Gallois argentins et Tehuelches : la langue absente
Gallois argentins et Tehuelches : la langue absente
Au hasard d’une vitrine de libraire parisien, j’ai été attiré par la couverture d’un petit livre qui montrait en bandes des séries de portraits photographiques anciens juxtaposés où alternaient des visages d'Indiens et de visages pâles. Son titre se déclinait en trois langues : espagnol, anglais… et gallois : Galeses y Tehuelches. Historia de un encuentro en Patagonia ; The Welsh and Tehuelches. A meeting of Peoples in Patagonia; Y Cymre a'r Tehuelches. Cenhedloedd yn cwrdd ym Mhatagonia. Ce livre était donc consacré à la rencontre des Gallois et des indiens Tehuelches en Patagonie. Je l’ai acheté.
Je ne savais rien de l’histoire assez étonnante de la colonie galloise débarquée en Patagonie le 28 juillet 1865, dans la province de Chubut. Ces Gallois, surtout des artisans, fuyaient leur terre native pour des raisons économiques et surtout idéologiques ; ils étaient des dissidents protestants, dits « non-conformistes », comme il y en avait tant au Pays-de-Galle et, surtout, ils étaient animés de convictions nationalistes. Leur objectif était de fonder, au plus loin de la domination anglaise, un refuge culturel gallois, et ils avaient, entre autres choses, un fort souci de la conservation de la langue. Leur installation dans une région semi-désertique au climat particulièrement rude fut très difficile et il semble que, dans les premières années, ils n’aient dû leur survie qu’aux relations tissées avec les Indiens nomades Tehuelches, vivant en Patagonie depuis des milliers d’années. Les Indiens, notamment, leur auraient appris à chasser. Les deux communautés se lièrent par le troc, les Gallois échangeant contre du pain (« bara », pain, selon le témoignage de l’un des premiers Gallois aurait été le premier terme que les indiens auraient appris dans ce contact avec les blancs), les produits des Indiens (toiles, cuir, plumes d’autruche) qu’ils commercialisaient. L’échange était tout à fait inégal, mais les relations entre les deux groupes semblent avoir été plutôt pacifiques. C’est en tout cas ce qui ressort de ce livre et de ce que l’on peut glaner ici ou là sur le net, où l’on ne cesse de vanter l’harmonie et la fraternité entre les Gallois et les Tehuelches. Une insistance qui, évidemment, me paraît bien suspecte.
Les colons gallois prospérèrent au fil des ans, fondant la ville de Rawson et d’autres colonies. Ils s’organisaient eux-mêmes de manière autonome, à travers des élections internes à la communauté. L’enseignement scolaire se faisait en cymraeg (gallois). Cependant cette autonomie administrative et culturelle ne dura guère ; l’État argentin imposa sa loi et ses écoles en castillan. Ainsi la pratique du gallois déclina-t-elle ; il y aurait aujourd’hui environ 2000 locuteurs et l’on assisterait à un regain de l’enseignement de la langue, délivré notamment par des professeurs venus du Pays-de-Galles. Contrairement à ce qu’imaginaient les premiers colons, la langue s’est donc mieux maintenue en terre galloise où, comme l’on sait, elle a acquis des droits considérables (surtout depuis le statut de co-officialité du 7 décembre 2010, digne de faire pâlir d’envie toutes les « langues de France »).
Pour les Tehuelches, il en alla tout autrement. D’ailleurs Tehuelches n’était même pas leur nom, mais celui que leur donnait les Mapuches, qui les combattaient, et signifie « hommes sauvages ». Ceux qui vivaient au nord de la rivière Chubut se nommaient Gününa këna (Gennakenk) ; au sud de la rivière, ils s’appelaient Aónik'enk (Aonikenk). Ces groupes, comme tous les autres, furent les victimes de ce qui est largement considéré aujourd’hui comme un ethnocide : la tristement fameuse Conquista del desierto des années 1870. Aucun groupe ne parvint à maintenir son intégrité et à rester dans ses terres. Quelques uns des vaincus de la Conquista ont même terminé leur vie dans le musée de La Plata, où ils étaient exposés comme spécimens humains. Des Tehuelches furent aussi exhibés dans les zoos humains en Europe (c’est ainsi que j’ai appris que Paris avait rendu en 2010 au Chili les restes de cinq kaweshkar qui avaient connu le même sort). Leur langue, le tsonek ou chon, dans ses multiples variantes, semble être au plus proche de l’extinction et même, le plus souvent, elle est considérée comme une langue morte. Il est d’ailleurs extrêmement difficile de trouver des informations à ce sujet. L’Unesco parle de 4 (!) locuteurs (cf. la fiche chon, sur le site Sorosoro). Mais on sait qu’il faut se méfier de ce genre d’informations, d’ailleurs la notice wikipedia en espagnol consacrée aux Tehuelches affirme que le dernier locuteur est mort en 1960 et donne son nom (mais l'assertion est en même temps contredite quelques lignes plus loin).
