Ainsi meurent les mots anciens. Bernardo Atxaga, Le fils de l’accordéoniste
Soinujolearen semea
Ainsi meurent les mots anciens
Combien il est difficile de faire entendre en littérature une voix dans une langue minorée, c’est-à-dire de se trouver un public, parmi les locuteurs de cette langue même et bien sûr, plus encore, au-delà d’eux…. Parmi les locuteurs, parce qu’il faut qu’ils soient aussi des lecteurs, c’est-à-dire qu’ils aient pu apprendre à lire (et éventuellement à écrire) leur propre langue. Or, très souvent, cela n’est pas le cas ; nous occitans, nous en savons quelque chose. Dans le Pays Basque espagnol, qui sera ici le cadre de ma réflexion, l’alphabétisation dans la langue minorée, sans être complète (la majorité de ceux qui appartiennent aux générations ayant vécu sous le franquisme y ont échappé), y est bien meilleure, parce que justement le statut même de langue seconde et minorée est l’objet d’une mise en question, d’un combat à la fois culturel et politique.
Mais le Pays Basque est un petit pays et comment se faire entendre au dehors, si l’on écrit en basque ? Comment être lu au-delà de sa propre langue, quand on écrit en breton, en occitan, en frioulan, dans les langues amérindienne ? Je parle évidemment de la question de la traduction.
Traduction et traduction de traduction
Si l’on veut être lu dans le vaste monde, il faut être traduit, mais quelle chance a-t-on d’être traduit en plusieurs langues à partir d’une langue minorée ? Faible, très faible... Pour la littérature occitane contemporaine, je ne vois que Max Rouquette qui y soit parvenu (Verd Paradis traduit en allemand et en anglais, etc.), sans qu’il n’y ait d’ailleurs eu de retours substantiels dans le pays même où vivait l’écrivain, c’est-à-dire sans qu'il n'ait obtenu une véritable reconnaissance littéraire de la part de la critique, au-delà du cercle occitan, alors même qu'il prenait soin de traduire la plupart de ses œuvres en français. Au moins Rouquette a-t-il été surtout traduit à partir de l’occitan lui-même...
Le Pays Basque offre l’exemple intéressant d’un auteur basque en pleine activité, de grande qualité, désormais connu dans le monde entier : Bernardo Atxaga, titulaire de nombreux prix en Espagne et ailleurs. S’il est connu, c’est que ses livres ont d’abord eu un grand succès en Espagne, à travers les traductions qu’il a lui-même proposées de ses ouvrages : poésie, contes, romans... Ce sont surtout ses nouvelles et fictions romanesques qui l’ont fait connaître. Là aussi, rien d’étonnant : le roman est devenu le genre littéraire qui a avalé tous les autres. Le castillan, qui est bien une langue de traduction (ses fictions sont d’abord écrites en basque), est le biais par lequel il intéresse ses lecteurs à une matière narrative foncièrement basque, expressément liée à la langue, avec la présence récurrente d’un lieu imaginaire singulier : le village ou bourg d’Obaba et de ses gens : Les Gens d’Obaba est le recueil qui l’a fait connaître : Obabakoak en basque, Historias de Obaba en castillan, livre traduit en plus de vingt langues. Si les lieux fictifs et réels du Pays basque et la langue basque que parlent ses personnages occupent une place déterminante dans les écrits d'Atxaga, l’œuvre n’est pourtant accessible au non basquisants qu’à travers des traductions faites à partir du castillan. Ainsi la langue dominante s'arroge-t-elle le pouvoir de médiation.Ce n’est qu’à travers le filtre de la langue espagnole, par les renvois qu’elle contient à la langue première, que l’on peut se faire une idée de l’œuvre originale.
On comprend, à la limite, que l’on traduise à partir de l’espagnol dans toutes les langues parlées en des contrées où il serait bien difficile de trouver des locuteurs capables de traduire le basque ; mais cela est aussi le cas de deux pays au moins où, de tout évidence, les locuteurs basques et de compétents traducteurs ne manquent pas : la France et les États-Unis.
