« Des papillons morts bien aplatis ». Un livre sur le « patois » marchois
Au kiosque de la gare de Limoges, on trouve un présentoir consacré à l’histoire et à la culture locale. En attendant mon train, j’y ai feuilleté un livre collectif récent, que j’ai retrouvé depuis dans tous les supermarchés du coin, au rayons des romans (pseudo)limousins, des ouvrages (pseudo)historiques sur la région et des mémoires des gens « du pays » censés faire le bonheur des retraités de nos contrées. Ce n’est pas sans prévention que je l’ai ouvert. Il faut dire qu’il est intitulé : Patois et chansons de nos grands-pères Marchois[1]. Me croira qui voudra, mais les mots qui m’ont fait le plus tiquer sont ceux de « grands-pères », qui semble exclure que les grands-mères aient pu elles aussi parler patois et s’intéresser à la chanson, uniquement réléguées à confectionner des soupes et des confitures (les mêmes éditions publient en effet une série sur la « cuisine de nos grands-mères ») et évidemment l’adjectif possessif « nos », comme s’il fallait nécessairement « avoir » des grands-pères marchois pour s’intéresser à la langue et à la culture traditionnelles de la Marche ! « Patois », somme-toute, est moins gênant. J’y reviendrai.
Il faut bien dire que le titre, par rapport au contenu, est de pur racolage. Car ce qui répugne à la plupart des habitués de ce blog est manifestement considéré par l’éditeur comme attractif pour le public visé. Ce public n’est pas, directement, celui des personnes âgées des pays marchois, mais celui plutôt de leurs enfants et surtout petits-enfants (le titre est parfaitement explicite à ce sujet, à moins que l’on ne veuille évidemment parler des grands-pères de « nos grands-pères » !), neveux, nièces, belles filles, etc. qui, pour 22 euros et sans avoir nécessairement la moindre envie de le lire eux-mêmes, auront là un cadeau, dont ils penseront à la vue du seul titre qu’il pourra plaire à leurs aïeuls. L’ouvrage du reste est bien présenté : il contient de nombreuses illustrations et surimpressions ; l’ensemble de la mise en page est travaillée dans des tons sépia, ce qui rend son abord agréable et immédiatement associable à l’idée d’un monde suranné qui s’efface gentiment. Le livre prend d’ailleurs place dans une collection qui a déjà sollicité les « grands-pères » du Berry, les « grands-pères » de la Sologne, les « grands-pères » de la Basse-Bretagne et les « grands-pères » de la Vendée…
Le « patois » marchois
Or, surprise, en tournant les pages, je vis tout de suite que le livre était intéressant et riche d’informations de toutes sortes : sur l’histoire et les parlers de la Marche, sur le folklore musical, les danses, les chansons, la littérature marchoise, accompagné qui plus est d’une anthologie de textes, issus de collectage ou dus à des écrivains locaux, et enfin d’un glossaire du « patois creusois » de Fresselines. Le mot « patois » figurait partout, mais je voyais aussi que son usage était discuté dans une présentation linguistique fort sérieuses, et que l’on avait pris la peine de mettre en vis-à-vis certains textes – des chansons et de la poésie pour la plupart –, à la fois dans les graphies originales des auteurs ou collecteurs et en graphie occitane classique.
Je m’offris donc le livre pour le lire à tête reposée, et en effet j’y ai trouvé bien des choses intéressantes. Christophe Matho, qui est l’éditeur de cette malheureuse série des « grands-pères », présente le marchois comme « une langue oubliée, qui régnait sur un territoire au faible potentiel économique et au faible poids politique, une région sans grande ville […] Une langue qui comprenait bien ses voisins, mais qui avait du mal à se faire comprendre d’eux et dont les locuteurs devaient en conséquence apprendre le français ou l’occitan pour voyager ou commercer » (p. 7). Ce qui explique aussi sa fragilité, le tropisme exercé dans l’écriture par l’occitan ou le français, l’absence de toute forme de conscience linguistique, au delà de l’usage du terme « patois ». A ce sujet, Ch. Matho prend soin de préciser que les auteurs ayant « participé à la rédaction de cet ouvrage sont parfaitement conscients que le terme « patois » utilisé dans le titre du livre désigne souvent, dans un sens péjoratif, une langue pauvre et grossière, empreinte de rusticité voire de vulgarité », la raison de conserver le terme étant que « nos anciens en Creuse, en Haute-Vienne, à Montluçon appellent leur langue régionale « le patois » » (p. 7). Cela est un fait, dont je pense en effet qu’il faut tenir compte, même si la critique de la notion de patois doit toujours être conduite et reconduite. Mais, en contexte français, le terme de « patois », pour le marchois, semble bien difficile à éviter, d’autant plus que l’on ne peut pas en l’occurrence ériger cet ensemble de parlers en une entité linguistique autonome, du fait à la fois de la double dépendance que l’on a vue et de la diversité interne, structurée géographiquement sous forme de bandes (tout en étant bien conscients que d’autres circonstances historiques et politiques auraient pu évidemment transformer ces données, comme toujours lorsqu’il y va du statut d’une langue). Même la catégorie de dialecte serait ici déplacée.
