Family Village Limoges et Auchan Périgueux : supermarchés et couleur linguistique
Le beau projet de Limoges
Family Village Limoges et Auchan Périgueux : supermarchés et couleur linguistique
Au nord, il y aura « Family Village Limoges »… Annonçait ce lundi 9 mai, en gros titre, le Populaire du Centre. Tel est en effet le nom choisi pour le nouveau parc d’activité de la zone nord, qui devait s’appeler Les Portes de Limoges. Non seulement l'article ne met pas en cause cette appellation nouvelle (deux lignes humoristiques et pas très caustiques de La Lemovice, dans la même page, sur la reprise de la ville par les anglais tient lieu de recul critique), évoquant simplement une « autre consonance » par rapport au nom initialement prévu, mais il ne nous donne aucune information sur les promoteurs de cette idée radieuse, ni sur le pourquoi du comment. Ce qu’il faut dire d’abord, bien sûr, c’est que les élus et administratifs de la communauté d’agglomération Limoges Métropole, qui portent le projet, ont donné leur accord. Sans doute sont-ils résignés, peut-être pensent-ils que la consommation moderne ne saurait se dire autrement qu’en anglais, plus probablement ils n’en ont rien à faire, sinon nous en saurions quelque choses. En tout cas, pensent-ils certainement que l’anglais vaut mieux que sa traduction : de quoi aurait l’air, en effet, le nom de Village Familial à l’entrée d’une grande zone commerciale ? Cela serait évidemment ridicule, car rien n’est apparemment plus éloigné de l’idée de village convivial et familial que ces étendues de parking à perte de vue, ces boutiques interchangeables, ces familles poussant leurs chariots devant elles comme Sisyphe sa pierre, toute vie sociale se limitant aux strict minimum des échanges entre consommateurs et vendeurs, pour la saisie du code de la carte bleue… En fait, il faut plutôt dire que la simple traduction suffit à anéantir l’effet recherché, qui est bien d’évoquer les idées de village et de famille, mais associés aux connotations (estimées) gratifiantes de l’américain (plutôt que de l’anglais) commercial. Dans un contexte francophone, on comprendra spontanément, que la family est ici uniquement sollicitée pour acheter et que ce village, bien sûr, n’en est pas un. Il n’y a qu’à consulter les plans et les premières images de cet ensemble de 25 hectares (ou 50 ? les chiffres varient), destiné à accueillir plus d’une vingtaine d’enseignes, pour constater que parler de « village », c’est proprement se foutre de la gueule du monde.
Pourtant cela ne semble gêner personne : les quelques réactions que l’on trouve ici ou là, comme celle de la Lemovice du Popu, ne concernent que l’imposition de l’anglais. Or, selon moi, le problème n’est pas le recours à l’anglais en tant que tel, n’en déplaise aux anglophobes primaires. Il est clair que tous ces noms plus ou moins anglais, qui en effet se multiplient, sont destinés à des gens qui ne parlent pas et même ne comprennent pas la langue anglaise, sinon on n’aurait pas recours à des formes aussi simplistes et aussi indigentes. Family Village a été choisi parce que, précisément, le nom est intelligible à qui ne comprend pas l’anglais (on a par exemple évité sciemment la forme Family’s Village, beaucoup trop complexe !).
Le même numéro du Popu consacre un article à un supermarché qui va s’ajouter à tous les autres de la zone d’Aixe, après une brillante décision juridique. Or ce magasin appartient à une nouvelle enseigne dépendant d’Auchan qui s’appelle Simply Market. Ce nom tellement simple en effet, einocent et même, disons-le, tout à fait idiot, n’est même pas anglais. En effet, ces mots mis ensemble ne font pas sens dans cette langue : il faudrait traduire par quelque chose comme « simplement marché », une absurdité grammaticale. D’ailleurs, ici, l’idée de simplicité n’est pas même importante, on est en deçà de la simplicité, on est au degré zéro du sens. C’est bien d’abord l’évocation de l’anglais lui-même comme langue du commerce, l’idée de « modernité » et peut-être aussi d'opulence, de dépense, stupidement attachée à cette langue, qui est première. On peut citer aussi le nom de l’une des enseignes de vêtements et de décoration qui va rejoindre le Family Village de Limoges, selon ce que nous apprend Le Popu : Farm Urban, dont la syntaxe est ostensiblement anti-anglaise (on dirait évidemment en anglais Urban Farm). Là, le concept est plus intéressant, qui tient dans l’oxymore de la ferme urbaine destinée aux paysans des villes, traduisant l’esprit de cette nouvelle enseigne d’origine toulousaine, qui entend associer « nature et modernité » ! La modernité, c’est évidemment la ville opposée à la ferme (il est bien connu que les fermes sont anti-modernes !), mais d’abord, évidemment, la consonance anglaise, indifférente à la réalité de la langue…