Ce qui est choquant, c’est que la chose ne choque pas et soit même à ce point naturelle et évidente, qu’il est des cas où il n’est même pas précisé que la traduction est faite à partir du castillan, comme dans la traduction italienne, publiée par Einaudi, de Soinujolearen semea (2003 ; paru en même année en castillan sous le titre de El Hijo del acordeonista : Le Fils de l’accordéoniste – trad. française d'André Gabastou, 2007, aux éditions Bourgois –, bizarrement intitulé en italien Il libro di mio fratello – trad. Paola Tomasinelli, 2007 – : Le livre de mon frère). Un prix a d’ailleurs récemment été attribué à la traduction anglaise de ce roman qui a rencontré un très grand et vaste succès. Cette traduction primée (Margaret Jull Costa) est bien sûr faite à partir de l’espagnol. Mais là aussi la chose est tellement évidente, c’est-à-dire qu’il est tellement évident que l’on ne saurait traduire (directement) du basque, que le site du New York Times donne la traduction anglaise du premier chapitre du roman sans même prendre la peine de dire qu’il s’agit d’une version établie à partir du castillan, et que l'on a donc affaire, car le fait qu’Atxaga se traduise lui-même en cette langue ne change rien au statut du texte, à une traduction de traduction, avec l’effet d’éloignement que cela ne manque pas d’avoir par rapport à l’original. J’estime donc, pour ma part, que l’œuvre basque d’Atxaga reste à traduire et je serais très curieux de savoir ce que l’auteur pense de ce problème.
Je ne suis pas petit, mais loin
D’autant plus que la question du choix du basque comme langue première et, à la fois, de la traduction et de l’écriture en castillan, et plus généralement de l’écriture bilingue, est au coeur des préoccupations d’Atxaga, telles qu’elles s’expriment dans son œuvre et en particulier dans Soinujolearen semea. Ces questions sont pour lui d’ailleurs indissociables du rapport entre la localisation basque de ses fictions et l’horizon de destination, qu’il souhaite le plus large et le plus ouvert possible, et enfin de son combat contre la vision stéréotypée du Pays Basque (montagnes bucoliques et terrorisme). C’est ce qui apparaît, par exemple, dans un entretien qu’il a accordé à la revue le Matricule des Anges, à l’occasion de la parution en France du Fils de l’Accordéoniste, en réponse à la question si attendue et souvent entendue : « C’est difficile d’être à la fois basque et universel ? ». Question, je le note en passant, sans doute (hélas !) inévitable, qui suppose qu’être français ou américain vous donnerait certaines facilités dans l’accès à l’universel, ce qui consiste à confondre évidemment l’accès linguistique à un auditoire plus ou moins large (mais jamais universel !) et la pertinence universelle (ou prétendue telle) d’un texte (que celui-ci soit porté ou non par une visée explicitement universelle, comme c’est le cas chez Atxaga), indépendamment de la langue dans laquelle il est écrit. Voici la réponse, fort intéressante d’Axataga : « Je me rappelle un dessin humoristique avec seulement un point. Mais ce n’était pas un point, c’était une personne et cette personne disait : "Je ne suis pas petite, ce qui se passe c’est que je suis très loin". C’est pareil avec le Pays basque. Ce n’est pas qu’il est si petit. C’est qu’on le regarde de très loin. En général, à travers un stéréotype ruralisant surtout en France ou en le réduisant aux manifestations politiques ou terroristes. Cependant, la réalité est autre. La société basque est extrêmement variée. À cet égard, j’ai toujours dit que ce n’est pas le Pays basque, mais "le lieu où le monde se nomme Pays basque ou Euskal Herria". Certains pensent que je devrais directement opter pour ce que l’on appelle l’universel, qu’en général on nomme aussi dominant. Dans mon cas, il s’agirait d’écrire directement en espagnol. Cependant, j’ai la conviction que l’unique filon que je peux explorer pour m’approcher de la vérité, de la vérité poétique, c’est mon expérience. En clair, ce n’est pas uniquement l’expérience de ma propre vie. Celles des autres aussi, ma famille, mes amis, mes copains d’école, de fac. Avant je pensais que l’on pouvait écrire un roman situé en Chine avec des personnages chinois sans jamais avoir été là-bas. Mais cette voie ne m’intéresse plus. Par respect pour la complexité du réel. Et dans mon expérience la langue basque est première. Ensuite vient l’espagnole. Mon destin est d’être un écrivain bilingue ». Atxaga assume donc un destin bilingue, à partir de la priorité de l’expérience et de la langue basques, et cette priorité est motivée d’abord par le « respect de la complexité du réel », que l’on ne peut saisir, selon lui, qu’à partir de l’expérience des lieux à la fois géographiques, culturels et linguistiques.
