Limousin, chronique d’une aliénation ordinaire
Limousin, chronique d’une aliénation ordinaire
Le 2 mars dernier paraissait dans Libération un article d’une bonne grosse page au titre et au contenu lamentablement racoleurs (c’est le cas de le dire), A Limoges, un petit bois de Boulogne qui fait scandale, par Jean-Louis Le Touzet, « envoyé spécial à Limoges » (sic !). Le bois de Boulogne en petit (pour rendre un lieu intelligible en cette province lointaine, il faut évidemment lui trouver un comparant parisien), c’est… le Champ-de-Juillet, selon ce téméraire Rouletabille qui, au péril de sa vie et de sa vertu, a arpenté les lieux chauds de la ville envahie par le stupre et la luxure, Sodome et Gomorrhe, les Nigérianes et les Bulgares.
« Le Texas de la France »
Sur la prostitution à Limoges, cet article ne nous apprend rien, strictement rien, nous rapportant tout au plus de vagues propos de (soi-disant) riverains au sujet de hordes de détraqués sexuels hantant nuit et jour les lieux « leur affaire à la main », ou les propos d’une Madame Louise (qui au cours de l’article devient Madame Irène), dénonçant « ces Bulgares d’une crasse horrible qui cassent le métier ». Il rapporte encore avec complaisance les propos supposés (car pas un mot n’est ici crédible) d’un restaurateur, jugeant les filles « disgracieuses », etc. A part ces relents racistes et sexistes habilement tripatouillés (on exploite les origines ethniques de tout(e)s les protagonistes, sans avoir l’air d’y toucher, et il y en a pour tout le monde, comme on verra, indigènes compris), on ne trouve pas ici le début d’une analyse, pas le commencement d’une information digne de ce nom. Pourtant, l’envoyé spécial se donne la caution d’une sociologue, en master à Toulouse le Mirail (Caroline Nicolas) : il nous assure que cette étude universitaire est le « résultat d’une « solide étude de « terrain » » mais ce n’est certes pas grâce à lui que l’on en connaîtra le contenu. Une question se pose : le même journal oserait-il publier un article aussi indigent et, disons-le carrément, aussi puant sur la prostitution dans la capitale ? Malgré la tendance irrépressible de Libé à sombrer dans la frivolité, j’en doute fort. La raison d’être de cet article n’est en tout cas pas d’informer les Limousins et Limougeauds, dont pas un mot de l’article ne laisse penser qu’ils pourraient un seul instant être des destinataires possibles de ces lignes (le dispositif narratif est très clair ; l’envoyé spécial ne s’adresse pas eux, certes pas, mais parlent d’eux, pour d’autres, qui connaissent de visu le Bois de Boulogne et sourient de ce rapprochement « osé »). Il s’agit d’amuser les Parisiens (et au-delà, en effet, tout lecteur capable de s’identifier au lecteur parisien de Libé, et donc d’oublier qu’il est limougeaud ou albigeois) par quelques lignes divertissantes sur une province reculée, un brin exotique, avec ses ploucs endimanchés se faisant plumer par les « filles de l’Est ». J’exagère ? Voyez plutôt : les filles sont à l’affut, comme le rapporterait le mystérieux restaurateur ayant une « vue imprenable » sur les lieux de passe, des « gars de la campagne qui ont touché leur mois », postées à l’arrivée des trains de « Montluçon, de Saint-Yrieix et de Tulle ». Passe pour Saint-Yrieix ; mais présenter les « gars » de Montluçon (152 km de Limoges) et de Tulle (90 km, et aux environs de Brive) comme irrésistiblement attirés par le tropisme prostitutionnel de Limoges laissera sans doute plus