Jean-Pierre Baldit, qui prend la peine de mener cette analyse critique (« le terme patois semble spécifique à la langue française », p. 13, etc.), rappelle que « pour les usagers des « patois », ce terme n’aura longtemps aucune connotation péjorative ; il est même dans leur bouche plutôt positif à la fois pour des raisons affectives, car c’est leur langue maternelle ou pour des prises de position politiques car c’est la langue du « peuple » face à la langue des nobles et des riches » (Baldit, p. 13). Mais la revendication de la langue populaire ne suffit pas à vaincre le complexe diglossique, comme le montre d’ailleurs, dans l’anthologie de textes en marchois qui figure dans l’ouvrage, un poème de Jean Petit du Boueix, maçon creusois à Paris, insurgé de 1848, donné en graphie occitane (et écrit d’ailleurs en occitan plutôt qu’en marchois) qui dit ceci :
Io ne vos dirai pas de grec, ni de latin ;
Vos parlerai patoes, coneissetz quò d’aqui :
Qu’es le lingatge enfin que m’aprenguet ma maire,
Io ne sei pas savent, que voletz-vos n’en faire ?
Mas quò n’es pas torjorn de quaus grand avocats
Que parlon bin frances, qu’em vos fai tant de cas,
Qu’escriffent coma pas un dins ’na granda parparassa
Tot aquielhs biaus diseurs preschon par leur besaça.
carte postale (légende : La mama, le chanté à la mo, a saus petits baille dau po / La maman, le couteau [en fait le pain entamé, erreur rectifiée par Degun, voir les commentaires] à la main, donne du pain à ses petits) trouvée sur un site de Fresselines.
Le Croissant marchois
Baldit, qui émaille l’ouvrage de dossiers sérieux et bien informés (sur la France multilingue, sur les caractéristiques linguistiques des parlers de la Marche, ou « parlers du croissant », sur le dialectologue François Vincent, sur l’histoire littéraire marchoise, les auteurs de collectage, etc.), identifie la zone des parlers marchois à cette bande de terre en croissant, au nord de la Gartempe et au-delà de Guéret, au nord de la route nationale de Montluçon ; au sud de cette ligne, même s’il est souvent, les parlers doivent par contre être indiscutablement rattachés aux dialectes occitans (de sorte que la fameuse plaque félibréenne sur les monts de Blond marquant la limite oc/oïl est en effet tout à fait déplacé p. 25).
Il cite la fameuse enquête inachevée de Tourtoulon et Bringuier de 1875, rééditée récemment par les soins de l’IEO du Limousin, : « On a l’impression que les Marchois parlent une langue dont ils n’ont jamais pu maîtriser l’accent » (p. 25), ce qui est une façon négative et donc insatisfaisante d’aborder les parlers marchois, mais révélatrice de leur grande instabilité – et donc richesse – phonologique. Cette manière négative de considérer ces parlers, comme le dit Baldit, est « une grande injustice […] : mauvais patois pour les voisins du sud, jargon incompréhensible pour ceux du nord, ils ne sauraient être définis que comme un ensemble disparate issus d’altérations et de corruptions » (p. 26). Trois caractéristiques majeures, explique-t-il, permettent de considérer les choses de manière positive et constructive : 1- un lexique commun avec les parlers occitans voisins ; 2- une syntaxe « conforme aux grandes options grammaticales de l’occitan moyen » ; 3- « la dynamique propre de ces parlers, notamment dans les conjugaisons, avec des choix qui ne sont réductibles ni au concept de dégradation de l’occitan ni à celui de corruption par le français » : « en conclusion, le marchois peut être considéré comme un dialecte original, une sorte de glacis occitan attaqué par des évolutions spécifiques dont certaines l’ont attiré phonologiquement vers les parlers d’oïl sans toutefois le détacher de sa communauté historique d’origine » (p. 27). Baldit donne d’ailleurs scrupuleusement la liste de ces évolutions qui « « tirent » progressivement et par petites touches successives » la phonologie, la morphologie et la syntaxe du marchois vers l’ensemble oïlique[2]. Cela est beaucoup moins vrai du lexique, même si Guylaine Brun-Trigaud relève dans un chapitre consacré à cet aspect l’existence de mots spécifiquement marchois.
