El Cant de la Sibil.la - Nostalgie de la fin des temps
Chant de la Sibylle à la cathédrale de Barcelone, photo Nestor Pintado 2017 pour El Punt Avui
Reis, Duchs, Conptes y Barons... de lus fets retran rahons
J’ai eu la chance d’entendre à la cathédrale de L'Alguer (Alghero) dans ce bout de Sardaigne catalanophone, le Cant de la Sibil.la (le chant de la Sibylle) qui fait partie des solennités de la nuit de Noël. A lui seul, l’événement, qui dure à peine une ingtaine de minutes, mérite le voyage. Le cant de la Sibil.la est un très beau cantique catalan d’origine grégorienne, profond et mélancolique, qui fait alterner un chœur et un ou une soliste a capella qui, à L'Alguer, chante depuis la grande chaire de marbre. Les paroles aussi, qui prophétisent la fin des temps et le jugement universel, sont très impressionnantes, et même, dans le climat millénariste et collapsiste qui est le nôtre, actuelles du fait même de leur radicale inactualité. Je m’explique : cette sibylle est une image rémanente du Moyen-Âge, qui convoque elle-même une très antique figure oraculaire. Étrange oracle que cette sybille qui annonce, en même temps, la venue du Christ et la fin du monde, or nous entendons les uns dire aujourd’hui que le retour du Christ est pour demain quand les autres n’ont gardé du christianisme que la théologie de l’effondrement final, l’annonce apocalyptique. La sibylle promet aussi un nivellement social général: le monde détruit à la racine est celui de la féodalité : ducs, comtes et barons, mais sa prophétie est parfaitement transposable aujourd'hui sur ce plan également.
La version que j’ai entendue à L'Alguer faisait intervenir, outre les voix du chantre en chaire et du chœur, une trompette et un violoncelle, qui donnaient à la pièce une tonalité fort peu médiévale, mais n’enlevait rien à la beauté de la prestation. D’ailleurs l’ensemble du dispositif à lui seul semble constituer une sorte de tradition, puisqu’on peut déjà l’entendre quasi à l’identique sur un CD de 1995 du Coro polifonico algherese (en ligne il y a peu encore, il faut maintenant le rechercher ailleurs), ensemble aujourd’hui préposé à cet office et manifestement fidèle à ce dispositif post-moderne.
Depuis 2010 le Cant de la Sibi.la est inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco mais seulement pour sa version de Majorque, où il est chanté dans toutes les églises le soir de Noël, et qui se différencie pas mal de celle d’Alghero, par la partition et par le texte, plus complet d’ailleurs à L'Alguer. En outre, la sibylle à Majorque est incarnée par un enfant, une jeune fille ou une femme vêtue richement à l’antique et / ou à l’orientale - en fait déguisée en pythonisse -, qui tient des deux mains, dressée devant lui/ elle, une épée (voir par exemple Palma de Mallorca 20141). En toute bonne logique linguistique et culturelle la version de L'Alguer devrait être associée à cette promotion – et d’ailleurs, à Alghero, on fait comme s’il en était bien ainsi – mais les inscriptions au PCI sont strictement nationales, et ce qui vaut pour Majorque ne vaut « donc » pas pour la Sardaigne. Par contre, du fait de cette reconnaissance, le Cant a fait son apparition dans la cathédrale de Barcelone depuis quelques année (voir la photo ci-dessus).