d’un Limousin perplexe. En tout cas, l’informateur de notre enquêteur est formel : ces pauvres gars de la campagne ne mettent pas de préservatifs (pratique trop sophistiquée) et « repartent sans le sou avec le train du soir, car les filles leur ont fait les poches », en plus de leur avoir refilé la chtouille ou même pire ! Ah les nigauds, ah les benêts ! Mais à bien lire l’article, c’est le Limousin tout entier qui est benêt, arriéré, collé au cul de ses vaches avant d’être la proie naïve des « filles de l’Est ». En effet, après avoir évoqué l’épisode récent d’une prostituée ayant mis en fuite l’agresseur d’une passante, voilà ce qu’écrit notre Tintin en Limousin : « Le Populaire du centre a donné un large écho à cette affaire puis s’est naturellement rabattu dans ses pages sur ce qui fait la fortune du pays : les belles limousines au salon de l’Agriculture qui vient de s’achever, car le Limousin, c’est quand même le Texas de la France »… Oui, vous avez bien lu, et vous apprécierez, j’en suis sûr : « le Texas de la France »… La scène est celle d’un western de série Z : les cow-boys bouseux du Limousin venant dilapider leurs maigres salaires dans les saloons de Limoges-City avec les filles du Field-of-July, après avoir admiré les belles rousses du salon de l’Agriculture… On savait que le Limousin était devenu le décor incontournable de tous les téléfilms sur la deuxième guerre mondiale ; ce sera plus difficile d’y tourner des westerns, mais avec beaucoup d’imagination…
paysan et paysanne de Limoges. Mixelle Sauveur 1805
« Les derniers des hommes »
Voilà en tout cas comment le vieux cliché des Limousins (et du Limousin) est véhiculé par le journal bobo de la capitale, fondé jadis par Jean-Paul Sartre. Ben oui, remarquez, c’est cela la force des clichés ethnotypiques ; leur capacité à résister à tous les bouleversements idéologiques. Car souvenez-vous de ce que Sartre, ce grand intellectuel de gauche et d’extrême-gauche, écrivait pendant la guerre, justement, à Beauvoir, à propos des Alsaciens évacués : « on les a envoyés chez les croquants limousins, les derniers des hommes, arriérés, obtus, âpres au gain et misérables ». Vous voyez que les choses, depuis 1940, se sont un peu adoucies, mais n’ont pas substantiellement changé.
Dans ces conditions, l’alternative pour les indigènes paraît assez simple : soit s’indigner de l’indignité qui leur est faite et affirmer leur identité culturelle en dépit de tout, soit accepter l’image, l’intérioriser et vivre son appartenance sur le mode de la dénégation la plus farouche. C’est clairement cette attitude qui domine, alors que la première, de fait est, non pas absente, mais d’une telle discrétion, accompagnée d’un tel fatalisme, qu’elle finit par rejoindre, dans les faits, la seconde. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser ce processus qui conduit, surtout à travers l’adhésion aux valeurs de progrès social (disons pour aller vite, aux idées et valeurs de gauche), à revendiquer une dignité avouable, non pas du tout culturelle (car une telle revendication, est justement à peu près inavouable tant la représentation dominante de l’infini mépris attaché à l’identité culturelle limousine est ancrée dans les consciences), mais sociale, comme ouvriers ou paysans du Limousin, acteurs d’importance dans les luttes et les combats des deux siècles passés (fondation de la CGT, les grèves de 1905, Goujaud, le monument de Gentioux, le maquis de Guingouin), etc.
Limogiens ou Limogians ?