Hisoire littéraire et anthologie
Baldit développe également des considérations intéressantes sur la littérature, en partant de haut, et en revenant d’abord sur la question débattue de La Chanson de Girart de Roussillon (Chanço de Girart de Rosselho), poème médiéval dont la langue « ressemble » tant au marchois ; Baldit dresse un état des lieux du débat scientifique autour des diverses assignations géographiques et identifications linguistiques de ce poème tout à fait remarquable et prend parti : « nous disons texte marchois car la langue dans laquelle la seule version complète de cette chanson de geste nous est parvenue fait indiscutablement penser au marchois d’aujourd’hui », (p. 73). Mais à la fois il donne ailleurs dans le livre des raisons de douter d’une aussi longue durée et stabilité du marchois… Reste les arguments proprement historiques, qui sont en effet troublants…
Les textes présentés sont surtout des contes, des poèmes et des chansons. J’ai noté en particulier le beau Noël de Montluçon du tout début du XVIIIe siècle et un branle de noces moderne, qui commence par « I la prins chez pas grand’chose,/ I la mène chez rin dau tout » (« Il la prit chez Pas-Grand-Chose,/ Il la mène chez Rien-du-Tout », chanson recueillie par Maurice Roy, graphie du collecteur) ; vision bien réaliste et auto-ironique des stratégies matrimoniales dans la campagne marchoise ! Remarquable aussi cette intéressante leçon de distinction fonctionnelle des langues qu’un paysan donne à son curé, dans une nhòrla en vers de J. Bellot-Lagoutte (qui n’était pas paysan, mais archiviste, insurgé de 1948, comme Jean Petit du Boueix) ; soit dans la graphie originale : « Parlas d’aux éperoux au chavaù calcitrant,/ Parlas nous latïn dïns l’église,/ Parlas francés aux pelaùds d’au païs,/ Et parlas patois aux péris ;/ Au faut à chacu soun lïngage » (Le Peitre et le Peisan).
On trouve aussi dans la partie anthologique un conte très beau (et très dur) recueilli par François Vincent à Boussac : Le Gargan de Montegut, version marchoise du Petit Poucet, mais non dérivée pourtant de Perrault, publiée en 1889, qui montre combien depuis la langue, c’est-à-dire très rapidement, s’est érodée au contact du français. Enfin, digne d’attention sont les dictons, jeux de doigts, mimologismes et injures (« Ch’ti comme la mère daux poyes » : « méchant comme la mère des poux »), recueillis par Maurice Roy à Fresselines.
Question graphique
Tous ces textes sont donnés les uns en graphie originale, très hétéroclite, les autres en graphie occitane et parfois dans les deux, très rarement accompagnés de traduction (ce qui évidemment implique une adresse à qui, d’une façon ou d'une autre, connaît déjà la langue). Le problème des parlers marchois est qu’ils n’ont pas bénéficié, comme le dit Baldit, « d’un effort significatif de normalisation ». Il note cependant l’entreprise de Nicolas Quint pour le parler de Saint-Priest-la-Feuille, mais la trouve trop compliquée et trop divergente par rapport à l’écriture normalisée du Limousin. Baldit propose alors une solution intéressante qui consiste à donner en vis à vis les graphies « patoisantes » originales, pour satisfaire « le public local attaché à un accès direct aux expressions de son parler » et la graphie occitane, dont il défend la légitimité avec clarté et concision, à destination du public sachant lire l’occitan normalisé, surtout extérieur à la Marche. Il donne les rudiments de lecture de celui-ci, afin que chacun puisse se faire une idée « des avantages et des inconvénients » pour la lecture du marchois, de l’une et de l’autre écriture. A vrai dire, la graphie normalisée occitane est en effet parfois insatisfaisante, par exemple dans la transcription de « tourjous » en « totjorn », de « véjà » en « vesiatz », etc. mais très utile en effet, qui rend visible, en quelque sorte, le substrat occitan du marchois.