La vieille langue dans le Fils de l’accordéoniste
Le Fils de l’accordéoniste, que j’ai lu d’abord en italien, puis en français, au hasard des lectures de presse, navigue entre deux lieux fictifs, mais qui sont comme des condensations des lieux réels de l’expérience : Obaba, le village mythique d’Atxaga, dans les contreforts des Pyrénées, et Stoneham, un ranch près de Three Rivers en Californie sur les pentes de la Sierra Nevada. A Obaba se déroulent l’enfance et la jeunesse de Joseba et de David, les deux narrateurs du roman, dans les années 60 et 70, pris entre la vieille civilisation agraire, une bourgeoisie locale gravement compromise dans la guerre civile et le régime franquiste, la montée enfin du nationalisme basque. David, le fils de l’accordéoniste, accordéoniste forcé lui-même, est le narrateur central, qui découvre peu à peu le passé trouble de son père, admire son oncle Juan, éleveur de chevaux partageant son temps entre son ranch de Stoneham et la campagne proche d’Obaba. David, jeune garçon introverti, est très fortement attiré par le monde rural, s’initie à la littérature basque par la lecture du poète Lizardi[1], en même temps que monte en lui une aversion radicale pour son père et tout ce qu’il représente… Vient le jour où les premiers tracts portant les mots inouïs de « Gora Euskadi Askatuta » (Vive l’Euskadi libre) font leur apparition à Obaba[2]. Les deux amis vont rejoindre l’activisme clandestin, expérience militante qui se solde par la plus amère déception dans leur engagement militant. David refera sa vie à Stoneham, le lieu à la fois du bonheur et de l’exil, s’accrochant à la langue basque, dont il voudrait transmettre quelque chose à ses filles et dans laquelle il va rédiger ses mémoires, reprises ensuite, à sa mort, par Joseba (qui d’ailleurs porte le vrai prénom de l’auteur : Joseba Irazu Garmendia), qui insère le récit de David, sans changer de langue, dans sa propre narration. Joseba n’est en Amérique que de passage, c’est au pays qu’il ramène le manuscrit composé dans la « vieille langue » et qu'il va le retravailler.
La structure, on le voit, est assez complexe, et la question du choix du basque, de la « vieille langue » dans laquelle David en Amérique s’entête à écrire ses mémoires, alors que sa femme même ne la comprend pas, est très importante dans le récit. Soit la confrontation entre Joseba et la femme de David, Mary Ann, après sa mort : « La vieille langue avait été, pour David et pour moi, un problème important. La plupart des lettres que nous nous étions écrites depuis qu’il était parti pour l’Amérique y faisaient allusion : la prédiction de Schuchardt[3] serait-elle confirmée ? Notre langue allait-elle disparaître ? Étions-nous, lui, moi et tous nos compatriotes, l’équivalent du dernier des Mohicans ? « David aurait eu du mal à écrire en espagnol ou en anglais, dis-je. Nous sommes très peu nombreux. Moins d’un million. Quand l’un d’entre nous abandonne sa langue, il donne l’impression de contribuer à son extinction. Vous, c’est différent. Vous êtes des millions. On ne verra jamais un Anglais ou un Espagnol dire : « Je trouve les mots qui sortaient de la bouche de mes parents étranges » Mary Ann haussa les épaules. « De toute façon, on ne peut pas revenir en arrière, dit-elle. Mais j’aurais aimé lire son livre ». Elle ajoute du tac au tac : « Il est rare qu’une Américaine ait à dire : « Je trouve les mots qui sortaient de la bouche de mon mari étranges. » » (p. 23).
Nous connaissons bien cette situation : à la fois la sensation d’étrangeté dans la réception de la langue de nos propres parents, cet étrange sentiment de responsabilité linguistique qui nous porte à nous obstiner à parler et à écrire, alors même que (bien souvent) nos proches ne nous comprennent pas et la solitude qui s’étend en même temps que la langue se raréfie. Ainsi David dit-il à son ami son bonheur « de pouvoir parler dans la langue » que, depuis la mort de Juan, il ne peux utiliser qu’avec lui-même : expérience que nous autres occitans faisons sans avoir à traverser les mers, en restant simplement chez nous, ce qui n’est guère réjouissant.