Ce processus mériterait une étude à part entière, je veux ici noter seulement qu’il est susceptible de conduire à la plus forte (dé)négation d’une quelconque identité culturelle et bien sûr linguistique. Cela peut aller très loin : le maire de Limoges, Alain Rodet, ayant publiquement enjoint à une conseillère municipale de cesser « de dire Limougeauds », car « Ça fait Papy Mougeot ! ». Du coup, une journaliste du Populaire (Nathalie Goursaud) s’est demandée plaisamment comment on pourrait dire : Limogiens (qui rimerait bien avec Parisiens), Limogeois, Limogeais ? Pour revenir finalement au bon vieux Limougeauds (lire l’article). Dans sa revue de tous les noms possibles, elle n’a bien sûr pas évoqué le nom en Limousin, « Limojaud » (ou « Lemojaud »), dont le mot français est tiré, et il est évident que c’est la présence même, qui se devine si bien, derrière Limougeauds, du « patois » de papy Mougeot, la tâche indélébile de la ruralité (et de l’urbanité) « patoisante », que le maire refuse et récuse. Aussi, quelque chose me dit que la bataille en cours pour la signalisation bilingue à Limoges n’est pas encore gagnée. Pour ma part, je suggère au maire, grand promoteur du Family Village de la zone Nord (voir article ici même), de proposer Limogians ou Limogers, prononcé bien sûr à l’anglaise de par chez nous, ce qui serait cohérent avec sa politique de développement commerciale et se justifierait parfaitement s’il voulait enfin faire de sa région The French Texas ! Je ne lui conseille pas pour autant de renoncer à la sainte vocation de sa ville comme temple de la francophonie. Mais, comme celle-ci, malgré toute l’assuidité de ses vestales et de son grand prêtre, n’a pu faire totalement oublier la couche sous-jacente de crasse patoise, la chose pour lui la plus opportune serait de miser sur l’anglais pour faire obstacle à la menace d’un bilinguisme qui verrait resurgir le spectre de l’ « escholier » limousin de Rabelais (« Vée dicou, gentilastre ! Ho, sainct Marsault, adjouda my ! Hau, hau, laissas à quau, au nom de Dious, et ne me touquas grou ! ») et donnerait bien sûr raison à la fine description de Sartre. Il lui faut ouvrir un front de ce côté-là, car Fr3, chaîne félonne qui l’avait déjà mis en cause pour ses amours – les siennes et celles de bien d’autres élus – avec Aréva (voir article sur ce blog ; sujet à nouveau un tantinet d’actualité !), vient en effet de diffuser un reportage à peu près irréprochable sur la situation de l’enseignement de l’occitan en Limousin, aujourd’hui réduit presque à néant (mais presque est encore trop !) et luttant désespérément pour l’obtention d’un minimum de reconnaissance et de soutiens publics, le rectorat refusant tout espèce de dialogue et même de communication sur la question.
L’or de la belle langue et la boue du patois
Je pourrais amplement m’en tenir là, mais il me faut tout de même auparavant vous citer les deux premiers textes sur lesquels je suis tombés alors que je cherchais sur la toile la citation exacte de Sartre, car ils offrent deux formes parfaites de surenchère du cliché infamant dans la manière même dont il est (d)énoncé.
Le premier, sur le site des éditions Verdier, est un entretien écrit de l’écrivain creusois (d’origine) Pierre Michon avec Tristan Hordé réalisé en 1991. Il cite la phrase de Sartre, non pour la contester mais pour expliquer comment, dans ses livres (Les Vies minuscules, etc.), ces derniers des hommes, « dans leur parfaite brutalité », sans langues, réduits aux « balbutiements » du patois, rencontrent les langues sublimes, celle du latin de messe, la langue « des anges », et celle du « classicisme », que l’auteur (ex) creusois manie avec maestria : « Ce n’est pas pour elle-même que j’aime la latinité, la langue absolue, mais pour la façon dont elle tombe dans l’oreille et le cœur des Métèques, pour le trou qu’elle y fait, pour la façon dont elle se relance, rebondit et rejaillit parfois plus pure à travers eux. Les Anciens le disaient : les Métèques seuls, s’ils maîtrisent leur bégaiement, savent parler la langue ». Ah, que de beauté ! Et il développe par la période suivante, qu’il me faut citer tout du long : « Le Classique n’existe, ne parle et ne règne que s’il y a du Barbare – que s’il est le Barbare déguisé : Garouste, le peintre, dit que le grand art consiste en ce que le premier doit habiller le second ; mais les deux doivent coexister. La pellicule d’or de la belle langue est plus pure, plus fragile, plus menacée, donc plus entière, d’être travaillée en dessous par la boue des patois. ». Le « métèque » ou « barbare » limousin de Sartre balbutie son patois, et cela lui collera à jamais à la peau comme cette boue indélébile qui, pourtant, donne toute sa force et sa beauté à la « belle langue » qu’il n’est même pas besoin de nommer. On perçoit à quel point, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs (Patois de province et belle langue : les lieux communs en héritage), cet exhaussement des « derniers des hommes » dans l’appropriation de la belle langue – qui n’est rien d’autre que l’auto-exhaussement de l’écrivain – ne fait évidemment que confirmer son indignité absolue, lorsqu’à l’état sauvage, ils remâchent leur patois.
