Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mescladis e còps de gula
Mescladis e còps de gula
  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Visiteurs
Depuis la création 617 584
Newsletter
9 août 2015

Limousins non francophones au XVIe siècle

gravure_17eme_siecle_tailleurs_pierre_et_cric_sur_un_chanti

 

Une femme atteinte de fièvre et un maçon à la cour de Fontainebleau

En parcourant un ouvrage en son temps assez fameux, les Diverses leçons de Loys Guyon, sieur de la Nauche (Lyon, C. Morillon, 1603), je suis tombé sur deux passages qui attestent – ce qui n’est certes pas un scoop – que grande partie des couches populaire en Limousin, au XVIe siècle, ne connaissait pas ou fort peu le français.

Louis Guyon (vers 1527-1617), originaire de Dôle, ne fut pas en Limousin un voyageur de passage. Conseiller du roi élu à Brives, il vécut en effet à Uzerche, où il exerça la médecine, et s’y maria, devenant sieur de la Nauche à Vigeois. Ses ouvrages de médecine et ses Diverses Leçons, un recueil de textes courts sur les sujets les plus disparates, où l’érudition se mêle aux anecdotes rapportées ou vécus, sont emplis d’informations de toutes sortes sur la vie en Limousin à la fin du XVIe siècle. Par contre, dans ce que j’ai pu lire, il semble se désintéresser tout à fait de la langue du pays qu’il devait cependant comprendre, ne serait-ce que pour exercer la médecine, et peut-être la parlait-il. Cependant deux anecdotes, indirectement, disent en fait assez long du maigre niveau de francophonie.

La première est fort courte, qui est intitulée (je modernise l’orthographe) : Histoire de la femme limousine qui parla français pendant trois jours alors qu’elle ne l’a jamais appris : « J’ai vu, dit-il, une femme de village, en ce pays de Lymosin [je conserve ici à dessein la graphie originale pour ce mot], qui en une fièvre ardente parla trois jours entiers bon et disert Français, et après qu’elle fut guérie, ne se souvenait d’aucune chose qu’elle eût dite, ni faite : néanmoins on n’a jamais su qu’auparavant elle eût usé de ce langage, et moins encore appris, et depuis ne l’a su parler » (p. 664). La question des malades et « frénétiques » qui parlent des langues qu’ils ne connaissent pas est un thème de discussion très important à l’époque, dont les enjeux sont considérables, car il mettait en question par des arguments médicaux l’une des preuves traditionnelles de la possession diabolique : le fait de parler, justement, des langues que l’on n’avait pas apprises. Mais c’est un tout autre sujet, d’ailleurs en soi, tout à fait passionnant. Il apparaît en tout cas que l’on pouvait ne jamais s’exprimer en français, peut-être ne pas oser le faire par inhibition sociale, et l’avoir cependant suffisamment entendu pour se mettre à le parler dans un délire fiévreux.

Le second passage est encore plus intéressant. Il relate une anecdote, peut-être toute ou partie fictive, où un maçon limousin[1] ayant séjourné en Espagne (plus exactement en Catalogne) est dans l’incapacité de s’exprimer en français devant Henri II à Fontainebleau[2] et il est tourné en dérision par la cour et le roi, en droite ligne de » l’escolier lymosin » de Rabelais (Pantagruel, 1532) et avant le Pourceaugnac de Molière, les sous-hommes de Sartre ou le Texas français de Libération. Évidemment, il est notable que dans cette histoire, comme on va voir, le maçon limousin parle au roi, qu’il a du mal à comprendre (selon qui rapporete l'historiette évidemment), un mélange d’espagnol (ou de catalan ?) et de limousin. Aussi, peut-on se demander si dans les migrations précoces des maçons limousins vers la Catalogne, le paramètre linguistique n’entrait pas en ligne de compte.

La voici en entier, car elle contient des détails intéressants sur les ouvriers itinérants, qui prenaient femme dans les pays où ils travaillaient (une réalité aujourd’hui bien connue des historiens, mais dont ce texte donne un bel exemple).

