents, et ce que raconte Melhau des quelques noces où il alla donner sa musique est assez révélateur : « il y avait les vieux, les parents et les grands-parents, qui nous voulaient, qui étaient contents de nous voir. Mais leurs enfants, les jeunes, n’en avaient rien à cirer de nous, donc dès qu’on arrêtait de jouer, ils branchaient vite un tourne-disque et écoutaient une tout autre musique... » (p. 49). Les forces, certes, étaient inégales, et toutes les tentatives, parfois très réussies sur le plan musical, que l’on a connu d’investissement occitan du rock et des musiques urbaines n’ont pas pu, globalement, modifier cette situation objective de culture subalterne de niche, boudée à la fois par les élites et la grande masse des jeunes. Il faut quand même reconnaître que le mouvement occitaniste associatif était (et reste) dans l’ensemble composé surtout d’enseignants et que les ouvriers et paysans n’y accoururent jamais en masse : « j’ai tout fait, dit Melhau, à l’IEO 87, pour qu’y entrent des ouvriers et des paysans... », et s’ils étaient venus et avaient voulu, ils auraient pu y prendre le pouvoir, affirme-t-il (p. 94), mais un telle dynamique, nulle part ou presque en Occitanie, n’a en fait existé. Oui, les textes et les spectacles de Melhau et de ses amis, il le reconnaît volontiers, étaient exigeants. Par exemple N’autres tanben la Revolucion... des chansons de l’abbé Richard… aux fables du citoyen Foucaud, créé sans presque aucune aide pour le bicentenaire en 1987 (p. 116) ou bien Lo diable es jos la pòrta, œuvre musicale et dramatique, qui datait des années 70 (« ça parle de la mort d’un pays et de sa langue, de sa culture, de sa mythologie, de la fin d’une civilisation, de la fin d’un monde millénaire que j’ai été l’un des derniers à connaître et qui a disparu en quelques décennies », p. 119), voir la page dédiée du CRMT). Leur pari était que les gens « pouvaient prendre le meilleur de cette langue, de cette culture, pas toujours se cantonner à un folklore à la con ! » (p. 93). Il rappelle que, entre autres, il fit du théâtre à Saint-Méard (Haute-Vienne) avec les paysans du lieu : « Hé bien ils se reconnaissaient dans ce qu’on faisait, c’était dans leur langue, ça parlait de leur culture, enfin ça n’était pas élitiste, bien que ce fût de la qualité. Alors oui, nos spectacles portaient à réfléchir, mais ce n’était pas déconnecté du ‘peuple’, ou alors je ne sais pas ce que c’est que le ‘peuple’ ! » (p. 97).
Mais il est important de souligner que Melhau se situe lui-même dans un mouvement où d’autres formes d’expression, plus « populaires » si l’on veut, avaient leur place : « tout n’était pas élitiste, par exemple André Dexet, dit Panazô, que j’aimais beaucoup, faisait des émissions télé et radio très populaires, ce n’était vraiment pas un bourgeois, bien au contraire ! » (p. 95).
Cela est à souligner, car on présente souvent Melhau comme hautain et méprisant à l’égard des usages les plus populaires de la langue, par exemple vis à vis de l’art bien limousin de la gnorle, dont Panazô fut un grand maître. Ce à quoi il s’opposait était l’idéologie selon laquelle « pour beaucoup de monde, le « patois » c’était la gnorle, c’était forcément pour rigoler, ça ne pouvait être que ça ! » (p. 94). Certes, on pouvait aussi partir de là, comme le fit longtemps en Languedoc Padena, alias Robert Marty, ou encore aujourd’hui en Limousin Jean-François Vignaud, pour cultiver la langue en dignité, mais telle n’est pas la veine de Melhau, encore que l’humour dans ses textes ne manque pas.