Ce livre vaut donc bien mieux que son titre, mais souffre hélas d’un autre défaut, beaucoup plus grave, qu’il est nécessaire de souligner. Il fourmille en effet d’une multitude de coquilles et de graves erreurs de mise en forme de toute sorte : retours à la ligne déplacés, découpages des textes erronés, duplication de paragraphes, erreurs de titrage et de partage entre graphie originale et graphie occitane (la p. 89 par exemple est un véritable désastre), photo (et donc légende) de carte postale inversée (p. 93), la liste en serait trop longue… La densité de ces fautes et dans certains cas leur énormité finissent par compromettre la lecture. Un exemple qui me tient à cœur : pour les textes réédités en graphie occitane (notamment le conte Bouérétou [Boereton] de Vincent), il est renvoyé « à la librairie occitane de Limoges XXXX adresseXXX ou auprès de l’IEO Limousin à Uzerch XXX » (p. 77). L’intention de ce renvoi est fort louable, mais le résultat calamiteux (il fallait dire Librairie occitane de Limoges, 26 rue Haute-Vienne, 87000, Limoges et IEO Limousin, Place des Vignerons, 19140, Uzerche). Le lecteur qui a payé 22 euros est en droit d’attendre un livre qui ait bénéficié au minimum d’une correction d’épreuves. Cela n’a manifestement pas été le cas ici.
Enfin, l’ouvrage présente un problème évident de cohérence et trahit sans doute des désaccords profonds entre les auteurs ; désaccord légitimes, mais dont le lecteur est alors en droit, là aussi, d’attendre qu’ils soient explicités. Ainsi, après toutes les précisions et les réajustements au sujet du terme de patois, et après la promotion du terme et de la graphie occitanes, le lecteur est-il confronté à la préface de Maurice Roy précédant son glossaire de Fresselines, qui dit entre autres choses : « Quant à l’occitan, il s’agit […] surtout d’un certain snobisme qui présente un aspect autoritaire plutôt déplaisant. […] Mais à vouloir uniformiser, réclamer l’enseignement de l’occitan indistinctement pour les Limousins les Catalans, les Bordelais, les Auvergnats, les Gascons, les Lyonnais, les Provençaux…, c’est, à une plus petite échelle, faire preuve de ce même jacobinisme que les défenseurs de l’occitan reprochent au pouvoir central ». Ce texte n’est ni daté, ni annoté, comme il aurait dû l’être ; je ne dis pas supprimé ni censuré parce que, somme-toute, il est intéressant, tellement il est significatif de toutes les stupidités accumulées aujourd’hui encore sur l’occitan et trahit une grande ignorance linguistique (croire qu’il n’y a un occitan uniformisé, qui plus est englobant jusqu’au catalan et au « lyonnais », démontre bien sûr une méconnaissance profonde).
En fait ce que cet instituteur récuse surtout, c’est que l’on puisse « enseigner » la langue, dont il dit qu’elle n’a de sens que d’être un idiome strictement privé. Il se veut tout au plus un collectionneur de papillons, et cela m’a rappelé le beau roman basque d’Atxaga, qui utilise une métaphore similaire (voir l’article sur ce blog : Ainsi meurent les mots anciens) : ces mots, dit Roy dans sa préface, « j’éprouve une tristesse certaine à les enfermer dans un cahier, comme j’épinglerais des papillons morts bien aplatis. Mais que faire d’autre ? ». En effet quoi d’autre, quand on se refuse à tout autre forme de transmission ? Quand le travail sur la langue s’identifie à un herbier ou un collection de papillons morts... Or ce livre, hélas, s’inscrit finalement dans cette vision des choses, sinon, pour sûr, il porterait un autre titre.
Jean-Pierre Cavaillé
Carte postale (l'une des illustration du livre). Au Pays Marchois
- E be, la moniére, qué à vou lo douze petits que lé vaeu ou bord de l'ane ?
- Oui et vequi le treiziéme, i faube bian pindre sa précaution parce qu'e i en lo toujours quoqu'in que se nege /
- Eh bien, la meunière, c'est à vous les douze bambins que j'ai vus au bord de l'eau ?
- Oui, et voici le treizième, il faut bien prendre ses précautions, car il y en a toujours quelqu'un qui se noie.
[1] Jean-Pierre Baldit, Jeanine Berducat, Guylaine Brun-Trigaud, Gérard Guillaume, Christophe Matho, Patois et chansons de nos grands-pères Marchois. Haute-Vienne, Creuse, Pays de Montluçon,
[2] Jean-Pierre Baldit renvoie du reste aux travaux de Nicolas Quint pour le pays sostranien (La Souterraine) et de Jean-François Vignaud pour les six cantons du pays de Guéret.
merci de la critique du livre.
Je compte l'acheter quand bien même il aurait des défauts.
Depuis la lecture récente " d'une faim de loup " de la béarnaise Anne Marie Garat, je me questionne sur l'existence d'un " petit chaperon rouge " dans le domaine occitan. S’entend par là un conte " tiré de l'oralité " d'avant 1950, pas une traduction moderne d'après Perrault.
La présence d'un " Gargan de Montegut " me laisse bon espoir.
Cordialement,
JP Bertrand