Ce dispositif introduit bien sûr un clivage considérable de la réception entre le lecteur bascophone, invité à s’identifier aux deux narrateurs, et celui qui ne l’est pas, du côté de Mary Ann, auquel on rappelle ainsi qu’il lit une traduction[4]. Tout à la fois, évidemment, Atxaga suscite, comme on l’a vu, une empathie possible avec tous ceux qui de par le monde font une expérience linguistique similaire à celle de ses narrateurs et personnages et il fait apparaître sous la forme de la langue de dessous, de la langue qui manque, la richesse que représente la possession, à côté, sous la langue majeure, de la langue minorée.
L’écho étouffé de la langue première
Ce sur quoi j'ai butté, le fait que les lecteurs non hispanistes lisent une traduction de traduction, même s'il n’est pas directement thématisé dans l’économie du roman, en vient cependant à faire sens. Parce que la langue première est perçue comme la matière même du récit, le lieu linguistique singulier, qui s’estompe et s’efface inexorablement, recouvert par la langue dominante, le castillan puis, par dessus, l’anglais, le français, etc. La traduction de traduction devient la manifestation de la disparition et de l’écho étouffé de la langue première, qui est aussi le premier thème du livre (il n’est certes pas le seul, il faut être clair : dans ces lignes je ne retiens que l’un des nombreux thèmes d’une œuvre foisonnante, mais celui-ci est bien le premier par ordre d’apparition et peut-être d'importance), exposé dans un magnifique poème liminaire, que j’aurais aussi donné en basque, si j’en avais trouvé le texte[5] :
C’est ainsi que meurent
les mots anciens :
comme des flocons de neige
qui après avoir hésité dans l’air
tombent par terre
sans une plainte.
Je devrais dire : en se taisant [...]
Dans le corps du roman, ce phénomène d’effacement est décrit de manière très précise, exemples à l’appui : « Les noms qu’ils donnaient aux différentes variétés de pommes – espuru, gezeta, domentcha – ou aux différentes espèces de papillons – inguma, txoleta, mitxirrika – disparaissaient rapidement : ils tombaient comme des flocons de neige et fondaient en touchant le sol nouveau du présent. Et quand ce n’étaient pas les noms, c’étaient leurs différentes significations, les nuances qu’ils avaient prises au cours de siècles. Et dans certains cas, ce n’étaient pas seulement les mots ou les acceptions : c’était la langue elle-même qui s’effaçait » (p. 94). Aussi, le travail d’écriture en basque, sans cesse évoqué dans la traduction de traduction qui le recouvre, ressemble-t-il à ce rituel que David accomplissait avec ses filles : un rituel d’ensevelissement et par là de conservation tout à fait improbable des mots basques affectés d’une évanescence fatale. « Je tombai sur la première boîte d’allumettes [...]. Elle était en assez mauvais état, mais son contenu, un minuscule rouleau de papier, était intact. Je lus le mot que David avait écrit à l’encre noire : mitxirrika. C’était le nom utilisé à Obaba pour dire « papillon ». J’ouvris une autre boîte. Le rouleau de papier contenait une phrase complète : Elurra mara-mara ari du. C’était ce qu’on disait à Obaba quand il neigeait un peu. »
L’écueil de l’exotisme
C’est ainsi que des mots, des expressions, des bouts de phrase basques, ensevelis dans le français, l’espagnol ou l’anglais, refont surface un instant, avant d’être à nouveau engloutis dans l'oubli. Car il est possible de lire ce roman pour son contenu narratif, l’histoire du fils de l’accordéoniste franquiste rattrapé dans son village par les fantômes de la guerre civile et emporté par la vague du nationalisme basque, en faisant presque abstraction de la langue dans laquelle il a été conçu. Je n’ai trouvé, significativement, chez les critiques français, aucune référence directe à cette question de la langue première du livre. Tout au plus l’élément linguistique devient-il un marqueur attestant de la situation périphérique, exotique de l’auteur, et donc de sa difficulté, comme on l’a vu, à revendiquer l’universel, ou bien – cela revient presque au même – de la prouesse représentée par le fait qu’il parvienne quand même, malgré ses handicaps cumulés (être et parler basque !), à parler au monde… C’est lui-même qui fait d’ailleurs cet amer constat dans un essai écrit directement en espagnol, paru en 1997 : « C’est ce que littérairement parlant, le Premier Monde exige du Second ou du Tiers Monde : qu’il soit exotique » ; « un peu d’exotisme, s’il vous plaît, ou à défaut, de la littérature revendicative, l’histoire de la grande souffrance qui vous est infligée par votre dictateur »[6]. Le problème de la réception de la culture identifiée comme périphérique, et donc exotique, n’est pas seulement qu’elle conforte une vision clivée et inégalitaire (colonialiste, touristique, etc.) de la culture, mais qu’elle interdit ainsi de percevoir ce qui est offert dans l’œuvre comme capable de mettre en cause, ici et maintenant, et au cœur même des « métropoles » (c’est le terme qu’utilise Atxaga dans son essai), les évidences sociales, culturelles et bien sûr linguistiques. C’est la raison pour laquelle, dans cette perspective, la question de la langue ne saurait être qu’anecdotique et décorative : elle est l’ingrédient nécessaire de l’exotisme, ce petit plus qui donne une touche authentique de couleur locale au tableau romanesque.