Musique modale savante et populaire
Du reste, ses réalisations et travaux musicaux les plus exigeants, par exemple sur les troubadours, le chant grégorien, la musique modale, sont conduites dans un esprit populaire. Ainsi, au moment d’évoquer ses partenariats avec Jean-Marie Carlotti (Rencontres méditerranéennes de Fontblanche et d’Arles), il dit à son interlocuteur : « nous qui venions tous de la musique traditionnelle, on voulait faire le lien qui n’avait jamais été fait entre la musique savante et la musique populaire, et donner à entendre les troubadours de façon un peu moins guindée que ce qui se pratiquait habituellement, y mettre un esprit populaire, quoi » (p. 59). C’est ainsi que Melhau, en effet, a collaboré avec Gérard Zuchetto et le Troubadours Art Ensemble, puis avec le Carrefour Ventadour (Luc de Goustine), réalisant à Aubusson en 1980 avec Olivier Payrat – un autre de ses complices – un spectacle marquant, entièrement consacré au troubadour Gaucelm Faidit. Conjointement, il travaillait à la lecture des « neumes » grégoriens et surtout à la notation de point de l’abbaye de Saint-Martial (XIe-XIIe siècle), animant lui-même des stages de chant grégorien. À l’occasion d’un colloque en Grèce au cours des années 80, il découvrit aussi avec enthousiasme le chant byzantin. Il se mit à l’écoute de la musique savante et populaire indienne, fit l’acquisition d’un harmonium indien… C’est ainsi qu’il devint un grand promoteur de la musique modale, qu’il retrouve dans les musiques traditionnelles du Limousin et du reste de l’Europe. Il est par contre un grand contempteur de la gamme tempérée, appauvrissement (réduction aux tons mineur et majeur) et même, à ses yeux falsification des « accords naturels » (« comme ils le sont dans toute tradition qui se respecte » ajoute-t-il, et je lui en laisse évidemment la responsabilité)2. Pour lui, les chanteurs d’opéra chantent faux qui se règlent sur le piano, lui même faux… L’invention du pianoforte, à ses yeux, fut une « catastrophe » musicale comparable à la catastrophe technique de l’introduction de la machine à vapeur !3 Il renvoie d’ailleurs aux réflexions et analyses du violoniste Jean-Marc Delaunay qui a « répertorié une quantité incroyable de modes différents avec leurs variantes » et a creusé cette théorie des musiques traditionnelles comme musiques modales (p. 82. Je me permets à ce sujet de mentionner la très bonne synthèse que Delaunay propose de ses idées sur le site du CrmT, sous le titre « Les musiques traditionnelles du Massif central sont-elles modales ? »).
Lo Chamin de Sent Jaume
Il faut enfin évoquer l’énorme travail d’éditeur accompli par Melhau. Depuis le début des années 70, avec ses amis (en particulier son illustrateur attitré, le très talentueux Jean-Marc Simeonin) et les moyens du bord, il avait donné au public pas mal de fascicules, livres et livrets dont les premiers n° du Leberaubre, la crâne revue de littérature limousine hélas en panne depuis longtemps (voir ici le compte-rendu du n° 28/29). Il s’était ainsi appris (forme verbale qu’il affectionne) au méticuleux, patient et exigeant travail d’éditeur et fonde en 1984 les éditions Lo Chamin de Sent Jaume (trois ans avant son fameux pèlerinage à Saint-Jacques). Dix ans plus tard, grâce à sa rencontre d’Edmond Thomas, éditeur prolétarien (Plein Chant) et imprimeur virtuose (« le Paganini de la Ronéo » !), il se met à produire en collaboration avec celui-ci des ouvrages d’une qualité matérielle et esthétique parfois époustouflante, comme Glòria de la mòrt, un magnifique livre d’artiste, toujours disponible (voir la bonne vidéo de la BFM qui lui est consacrée sur le site de la 7A Limoges). C’est dans ce cadre qu’il entreprend et surtout – véritable exploit – termine le travail gigantesque de publication des œuvres de Marcelle Delpastre, dont il est l’exécuteur testamentaire : « des milliers d’heures à défricher, trier les manuscrits, à les dactylographier, à les mettre en forme, à ‘fabriquer’ tous ces volumes » (p. 112). Mais il publie aussi, parmi les morts, le théâtre occitan d’Antoine Dubernard et l’œuvre du poète Paul-Louis Grenier et, parmi les vivants, Monica Sarrasin, Jan-Peire Reidi, Jan-Peire Lacomba, Joan Ganhaire, Michel et Cécile Chapduelh, sans compter ses propres œuvres qu’il a, dit-il, la faiblesse d’apprécier.