Le petit livre que j’ai acquis ne donne à peu près aucune information linguistique sur les Tehuelches. Il s’agit en fait du catalogue (sans lieu ni date d’édition) d’une exposition itinérante, qui circule depuis 2007, financée à la fois par le gouvernement du Pays-de-Galles, le gouvernement provincial du Chubut et le Conseil Fédéral d’Investissement. Cette expo présente essentiellement des photographies et des objets de l’une et de l’autre culture. Les textes trilingues, scrupuleusement présentés sur trois colonnes (en fait il s’agit d’une mauvaise traduction anglaise et d’une version galloise à partir de l'espagnol) sont assez pauvres et tendent globalement à renforcer le mythe d’un âge d’or de la rencontre pacifique et fraternelle entre Indiens et colons gallois, avec toutefois quelques bémols (dans l’évocation en particulier de documents attestant que les Indiens affirmaient être les maîtres des lieux et exigeaient des dédommagements de la part des colons pour leur séjour).[1]
Ce livre est un peu bizarre qui se lit à partir du centre, d’une part en remontant vers le début (sur les Gallois) et d’autre part vers la fin (sur les Tehuelches). Au centre, trônent la photo et le discours lénifiant, auto-promotionnel, de Mario Das Neves, gouverneur du Chubut, membre éminent du Partido Justicialista (péroniste), un discours creux qui d’ailleurs fait à peine allusion à l’exposition et au sujet, ce qui en dit assez long sur l’intérêt que la classe politique nourrit là-bas (comme ici) pour ce type de questions.
Alors même qu’ils leur sont pour une bonne part consacrés, l’exposition et son catalogue, qui jouent à la fois sur la fibre galloise et une vision œcuménique du nationalisme argentin, laissent les Indiens dans une position de totale extériorité. Pourtant, on apprend qu’ils sont nombreux encore à revendiquer une identité Tehuelches ; beaucoup parlant la langue mapuche (il existe d’ailleurs beaucoup de métis Mapuches/ Tehuelches), mais on n’a songé d’aucune manière à les intégrer, à les rendre participant de leur propre histoire. Tout montre qu’ils ont une place, désormais, dans les mythes fondateurs de la nation argentine, aux côtés des Gallois, mais non dans la production de la mémoire collective et de la culture contemporaine argentine. Tout se passe, à lire ce type de publication, comme s’ils étaient sensés en fait ne plus exister, du moment que, justement, ils ont perdu leur langue et leur structure sociale traditionnelle. De ce point de vue, ils sont les alibis parfaits permettant d’invoquer une réconciliation nationale multiculturelle, au moment même où l’on réitère le geste d’exclusion. C’est du moins la forte impression que donne ce petit livre. On trouve d’ailleurs en ligne un article approfondi sur la question (Ana Ramos, « De la Costa a la Cordillera: los procesos de regionalización de la alteridad indígena en una misma provincia », 2009) qui me semble aller dans ce sens. Celui-ci fait par exemple apparaître la violente opposition du gouverneur Das Neves au Frente de Luchas Mapuche y Campesino, férocement réprimé au Chili (voir entre autres l’interview d’une Mapuche par Depardon, dans Qui va nommer les choses ?). Cette exclusion est fort bien montrée par un vidéaste, Carlos Pinati, qui a conçu et filmé une performance lors des festivités galloises d’Eisteddfod où l’on voit un Indien, portant une marionnette d’autruche, symbole des échanges entre les Techuelches et les Gallois, et une boleadora (la fameuse arme de jet à deux ou trois boules des Tehuelches), se mêlant au public, errant entre les stands, assistant de loin aux ronflantes cérémonies en costume, mais demeurant, du début jusqu’à la fin, un complet outsider.
Je livre ces lignes en guise d’apologue pour montrer qu’une langue minoritaire peut toujours en cacher une autre. Il semblerait aussi que la formule prêtée au général Custer – Un bon Indien est un Indien mort – soit toujours d’actualité.
J.-P. Cavaillé
[1] Un livre paru la même année que celui-ci, mais que je n’ai pu lire, semble plus sérieux et mieux informé : David Williams, Entretelones y Tolderías. Historia del encuentro entre galeses y tehuelches en Chubut, Editorial Jornada S.A.