Les angoissés de la langue française peuvent dormir tranquille : ce n’est certainement pas cet anglais des grandes surfaces qui va produire des locuteurs anglophones ! Ce qui fait par contre problème, ce sont les usages de cet anglais de pacotille, bien visibles dans Family Village : l’euphémisation, la manipulation pure et simple de la réalité, l’identification de la modernité et de la mode à l’anglais, à travers son évocation, même fautive. Car si l’on voulait des noms de vrais villages dans les alentours immédiats de la zone prévue pour l’installation de Family Village à Limoges, on en aurait facilement trouvé : Le Malabre, tout proche, Grossereix, Nouailhas, Chaptelat un peu plus au nord… Mais l’un des objectifs est évidemment de faire abstraction de toute consonance locale, limousine en l’occurrence, qui ramènerait au village, au vrai, et sentirait son bouseux, alors que l’on veut bien évoquer un village certes, mais – sans trop savoir de quoi il s’agit – « à l’américaine »; un village où il n’y aurait rien d’autre à faire, toute sa vie durant, qu’à consommer, où l’on serait délivré de tous les problèmes de voisinage et des tâches importunes de la citoyenneté. Family Village c’est une utopie – ou un enfer –, une société, sans politique, une utopie familiale « à l’américaine ». Soixante ans après le facteur de Jours de Fêtes de Jacques Tati, dans le vrai village de Sainte-Sévère, qui décide, après avoir vu les actualités au cinéma, de faire sa tournée « à l’américaine », on se croit « encore » moderne en donnant à rêver – ou à cauchemarder – un village « à l’américaine », pour le shopping de toute la gentille family.
Mais il faut surtout souligner le fait que nos élus ne sont pour rien dans ce choix linguistique ; ils se sont en effet contentés de l’accepter, ce qui n’est d’ailleurs guère rassurant. En fait, ils se le sont fait vendre ce nom, par le promoteur, avec l’ensemble du projet. De cela, le Popu ne dit rien non plus. D’ailleurs le Popu ne dit pas grand chose, jamais, lorsque les élus et les intérêts locaux sont en jeu. Family Village est, en effet, un concept breveté, c’est-à-dire une marque déposée du promoteur Altarea, dont le siège est, comme il se doit, à Paris. Pour entrer dans l’univers enchanté de la novlangue du commerce post-moderne, allez donc sur leur site ! Lisez plutôt : « Les consommateurs recherchent désormais des lieux de commerce de périphérie plus conviviaux, où ils puissent retrouver leurs enseignes familières. […] La marque Family Village […] désigne ainsi des sites dont le marchandisage [je souligne] est spécialement orienté vers la famille ». Le « concept » (rien n’est plus « conceptuel » que le monde du marketing contemporain, comme vous savez), est ainsi défini : « nouvel espace de commerces et de loisirs qui vous accueille en plein air pour vous faire découvrir tous les plaisirs du shopping dans un environnement naturel, convivial et chaleureux ». Ainsi le Family Village de Thiais, « Premier Lifestyle Center français. Un street mall à ciel ouvert ». Là, je reconnais, il faut être un peu plus calé en anglais commercial pour comprendre, et j’en déduis que la page n’est pas destinée au vulgus pecus, pardon au « Simply People » (j’applique les mêmes règles de décérébration linguistique). On y annonce aussi celui de Limoges, mais de la manière la plus sibylline : « reprendre éléments Fiche Book », est-il simplement écrit, information visiblement à usage interne bombardée au public : très efficace, comme publicité ! C’est, disons, le genre de cagade qui rend presque optimiste sur la capacité de ces baudruches publicitaires à se dégonfler d’eux-mêmes.
En tout cas, il s’agit sans aucun doute d’informations tronquées, car Google nous apprend qu’il existe d’autres Family Village de par la France dont le groupe pourrait s'enorgueillir… près du Mans (Les Hunaudières), à Aubergenville en région parisienne, etc. chaque site présentant « son » village comme « le » village, sans aucune référence aux autres, ce qui est assez intéressant : sans doute la diffusion du label et la dissémination de lieux à peu près identiques, avec une même architecture indigente et les mêmes enseignes, apparaissent-elles à ses promoteurs – qui ne sont évidemment pas des idiots – assez contradictoires avec le concept même de « village »...
