Limousins non francophones au XVIe siècle
Une femme atteinte de fièvre et un maçon à la cour de Fontainebleau
En parcourant un ouvrage en son temps assez fameux, les Diverses leçons de Loys Guyon, sieur de la Nauche (Lyon, C. Morillon, 1603), je suis tombé sur deux passages qui attestent – ce qui n’est certes pas un scoop – que grande partie des couches populaire en Limousin, au XVIe siècle, ne connaissait pas ou fort peu le français.
Louis Guyon (vers 1527-1617), originaire de Dôle, ne fut pas en Limousin un voyageur de passage. Conseiller du roi élu à Brives, il vécut en effet à Uzerche, où il exerça la médecine, et s’y maria, devenant sieur de la Nauche à Vigeois. Ses ouvrages de médecine et ses Diverses Leçons, un recueil de textes courts sur les sujets les plus disparates, où l’érudition se mêle aux anecdotes rapportées ou vécus, sont emplis d’informations de toutes sortes sur la vie en Limousin à la fin du XVIe siècle. Par contre, dans ce que j’ai pu lire, il semble se désintéresser tout à fait de la langue du pays qu’il devait cependant comprendre, ne serait-ce que pour exercer la médecine, et peut-être la parlait-il. Cependant deux anecdotes, indirectement, disent en fait assez long du maigre niveau de francophonie.
La première est fort courte, qui est intitulée (je modernise l’orthographe) : Histoire de la femme limousine qui parla français pendant trois jours alors qu’elle ne l’a jamais appris : « J’ai vu, dit-il, une femme de village, en ce pays de Lymosin [je conserve ici à dessein la graphie originale pour ce mot], qui en une fièvre ardente parla trois jours entiers bon et disert Français, et après qu’elle fut guérie, ne se souvenait d’aucune chose qu’elle eût dite, ni faite : néanmoins on n’a jamais su qu’auparavant elle eût usé de ce langage, et moins encore appris, et depuis ne l’a su parler » (p. 664). La question des malades et « frénétiques » qui parlent des langues qu’ils ne connaissent pas est un thème de discussion très important à l’époque, dont les enjeux sont considérables, car il mettait en question par des arguments médicaux l’une des preuves traditionnelles de la possession diabolique : le fait de parler, justement, des langues que l’on n’avait pas apprises. Mais c’est un tout autre sujet, d’ailleurs en soi, tout à fait passionnant. Il apparaît en tout cas que l’on pouvait ne jamais s’exprimer en français, peut-être ne pas oser le faire par inhibition sociale, et l’avoir cependant suffisamment entendu pour se mettre à le parler dans un délire fiévreux.
Le second passage est encore plus intéressant. Il relate une anecdote, peut-être toute ou partie fictive, où un maçon limousin[1] ayant séjourné en Espagne (plus exactement en Catalogne) est dans l’incapacité de s’exprimer en français devant Henri II à Fontainebleau[2] et il est tourné en dérision par la cour et le roi, en droite ligne de » l’escolier lymosin » de Rabelais (Pantagruel, 1532) et avant le Pourceaugnac de Molière, les sous-hommes de Sartre ou le Texas français de Libération. Évidemment, il est notable que dans cette histoire, comme on va voir, le maçon limousin parle au roi, qu’il a du mal à comprendre (selon qui rapporete l'historiette évidemment), un mélange d’espagnol (ou de catalan ?) et de limousin. Aussi, peut-on se demander si dans les migrations précoces des maçons limousins vers la Catalogne, le paramètre linguistique n’entrait pas en ligne de compte.
La voici en entier, car elle contient des détails intéressants sur les ouvriers itinérants, qui prenaient femme dans les pays où ils travaillaient (une réalité aujourd’hui bien connue des historiens, mais dont ce texte donne un bel exemple).
« … un jour un Mareschal de France, dit de Saint André[3], sachant que le Roi Henri second de ce nom, n’avait pu trouver à son gré, aucun Architecte pour lui faire un modèle de deux corps de logis, qu’il voulait faire bâtir à Fontainebleau, lui amena un homme de Lymosin, maçon de son métier, ignorant : et l’ayant fait habiller honnêtement, fit accroire au Roi que c’était un grand Architecte, et bien expérimenté en cet art, et que c’était lui qui avait projeté les bâtiments que Charles Quint, et Roi des Espagnes avait fait faire. Et de vrai, ce pauvre homme s’en était allé en Espagne en son jeune âge, pour y gagner quelque chose, car sa pratique ne l’eût su nourrir en son pays : puis ayant gagné en Espagne en six ou sept ans quelques cinquante reals d’argent, pensant être le plus riche de son pays, s’en revint : et ayant despendu [dépenser] une bonne partie de son argent, s’étant marié à une seconde femme, car tous Lymosins ou autres, usant d’arts mécaniques, qui vont en Espagne pour le lucre, s’y marient presque tous [en marge : « bigame »], à femmes le plus souvent qui se prêtent, et s’en retournant par deçà en reprennent d’autres.
Or ce pauvre maçon s’en venait à Orléans, ayant presque consommé ses reals, et mangé le dot de sa femme, qui pouvait être de vingt livres, ayant entendu d’aucuns autres maçons, qu’ils gagnaient par jour sept ou huit sols, et en son pays que deux sols ou six blancs. Ledit sieur Maréchal, ayant rencontré ce maçon de cas fortuit, allant par les champs, avec lequel, pour passetemps, il devisa, et reconnut qu’il avait une grande présomption de soi, de ce qu’il avait aidé à bâtir le couvent neuf de notre Dame de Montserrat, fournissant de mortier aux maçons, et qu’il se tenait pour le premier architecte de son temps, combien qu’il n’y entendit rien, et qu’à grand peine savait bien bâtir, ni poser de droit fil les pierres à une muraille.
Le Roi croyant aux paroles dudit sieur Maréchal, parla à ce maçon longtemps, en bon Français, et néanmoins n’entendait presque rien de ce qu’il lui disait, se tenant couvert, ni ne faisait aucune révérence à sa Majesté, non plus que si c’eut été son compagnon : appelant monsieur, ou seignor le Roi, parlant ores Lymosin, ores quelque mot d’Espagnol, de quoi le Roi ne s’apercevait point : Mais parlant toujours d’une véhémence à ce maçon, pour lui donner à entendre ces desseins : enfin, le roi apercevant que tous les assistants riaient, et sur touts ledit sieur Maréchal, voulut savoir la cause de ce rire : qui lui fut alors déclarée, dont lui-même le premier se prit à rire, de ce qu’il ne s’était pris garde du langage, contenance fadarde, et ignorance de ce pauvre maçon. Tant s’en faut que le Roi se fâcha de cette bourde, qu’au contraire il en sut bon gré audit sieur Maréchal » (p. 196-197).
J. P. Cavaillé
[1] Sur la figure du maçon limousin migrant, voir Jean Tricard, Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle: originalité et limites d'une reconstruction rurale, Publications de la Sorbonne, 1996.
[2] Donc l’anecdote se serait déroulée entre 1547 et 1659. Henri II cependant disposait des services de Philibert Delorme dès la mort de François Ier et n'avait guère besoin des services d'un Limousin de passage...
[3] Jacques d’Albon de Saint-André (1505-1562).