Il est beaucoup plus intéressant de se pencher un peu sur l’histoire du Cant, entre autres parce que, sur le chemin de la Catalogne, celui-ci est passé par chez nous et par l’occitan. En effet le texte catalan (on trouvera la version de L'Alguer ci-dessous) est la libre transcription d’un texte ancien et vénérable connu sous le nom de Signum Judicii (lit. Signe du Jugement), qui sert d’ailleurs de titre au texte catalan. Ce texte est lui-même l’adaptation latine, par saint Augustin d’abord (Cité de Dieu) d’un orginal grec issu du recueil des Oracles sibyllins d’époque hellénistique, un poème en acrostiche copié par Eusèbe de Césarée et utilisé au Concile de Nicée par Constantin en 325. Augustin le présente comme une prophétie de la Sibylle Érythrée et le texte doit sa notoriété à son insertion dans un sermon longtemps attribué à Augustin (mais en fait de l’évêque Quodvultdeus) Contra Judeos, Paganos et Arianos (Contre les Juifs, Païens et Ariens). Le poème latin fut chanté très tôt, et la version la plus ancienne conservée de la composition est celle de Saint-Martial de Limoges (IXe siècle). Mais surtout apparaissent dès le XIIIe et sans doute avant, des traductions ou plutôt adaptations en diverses langues vernaculaires : en terres occitanes en premier lieu, dans la péninsule ibérique, en Italie… Les érudits qui, depuis le XIXe siècle, se sont penchés sur les versions catalanes, ont mis en évidence qu’elles sont toutes issues d’une traduction occitane2. La plupart d’entre eux parlent de « provençal » et, du coup, de Provence, selon la tradition des études, tributaire de l’OPA réussi de Jean de Nostredame qui parvint à associer à la Provence l’ensemble de la production des troubadours, mais il s’agit bien d’occitan, et plutôt d’ailleurs de languedocien, comme en témoigne un manuscrit du début du XVe siècle conservé à la BNF (ms fr 14973, fol. 26-27) ainsi que la version contenue dans le Lectionarium de Montpellier, chantée par Montserrat Figueras sous la direction de Jordi Savall. Celui-ci avait en effet réalisé en 1988 un CD où se succèdent trois exécutions respectivement des sybilles latine, occitane et catalane, très différentes (sobriété du latin, coloration troubadouresque pour l’occitan, style orné pour le catalan. Voir à ce propos l’article de Julien Abed : « Le Chant de la sibylle. L’"ancien" selon quelques contemporains... »)3. On trouve en ligne le livret complet du CD où figurent les paroles et par ailleurs, en fouinant sur Youtube les nombreuses et brillantes interprétations du Signum Judicii par Jordi Savall presque toujours chantées par Montserrat Figueras (la Sibylle occitane, Sibylle latine, Sibylle catalane).
Le maintien du Cant de la Sibil.la à Majorque et à L'Alguer est, historiquement, une chose tout à fait notable, car la Contre Réforme avait ordonné la suppression dans la liturgie de ces textes non canoniques, et ce n’est que dans ces terres catalanes que la tradition s’est poursuivie (et bien sûr réinventée, voir Aebischer et Abed4), avec l’appui du clergé local.
Jean-Pierre Cavaillé
Je donne ci-dessous :
1- le texte de la version catalane conservée à Alghero, tel que je l’ai trouvé dans l’article de Paul Aebischer5
2- l’essai de reconstitution du texte occitan original qui a servi de modèle en Catalogne par le philologue Hermann Suchier à partir du manuscrit de Paris (fr 14973) qui, par endroit est défectueux. Il s’agit certes d’une entreprise d’un autre temps (1880)6, mais le texte ainsi produit présente l’intérêt d’être immédiatement lisible par des occitanophones d’aujourd’hui. Suchier présente en regard, le texte du ms de Paris.
1- Signum Judici
Al jorn del judici
Mare de Deu pregau per nos
Amen. |
Signum Judici
Au jour du jugement
Du Ciel grand feu descendra
Les monts, les plaines seront égaux,
Amen. |
2- Texte occitan (reconstitué par H. Sucher d’après fr. 14973)
(introduction)
Sebila tot apertament
demostra nos lo jutjament
que Jhesuscrist fara de nos,
aissi con auzires vos tos.
Aujas, senhor, aquestz sans ditz
que Sibila retrai e ditz
de l’aveniment del senhor,
al cal devem portar honor.
(refrain)
Al jorn del juzizi
parra, qui aura fag servizi.
(prophétie)
us reis vendra perpetuals
del cel, que anc non fon aitals ;
en carn vendra certanament,
per far del segle jutjament.
Mai del juzizi tot enans
parra una senha mot grans :
li terra gitara suzor
e tremira de gran pavor.
Apres s'esbadara mot fort,
donant semblant de greu conort,
e mostrara am critz, am trons
la enfernal confusions
Uns corns mot trist resonara
del cel, quels mortz reissidara.