Le magnifique projet boudé par les habitants de la région de Mougins
Un détail amusant : il existe sur internet toute une propagande en faveur de la création d’un Ikea et d’un « Family Village » à Mougins dans les Alpes maritimes. Vous pouvez mêmes signer une pétition (si, si) pour soutenir le beau projet d’Altarea et du maire de Mougins ! Certes la pétition est… en anglais mais, comme il est expliqué, c’est parce que les hébergeurs en cette langue sont gratuits contrairement aux français (Ikea et Altarea qui pilotent manifestement l’initiative n’ayant sans doute pas les moyens de payer un hébergeur français !) et d’ailleurs « cela permettra à la communauté anglophone, importante dans cette région, de pouvoir participer » (sic !). Mais tout aussi significativement, cette page de la pétition est traduite en français sur le site promotionnel, à l’usage des péquenots qui ne communiquent pas suffisamment avec la communauté anglophone de la région ! C’est que le projet est contesté avec virulence et ténacité, depuis plusieurs années, par des associations locales et des municipalités voisines, pour la pollution automobile que cette implantation ne manquerait pas d’entraîner et pour la laideur du projet, malgré les magnifiques images promotionnelles, presque aussi belles que le paradis des Témoins de Jéhovah. Il n’est guère question du nom, ce qui ne m’étonne guère, mais on peut espérer que c’est aussi cela que refusent les riverains, même s’ils n’osent l’exprimer publiquement : le décervelage linguistique, qui va bien au-delà de l’anglicisation, comme je l’ai déjà dit, car il se joue tout autant en français (marchandisage et compagnie).
A Limoges, par contre, il n’existe apparemment aucune réaction organisée, alors que se poseront aussi de gros problèmes de circulation (entrée de la rocade, en direction d’Angoulême, déjà embouteillée), de concurrence des commerces avec le centre ville et évidemment d’environnement…
Cette dégradation à la fois urbaine, environnementale et linguistique est-elle une pure et simple fatalité ? Bien sûr que non : il existe des moyens, à travers les associations et bien sûr les élus pour s’opposer à cette pollution commerciale, mais aussi éventuellement pour essayer de faire des grandes surfaces des lieux où un réel apprentissage linguistique est possible en relation, non pas forcément avec l’Amérique mondialisée, mais avec la région d’implantation et les langues minorées qui s’y trouvent. C’est ce qui se passe actuellement à Marssac-sur-l’Isle, à proximité de Périgueux, où le magasin Auchan (Auchan dont dépendent les Simply Market !), en partenariat avec des associations locales (Novelum, Bornat, IEO) et des élus, a installé une signalisation bilingue français / occitan assez étoffée, avec des slogans commerciaux traduits dans les deux langues (Vivam mielhs, vivam mens char !) et, à l’appui, la création d’un cours d’occitan (facultatif) pour les employés du magasin, prodigué par Jean-Louis L'Évêque, le président de Novelum Périgord. J’imagine aisément qu’il se trouve un tas de gens pour ricaner et juger ridicule de trouver du « patois » au supermarché. C’est comme à Aixe-sur-Vienne, où certains estiment que les panneaux routiers bilingues (Aixe/ Aissa) hors de propos, qui s’apprêtent à encaisser comme une chose parfaitement normale les panneaux publicitaires pour Simply Market. Quant aux belles âmes, qui estiment au contraire que l’occitan est une langue trop noble et trop pure pour être galvaudée dans les temples du capitalisme, je leur répondrai évidemment que si une langue n’est pas capable d’investir les activités sociales et économiques les plus ordinaires, alors elle est proche de la mort, et tel est bien le cas de l’occitan. Ceux qui diront que cette occitanisation du magasin Auchan de Périgueux est anecdotique et se réduit à un (bien modeste) argument publicitaire pour la grande surface, je leur dirai que désormais, il en est ainsi : la langue ne vit et ne survit, de fait, que de manière anecdotique, à Auchan comme dans l’éducation nationale, dès lors qu’il a été décrété qu’elle ne pouvait être autre chose, et en effet que pouvons-nous faire d’autre que de vanter ces qualités patrimoniales et symboliques, qui font tant rire ou irritent les mêmes élus qui trouvent au contraire fondamental pour la région, l’implantation de Family Village ?
Cela ne veut pas dire pour autant, certes, qu’il suffirait d’appeler la nouvelle zone commerciale de Limoges Nord, Las Pòrtas de Limotges ou Lo Vilatge Familiau, pour rendre le projet attractif et légitime, car il me semble que tout y est discutable : l’aménagement de l’espace, l’architecture et l’urbanisme, d’une laideur consommée (c’est le cas de le dire), sa vocation commerciale aseptisée et uniformisante, sans parler du phénomène de saturation, qui avait conduit les autorités compétentes à écarter le Simply Market d’Aixe. Dire que nous sommes nombreux à aspirer à un autre modèle social et culturel que celui qui nous est imposé à coup de pelles mécaniques, d’asphalte, de mauvais bardages, de couleurs pisseuses, de publicités affligeantes, de bouffe dégueulasse et d’anglais dégénéré, c’est encore trop peu dire.
Jean-Pierre Cavaillé
Auchan de Marssac-sur-l'Isle, Périgueux