« … un jour un Mareschal de France, dit de Saint André[3], sachant que le Roi Henri second de ce nom, n’avait pu trouver à son gré, aucun Architecte pour lui faire un modèle de deux corps de logis, qu’il voulait faire bâtir à Fontainebleau, lui amena un homme de Lymosin, maçon de son métier, ignorant : et l’ayant fait habiller honnêtement, fit accroire au Roi que c’était un grand Architecte, et bien expérimenté en cet art, et que c’était lui qui avait projeté les bâtiments que Charles Quint, et Roi des Espagnes avait fait faire. Et de vrai, ce pauvre homme s’en était allé en Espagne en son jeune âge, pour y gagner quelque chose, car sa pratique ne l’eût su nourrir en son pays : puis ayant gagné en Espagne en six ou sept ans quelques cinquante reals d’argent, pensant être le plus riche de son pays, s’en revint : et ayant despendu [dépenser] une bonne partie de son argent, s’étant marié à une seconde femme, car tous Lymosins ou autres, usant d’arts mécaniques, qui vont en Espagne pour le lucre, s’y marient presque tous [en marge : « bigame »], à femmes le plus souvent qui se prêtent, et s’en retournant par deçà en reprennent d’autres.

Or ce pauvre maçon s’en venait à Orléans, ayant presque consommé ses reals, et mangé le dot de sa femme, qui pouvait être de vingt livres, ayant entendu d’aucuns autres maçons, qu’ils gagnaient par jour sept ou huit sols, et en son pays que deux sols ou six blancs. Ledit sieur Maréchal, ayant rencontré ce maçon de cas fortuit, allant par les champs, avec lequel, pour passetemps, il devisa, et reconnut qu’il avait une grande présomption de soi, de ce qu’il avait aidé à bâtir le couvent neuf de notre Dame de Montserrat, fournissant de mortier aux maçons, et qu’il se tenait pour le premier architecte de son temps, combien qu’il n’y entendit rien, et qu’à grand peine savait bien bâtir, ni poser de droit fil les pierres à une muraille.

Le Roi croyant aux paroles dudit sieur Maréchal, parla à ce maçon longtemps, en bon Français, et néanmoins n’entendait presque rien de ce qu’il lui disait, se tenant couvert, ni ne faisait aucune révérence à sa Majesté, non plus que si c’eut été son compagnon : appelant monsieur, ou seignor le Roi, parlant ores Lymosin, ores quelque mot d’Espagnol, de quoi le Roi ne s’apercevait point : Mais parlant toujours d’une véhémence à ce maçon, pour lui donner à entendre ces desseins : enfin, le roi apercevant que tous les assistants riaient, et sur touts ledit sieur Maréchal, voulut savoir la cause de ce rire : qui lui fut alors déclarée, dont lui-même le premier se prit à rire, de ce qu’il ne s’était pris garde du langage, contenance fadarde, et ignorance de ce pauvre maçon. Tant s’en faut que le Roi se fâcha de cette bourde, qu’au contraire il en sut bon gré audit sieur Maréchal » (p. 196-197).

 J. P. Cavaillé



[1] Sur la figure du maçon limousin migrant, voir Jean Tricard, Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle: originalité et limites d'une reconstruction rurale, Publications de la Sorbonne, 1996.

[2] Donc l’anecdote se serait déroulée entre 1547 et 1659. Henri II cependant disposait des services de Philibert Delorme dès la mort de François Ier et n'avait guère besoin des services d'un Limousin de passage...

[3] Jacques d’Albon de Saint-André (1505-1562).