Geboren in Limoges
Le second texte que j’ai trouvé, où figurait la phrase de Sartre, est un article d’une universitaire, professeure de lettres à Bayreuth, qui figure dans un ensemble consacré à la littérature africaine, en parti accessible sur Google books (Littératures et sociétés africaines, publié par János Riesz, Papa Samba Diop, Hans-Jürgen Lüsebrink, Ute Fendler,Christoph Vatter, Gunter Narr Verlag, 2001). L’article, signé Véronique Porra, s’intitule « Du périphérisme francophone aux affinités africaines de la « France profonde » ». Il est consacré à deux expressions de ce que l’auteure nomme « identité culturelle périphérique » : les Francophonies en Limousin, attachées comme on le sait depuis leur création à l’Afrique, et à des écrivains reconnus de la région, comme Jean-Guy Soumy, Pierre Bergounioux et le même Pierre Michon, chez lesquels on trouve, ici ou là, la présence de quelques affinités, entre d’une part la conscience « périphérique » des Limousins, en butte à une dévalorisation atavique dont la bafouille de Sartre est l’un des plus beaux exemples, et la situation de l’Afrique et des Africains. On peut difficilement donner tort à l’auteure de conclure sur la constatation que, finalement, ses affinités sont bien superficielles, quoique l’argument final (ce sont là des discours « politiques », « qui n’ont pas grand choses à voir avec la littérature ») laisse pour le moins perplexe. Rien de bien passionnant en somme, mais la présentation du Limousin, comme une région privée d’identité culturelle et dénuée de littérature digne de ce nom mérite d’être citée, au moins en partie : « Il n’y a plus depuis longtemps en Limousin de langue et de patois pratiqués, si l’on excepte le cas de quelques personnes âgées dans certains villages reculés. Ni de langue unifiée : le patois corrézien diffère du patois creusois par exemple. Quant aux études occitanes, elle sont, et étaient déjà au début des années 1980, l’apanage de quelques originaux très isolés ». Je ne perdrai pas ici mon temps à réfuter ce tissus de bêtises (et de méchancetés), qui trahissent une ignorance absolue en matière de langue (la seule départementalisation des « patois » suffit à discréditer l’ensemble du discours). Au moment de lire ces lignes (écrites il y a déjà plus de 10 ans), je rentre de Saint-Symphorien sur Couze, où tout le monde parle encore et parfaitement, jusqu’aux natifs des années 70, comme nous le constatons en y pratiquant cette année même un collectage. L’autre jour encore, j’étais ébahi en entendant une personne âgée de ce village nous disant qu’un jour, c’est sûr, mais dans un temps encore bien lointain, le « patois » finirait par disparaître, alors que depuis des décennies, je lis partout ou presque que la langue n’existe plus, qu’elle n’est plus pratiquée par personne. J’ai certes pensé un instant que l’auteure de cet article avait des excuses, car Bayreuth est bien loin et la différence culturelle considérable, source d’équivoques et d’incompréhension. Mais voilà, je trouve sur le site de son université la mention suivante : « Geboren in Limoges, Frankreich ». Véronique Porra est limougeaude, au moins de naissance. Une fois encore, il s’agit donc d’une entreprise d'auto-dénigrement et d’auto-dénégation culturelle et linguistique, une de plus, une parmi une infinité d’autres. Mais bordel, Limousins, relèverez-vous donc un jour la tête ?
Jean-Pierre Cavaillé