Mais à la fois, et bien heureusement, la critique autorisée, la critique normative des métropoles, n’est certainement pas représentative de l’ensemble des réceptions effectives des livres, et il est fort possible, et même certain, qu’Atxaga soit reçu par bien des lecteurs de manière assez différente, loin des lieux communs de cet exotisme dénoncé. On peut penser que ses lecteurs sont souvent sensibles, à travers la traduction (et même à travers la traduction de la traduction), à la petite musique de la langue première et déclassée, mais nommée et réfléchie, comme si elle était la leur, car il y a bien quelque chose d’universel, en fait, dans ces relations de recouvrement et d’effacement des langues, ou même des registres d’une même langue, considérés comme vils, parce que trop localisés, trop vieux, trop bas (ce qu’Atxaga décrit pour le basque et qui vaut aussi bien pour l’espagnol, le français, etc.)… A la lecture de l’œuvre considérable d’Atxaga et de la reconnaissance dont elle jouit, il est possible d’en tirer le contre enseignement d’une réappropriation possible, grâce à une conjoncture politico-culturelle qu’il appartient de créer, mais aussi malgré elle, car Atxaga, qui donne à la littérature basque une visibilité mondiale en s’appuyant sur des conditions politiques qui le permettent (sous le franquisme ce rayonnement d’une œuvre en basque n’aurait pas même été imaginable), est aussi un auteur qui ne cesse de dénoncer les pièges du nationalisme.
Champ littéraire mondial et pré carré national
Dans un article en ligne, un écrivain et théoricien basque, Ur Apalategi, utilise pour analyser la position d’écrivain d’Atxaga marquée par l'hostilité au nationalisme et le choix du bilinguisme, les notions de champ littéraire, d’autonomie et d’hétéronomie de la littérature, telles que Pascale Casanova les emprunte à Bourdieu pour décrire ce que cette sociologue de la littérature perçoit comme la constitution d’un « espace littéraire mondial »[7]. Les écrivains cherchent à s’affranchir (à créer un champ social « autonome ») des instances politiques nationales qu’ils ont historiquement contribué à instituer et à légitimer (d’où la notion d’ « hétéronomie »). Mais le paradoxe est que l’existence d’un espace national, pour fragile et contesté qu’il soit, est le préalable à cette revendication d’autonomie. Or la réalité politique basque est indiscutablement caractérisée par sa précarité et sa fragilité avec les effets que cela peut bien avoir sur la langue basque, elle-même fragile et menacée, et évidemment sur sa littérature : « la survie de la langue dépend de celle de la nation (et plus concrètement, de la mise en place d’institutions étatiques telle que le système éducatif, producteur du lectorat) ; par conséquent, les écrivains aspirant à l’autonomie de leur art doivent d’abord se battre pour la survie de la nation, ce qui est, on s’en doute, en totale contradiction avec leur souhait initial d’autonomie littéraire ». Ainsi l’objection d’Atxaga à ce que l’on pourrait appeler le service national basque, ostentatoire à travers le choix d’être aussi et en même temps un écrivain espagnol, ce qui lui permet d’accéder au marché international et à la république mondiale des lettres, selon Apalategi, serait une tentative de sortir de la contradiction, mais vouée à l’échec, si j’ai bien compris (Atxaga venant à assumer pour certains basques la figure du traître à la cause de la langue nationale, qu’il continue pourtant de cultiver en priorité).