La luna el sols s’escuzira,
nula estela non luzera.
Cascuns cors l’arma cobrara.
Qui es bons o mals, aqui parra !
Li bon iran ves dieu lai sus,
li mal iran en terra jus.
Terratremols an grans sera,
que las torres derocara ;
nuls oms d’em pes non romandra,
tant fort terra tremolara.
Li puei el pla seran egual.
Aqui seran Ii bons el mal,
Ii comte, li rei el baron,
que de lur faitz rendran razon.
Aqui seran li uzurier
que de mezalha fan denier
e de l’emina fan sestier ;
aquil cairan el viu brazier.
Fuocs dessendra del cel arden
am solpre que es mot pudens ;
cels, terra, mars, tot perira,
e tot cant es fuocs delira.
Adoncs veiran dieu en la cros,
on el mori per pecados
e vendra essa majestat
jutjar lo mont per veritat.
Anc ren non fes hom tan secret
ni ren non dis ni non penset,
que aqui non sia tot clar ;
neguns no poira ren celar.
Adoncs non aura om talent
de riqueza, d'aur ni d'argent,
ni d'autras cauzas null dezir,
mai tan solament de morir.
De morir er totz lur talens ;
adoncs lur glatiran las dens,
non i aura negun, non plor.
Totz lo mont sera en tristor.
Adoncs dira dieus asprament
a cels qu’iran a perdement :
« anas vos en el fuoc ardent !
C’anc non fezetz mo mandament. »
Als autres dira mot doussament :
a cels qu’iran a salvament :
« Venes a mi, li mieu bons filh !
Qu’ieu vos guardarai de perilh. »
Aquel senher, que nos formet
e que de la verges nasquet,
nos garde de pecat mortal
e de pena perpetual !
1 Écouter aussi la belle version chantée par Maria del Mar Bonet, très ornée de mélismes, chantée à Barcelone en 2010. Elle présente aussi l’intérêt du sous-titrage catalan. Voir aussi l’article en ligne de Micheline Galley, « À propos du chant prophétique de la Sibylle : Judicii Signum », Diogène, 2007/3 (n° 219), p. 45-57.
2 M. Mila y Fontanals« El canto de la Sibila en lengua de oc », Romania, tome 9 n°35, 1880. p. 353-365; https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1880_num_9_35_6534 ; María Eugenia Rincón, « Lazo cultural entre Provenza y Cataluña: el "Cant de la Sibil.la" », Anuario de la Sociedad Española de Literatura General y Comparada, Vol. III (1980), pp.120-129 en ligne dans la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes.
3 Julien Abed : « Le Chant de la sibylle. L’"ancien" selon quelques contemporains (Jordi Savall, Maurice Ohana, Pascal Quignard) », Comparatismes en Sorbonne, vol. 1 : Tradition, Modernité : un éternel retour ?, études réunies par Audrey Giboux (2010), p. 181-195.
4 Outre l’article ci-dessous, voir Paul Aebischer « Un ultime écho de la Procession des prophètes, le Cant de la Sibil.la de la nuit de Noël à Majorque », Mélanges offerts à Gustave Cohen, Paris, Nizet 1950, repris in Neuf études sur le théâtre médiéval, Geneva: Droz, 1972, p. 17-54. Voir également l’article synthétique de Maricarmen Gómez « Le Chant de la Sibylle », Goldberg, t. 12, 2000, août-octobre, p. 49-63, en ligne avec plein d’erreurs sans doute dues à la transcription automatique. A noter également que la notice Wikipedia en Catalan, apparemment riche et complète est pour l’essentiel une copie non signalée d’un article fort ancien et donc dépassé de Manuel Sanchis Guarner, « El cant de la Sibil.la la nit de Nadal en Mallorca », Raixa, 1953, p. 19-22.
5 Paul Aebischer, « Le «Cant de la Sibil·la» en la cathédrale d'Alghero la veillée de Noël », Estudis Romànics, 1949-1950, ii, 173.
6 H. Suchier, Denkmäler provenzalischer Literatur und Sprache, I (Halle, 1883), p. 462-469 et 568-572.