« Faire ce que j’ai à faire »
Ce rapide passage en revue – on verra dans le livre que bien d’autres éléments de sa biographie auraient mérité d’être mentionnés – suffit je crois à montrer à quel point cet itinéraire, toujours poursuivi avec constance et fermeté, est cohérent. Lui même l’exprime très bien en esquissant une philosophie où, pour ma part, j’ai reconnu Spinoza : « La liberté n’existe pas […] la liberté c’est d’obéir à son déterminisme, contre tout ce qui voudrait nous en détourner » (p. 27 cf. Éthique III, prop VI : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. ») et il poursuit ainsi : « je ne me suis jamais posé de question, je n’ai jamais été face à des dilemmes, j’ai toujours suivi ma logique, le courant de ma vie » (p. 28). Cela, certes, force l’admiration, et je le dis d’autant plus librement qu’il y a bien des idées de Melhau que je ne partage pas, mais ce n’est certes pas le lieu, ici, dans le cadre de ce compte-rendu, de se livrer à une discussion en règle qui, d’ailleurs, j’en ai bien peur, n’aurait pas grand intérêt.
Il m’intéresse plutôt de souligner combien ce parcours singulier est aussi, par bien des aspects, exemplaire, s’inscrivant dans un contexte qui fut d’abord celui de la culture contestataire de 1968 et des années 70 et du partage, marginal mais très significatif, de l’urgence absolu d’un retour à la ruralité, aux pratiques agricoles et aux langues et cultures locales à travers des formes de critique radicale de la société de consommation, du technicisme outrancier et, tout en même temps, du centralisme culturel jacobin qui sévissait et d’ailleurs sévit toujours avec la même virulence en France au point de ne même plus être visible pour une grande partie de la population.
Car si ce mouvement était aux avant-postes (voir par exemple la Gueule Ouverte, journal que nous lisions alors) et s’il a vu certaines des idées qu’il portait, alors très majoritairement méprisées, s’imposer aujourd’hui dans le débat public (écologie, décroissance, frugalité…), une autre partie, la grande partie culturelle de cet engagement (revitalisation des langues dénigrées comme patois, affirmation culturelle, à travers ces langues et la réappropriation d’éléments culturels : littérature orale, chants, musiques, danse) connaît un bilan bien plus mitigé, voire, concernant la langue elle-même, absolument catastrophique. Si les musiques et les danses mobilisent encore des énergies et si beaucoup de bon travail a été fait dans ce domaine (notamment autour des activités du Centre Régional des Musiques Traditionnelles en Limousin créé en 1994 par Françoise Etay, grande amie de Melhau), il est toujours menacé par une dégradation dans l’insignifiance, dans ce que l’on fuyait alors au premier chef et que nous nommions « folklore ». Évidemment ce jugement critique sur les processus de «foklorisation », que je partage avec Melhau et que d’autres contestent, non sans arguments (Sicre par exemple et sa réhabilitation du folklore), n’est pas neutre et une démarche anthropologique digne de ce nom ne l’acceptera pas. Mais, depuis le début, c’est la haute opinion que nous nous faisons des cultures paysannes dans toutes leurs expressions, qui nous motive et nous conduit au rejet des versions culturelles affadies, où la langue même est chassée. Ce qui est à déplorer est l’abandon général de la langue dans les régions occitanophones et tout particulièrement en Limousin où le peu qui avait été conquis, un semblant de dignité et de reconnaissance, est aujourd’hui bel et bien perdu, faute de transmission, avec la complicité silencieuse mais tenace et redoutablement efficace des institutions publiques. Les Pierre Bergounioux et autres thuriféraires du salut littéraire par le culte de la langue unique, peuvent pavoiser, mépriser Melhau, le traiter comme ils le font, « d’écrivain patoisant » et surtout l’ignorer, considérer que son œuvre ne compte pas et qu’il ne mérite plus de se produire nulle part dans la région.