 

Publicité
Publicité
Commentaires
M
On peut être "géographiquement" et même "historiquement" marchois tout en étant culturellement tout à fait limousin, comme tous les habitants des cantons de Bourganeuf ou Bénévent-l'Abbaye. Encore plus fou : on peut être tout à fait identitairement et "religieusement" (diocèse de Limoges) limousin, tout en parlant auvergnat et en étant marchois, creusois : c'est le cas de tous les gens des environs d'Aubusson, Felletin, Auzances etc.<br /> <br /> Je veux bien que toutes les subtilités linguistiques et culturelles de notre région limousine, complexe car "frontière", échappent à certains observateurs lointains, mais il serait bon qu'ils cessent leurs jugements à l'emporte-pièce et de véhiculer des contre-vérités sans rien connaître à nos coins,leur histoire, leur culture, leurs parlers etc. <br /> <br /> Moi, par exemple, j'y connais rien aux Hautes-Pyrénées ni à l'Ariège, je ne vais pas écrire n'importe quoi sur des forums languedociens ou gascons...
Répondre
M
précision :<br /> <br /> Le territoire du comté de la Marche (territoire très fluctuant au fil des siècles et même changeant quasiment de décennie en décennie) ne correspond pas du tout à l'aire linguistique marchoise. Une confusion d'ailleurs qu'entretient malhonnêtement un certain professeur La Quenelle improvisé et auto-proclamé spécialiste et défenseur du marchois qui voudrait que le marchois n'ait rien à voir avec le limousin (ce qui est tout à fait absurde et linguistiquement -scientifiquement- indéfendable !).<br /> <br /> L'immense majorité des "maçons limousins" étaient des maçons CREUSOIS (bien sûr le phénomène déborda sur les franges (par exemple vers Ambazac, Eymoutiers etc.), et parmi la population de la Creuse un tiers parle le dialecte limousin, un petit tiers parle le dialecte auvergnat (quand même très limousinisé si l'on peut dire, un auvergnat de transition si l'on veut), et un gros tiers parle le dialecte marchois, si l'on peut le dire "dialecte" car il est en fait une somme de parlers de transitions plus ou moins oïlisés selon les strates nord-sud, mais tout à fait limousins globalement. C'est flagrant pour qui se promène et tend l'oreille vers Boussac ou Crozant : il s'agit très clairement (et indéniablement!) d'un parler limousin confit de francismes et prononcé avec un gros accent berrichon (ce qui est d'ailleurs surprenant et même fascinant pour un limousinophone). Mais la base lexicale, les formes conjuguées etc. sont clairement occitanes, dans TOUT le nord de la Creuse, comme dans le reste du département ! Ceux qui disent le contraire n'ont jamais entendu un vieux de là-haut parler sa langue ! Ce sont des idéologues bornés qui racontent des foutaises !
Répondre
U
Ce sont des parlers à moitié berrichons. La distance avec le français est tout de même infiniment plus proche qu'avec le castillan, qui est périphérique somme toute initialement dans l'espace ibérique. Je parle bien entendu des seuls parlers marchois (Croissant est un terme inutile, quand celui de marchois est parfait et illustre le caractère métissé).<br /> <br /> <br /> <br /> Ensuite, je suis parfaitement conscient que ces parlers ont été oïlisés, tout au long des siècles, le tout est de savoir depuis quand la distance a été telle que les locuteurs de marchois n'ont plus eu la sensation de parler la langue du Limousin, le "vrai".<br /> <br /> <br /> <br /> Pour quelle raison par ailleurs les gens de la Marche migraient-ils à Paris, ce à date ancienne ?
Répondre
P
Je ne parlais pas seulement de la parenté évidente entre occitan et catalan ; pour un occitanphone, le passage au castillan n'est pas si difficile que ça : sans parler des "francos" un peu partout en Espagne, les gens de Barcelonnette qui partaient pour le Mexique avaient peu de problèmes -certains d'entre eux l'ont dit clairement- pour acquérir le castillan. La distance avec le français est bien plus grande, y compris vu des marges marchoises (Un gascon a-t-il une idée de ce à quoi ressemblent les parlers du Croissant ?)
Répondre
U
La parenté des parlers entre catalan et dialectes du Massif Central n'avait aucune incidence puisque ces mêmes migrants allaient aussi bien en Andalousie.
Répondre
Publicité