Je me demande pourtant si les choses sont aussi tranchées et aussi simples. On peut d’abord mettre en doute que l’autonomie soit par définition un souhait « initial » (on peut se demander si tout écrivain est mû par le désir de s’affranchir des liens qui le condamnent à l’hétéronomie ; il est possible après tout de devenir et de rester écrivain par engagement idéologique). Ensuite on peut se demander si la question est de se battre pour la survie de la nation ou plutôt pour celle de la langue, évidemment distincte de la nation. On pourra peut-être soutenir que la constitution ou le maintien de la nation conditionnent la survie de la langue (ce qui est loin d’être établi, même si, lorsqu’on compare la situation du basque à celle d’autres langues minorées, ont pourrait être tenté de le penser), mais il faut maintenir cette distinction essentielle, sinon on ne saurait comprendre qu’un engagement pour la langue puisse justement prendre une forme hostile au nationalisme, comme cela est le cas chez Atxaga. Dans une optique internationaliste et pluraliste qui, en soi, ne saurait être considérée comme une contradiction avec le profond ancrage dans le lieu basque, le choix du bilinguisme est évidemment parfaitement cohérent, et l’on se saurait dire qu’il se fait au détriment de la langue basque. Si Atxaga n’avait pas réussi à accéder au marché mondial (et le bilinguisme en a bien été la condition) je n’aurais probablement jamais entendu parler de son livre Obabakoak, ni rencontré les mots de mitxirrika (papillon) d' espuru, de gezeta, de domentcha, ni eu ainsi l’opportunité de réfléchir sur la situation de l’écrivain occitan par rapport à l’écrivain basque. Même la procédure de la traduction de traduction, si contestable au demeurant, peut se justifier dans cette optique, d’autant plus, comme je l’ai dit, qu’elle montre de façon concrète (performative, pour utiliser un gros mot) ce que l’auteur cherche à décrire : la perte des mots anciens, qu’il retarde un moment au moins en les nommant ; mais en les nommant, en les écrivant sur le papier, il les transmet et cette transmission, qui exploite les canaux des langues dominantes, demeure pour le basque ou l’occitan (etc.), un espoir, même si le plus probable reste leur ensevelissement dans le tombeau des bibliothèques.
Jean-Pierre Cavaillé
Couverture de l'édition Slovène deSoinujolearen semea
[1] « Biotz-begietan [le titre du recueil de Lizardi : Dans le coeur et dans les yeux] était pour moi un livre d’une lecture difficile et j’étais obligé d’en déchiffrer les mots – je répète : ceux de ma langue maternelle ! – comme s’il s’agissait de ceux d’Ovide ou de Martial : patiemment, obstinément, comme si on frottait avec de l’eau et du vinaigre des pièces de monnaie depuis très longtemps enterrée », p. 116.
[2] « Impérialisme, dénationaliser : ce ne sont pas des mots très attirants, mais, durant l’été 1970, il me sembla qu’ils l’étaient. Attirants, neufs. », p. 377.
[3] Hugo Schuchardt, linguiste allemand, éminent spécialiste de la langue basque (ainsi que des créoles), 1842-1927.
[4] Dans l’article cité plus bas, Ur Apalategi parle de deux publics, le public basque et le public hispanophone et international, « aux caractéristiques opposées ». C’est exactement ce clivage qui est réfléchi me semble-t-il ici dans le roman qui simule l’exclusion du lecteur non bascophone et annule cette exclusion en lui parlant sa langue. Mais justement en jouant sur les deux (et avec les traductions de l’espagnol, les trois) langues à la fois, il introduit ce clivage, mais aussi le dépasse en disant à tous ses lecteurs quelque chose sur le bilinguisme, la diglossie, etc. (voir infra)
[5] Même la Bibliothèque Nationale (voir son catalogue) n’a acquis que la traduction espagnole du livre (outre sa version française bien sûr)… Là aussi, le choix est significatif…
[6] Horas extras, p. 93 et 43, cité par Ur Apalategi , « Pour une critique contextuelle des « petites littératures » Bernardo Atxaga : l'invention de l'écrivain basque », Lapurdum, 6 | 2001, [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2009. URL : http://lapurdum.revues.org/index1185.html, § 15 et 16.
[7] Voir Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.