Melhau, très impliqué dans la vie associative occitaniste (ce livre est aussi important pour en faire l’histoire limousine), comme tous les acteurs de l’occitanisme qui ont connu l’effervescence des années 60-70, doit vivre avec ça. « De nos jours, malgré les efforts de notre ami Jean-Marie Caunet et de son équipe [de l’Institut d’Études Occitanes], qui se démènent, il n’y a aucun sursaut, pas de réveil occitan en Limousin. La langue continue de disparaître, elle a même quasiment disparu. » (p. 92). Cela évidemment est aussi dur, terriblement dur, pour les rares « jeunes » occitanistes limousins, dont fait partie Baptiste Chrétien, auxquels revient la tâche, en vérité inacceptable, de tirer la porte derrière eux.
« À la fin des années 1970, on y croyait encore. C’est dans les années 1980 que tout s’est écroulé » (p. 91). Melhau lui-même a vu ainsi son public se réduire comme peau de chagrin. Y croire, pour lui, voulait dire qu’il y avait encore une partie à jouer, une dernière campagne dans une guerre perdue : « … par amour de notre langue on se disait : ‘tout est foutu, donc il faut continuer !’ Mais beaucoup d’occitanistes de l’époque ont pris leur parti de cet échec programmé » et ont quitté le mouvement, « parce qu’il n’y avait plus d’espoir » (p. 98). C’est ce sentiment qui m’empêcha moi-même par exemple, à Albi, d’y entrer vers 1976, et c’est pourquoi je ne mets nullement en doute la lucidité que pouvait avoir alors Melhau de la situation. Aussi peut-il se raviser et dire, sans contradiction, qu’en fait lui-même n’y a jamais cru : « je n’y croyais pas [ …], je ne crois en rien. Je fais ce que j’ai à faire, c’est tout... » (p. 96). Delpastre aussi répétait volontiers « Que lai era pas estachada » : « Que je n’y étais pas attachée », c’est-à-dire obligée, contrainte. Ainsi imperturbablement, coma la peira es peira e l’aiga, aiga, Melhau es Melhau.
Jean-Pierre Cavaillé
1Je me suis permis de multiplier ici les liens internes à ce blog, lorsque sont mentionnés des auteurs et des titres dont il a été ici rendu compte.
2 « Vous partez sur une corde, qu’on appelle la dominante, la teneur, le bourdon de base, quoi. Si vous êtes en mode de ré, par exemple, vous réglez votre bourdon, sur votre vieille ou votre harmonium, vous installez un ré, qui sera la note principale. Alors ensuite, ce n’est pas bêtement ré mi fa sol la si do, non, la note importante après le ré, ce sera le la, qui sera la quinte. Avant d’arriver au la, évidemment, vous passez par le mi, le fa à peine, vous l’effleurez, et dans ce mode il y a des notes qui n’existent pas, que vous n’utilisez pas, c’est d’ailleurs celles que l’on entend le plus, par les silences qu’elles produisent. Mais l’important, ce sera le ré et la quinte, auxquels peut s’ajouter la quarte, un fa dièse dessous, et là vous avez une perfection d’écart. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que c’est une échelle, avec des valeurs. Il y a des notes importantes, et puis il y a des notes de passage, et surtout il y a des notes tellement peu employées que c’est leur silence que l’on entend, donc elles sont aussi très importantes. » (p. 81)
3 Ne pouvant rendre compte de toutes les facettes du personnage, on négligera ici cet aspect important : « La machine à vapeur », dont l’invention signe ce « moment où l’homme ne se suffit plus de son pas ou du pas de son cheval », est pour lui début « de la catastrophe occidentale » (p. 64). Sur ce plan, il est on ne peut plus radical : « La technologie […] me répugne […] Moi, la critique de la société actuelle est beaucoup plus radicale, je pense que c’est une catastrophe, qu’il n’y a même pas à essayer de dialoguer avec elle. Il faut la détruire, c’est tout, et repartir sur d’autres bases » (p. 24). C’est pourquoi, avoue-t-il, « Je regrette un temps que je n’ai pas connu », le temps d’avant la machine à vapeur et d’avant le piano ! (p. 154).