Clichés et littérature : le cas corse
“Type corse. Exposition universelle de Bastia, 1905”
Réflexion à partir d'un article de Jérôme Ferrari
Dans un post précédent, j’ai vomi mon fiel sur un article de Libération qui retraitait les pires clichés sur le Limousin et ses habitants sous le prétexte de rendre compte d’une recrudescence de la prostitution à Limoges (Limousin : chronique d’une aliénation ordinaire)[1]. On attendrait en vain des explications ou des excuses, malgré les protestations, visibles jusque sur le forum du journal, pourtant réservé aux lecteurs abonnés (« ce reportage empeste le parisianisme méprisant », etc.). C’est que, comme je l’ai déjà dit, nous ne comptons pas, nous ne sommes pas des interlocuteurs, pas même des destinataires possibles de cette prose toute parigote ; tout au plus des objets éventuels et circonstanciels de risée et de compassion. C’est en ce sens d’ailleurs que nous sommes nécessaires. Comment voulez-vous affirmer que vous êtes où il faut être, comment voulez-vous arriver à convaincre un public, et d’abord vous-mêmes, que vous participez de la dernière contemporanéité, que vous êtes « in », comme on disait naguère, « branché », comme on disait hier, « connecté » ou ce que vous voulez, si vous ne donnez pas, pour vous faire valoir, l’image antithétique de ceux qui sont définitivement hors du coup, « out », inactuels, déconnectés, débranchés, en rade là où il ne faut pas être et où il faut éviter d’aller si possible ?
Vieille histoire, vieilles lunes… Je viens de lire un ouvrage fort intéressant paru en 1808, écrit par Jacques Joseph Juge de Saint-Martin, intitulé Changemens survenus dans les mœurs des habitans de Limoges, depuis une cinquantaine d’année (orthographe originale), et j’y lis : [les Parisiens] « ont eu pendant longtemps la plus mauvaise opinion des Limousins, et en même-temps l’opinion la plus avantageuse d’eux-mêmes. Ils m’ont dit souvent qu’on ne pouvait que mourir d’ennui à la Limoges. Quand ils me demandaient de quel pays j’étais, je me gardais bien de prononcer le mot, je me qualifiais de Haut-Viennois (habitant de la Haute-Vienne). Préjugés de part et d’autre »... Pour J. J. Juge, qui croyait ferme au progrès de la raison et de la science contre les préjugés, les choses étaient en train de s’arranger… Nous avons perdu ce bel optimisme.
Face aux clichés
Le pessimisme ne m’exempte pas d’équité. Je dois avouer que le parisianisme clicheteux de Libération contient malgré tout, à l’occasion, son contrepoison, qui n’a rien à voir, du reste, avec une quelconque capacité d’autocritique. Quelques jours en effet après ce déplorable reportage paraissait, le 2 avril pour être exact, dans le magazine Next, revue hebdomadaire du journal, un bon article d’un écrivain et prof de philo originaire de la banlieue parisienne installé en Corse depuis longtemps, Jérôme Ferrari, consacré à la fois aux clichés sur la Corse et au pouvoir de dire le réel qui reviendrait à la littérature (« Sous les clichés, la Corse », Next Libération, n° 34, 2 avril 2011, repris sur le site du journal).
Au demeurant, l’auteur refuse de lutter contre les clichés, qu’il dénonce pourtant. Son argumentation est pertinente : « Il faudrait être stupide pour engager une telle lutte. D’abord parce que les clichés sont inévitables. Ils ne font que pervertir, en la poussant à son paroxysme, la faculté de conceptualisation qui nous permet de découper le monde en catégories générales. Ensuite parce que c’est une lutte perdue d’avance. Le cliché est invincible, comme l’est la bêtise elle-même. Aucun argument rationnel, aucun fait ne peut le réfuter car il ignore superbement la réalité et c’est précisément dans cet aveuglement inaltérable que réside sa force ». Ferrari raconte notamment comment il lui fut impossible de convaincre tel interlocuteur au festival du livre de Mouans-Sartoux, que ses élèves ne portaient pas des armes à feu dans leurs cartables ou, pire, de persuader le touriste qu’il avait eu la charité de prendre en auto-stop sur une route corse que, contrairement à ce qu’avançait son passager, il payait bien ses impôts au même titre que les contribuables du continent… L’auteur en tire la leçon suivante : « La lutte contre les clichés n’est pas seulement perdue d’avance, elle nous transforme aussi nécessairement en imbéciles en nous entraînant sur un terrain d’où toute forme d’intelligence, de finesse, de compréhension de la complexité est exclue. […] Il faudrait avoir la force de se préserver, ne pas accuser, ne pas se justifier, en aucun cas, mais simplement détourner le regard à chaque fois que c’est nécessaire, sans colère et sans ressentiment. C’est bien difficile. D’autant que les clichés, s’ils sont sans fondement, ne sont pas sans effets ; ils ont joué un rôle considérable dans la manière dont la Corse s’est perçue, et sans doute façonnée, au cours de ces deux derniers siècles… ».
Cette dernière constatation est très juste, les clichés ne sont pas seulement en contradiction avec le réel, ils l’informent, dès lors qu’ils entrent dans la perception même que les populations ciblées ont d’elles-mêmes, non seulement quand celles-ci acceptent honteusement (voir notre Limousin de 1808 cité plus haut) ou fièrement de se reconnaître dans ces fausses images, mais aussi, lorsqu’ils les refusent avec cette « obsession paranoïaque », relevée par Ferrari, qui conduit les institutions et la presse régionale à dénoncer sans discrimination, indépendamment de la valeur et l’intérêt des œuvres, toute représentation portant atteinte à l’image de la Corse.
Notons au passage qu’en Limousin nous n’en sommes pas là, nous en sommes même au plus loin. Ici les institutions et la presse locale n’ont même pas le courage de regimber contre les clichés sur le Limousin, ou plutôt elles semblent avoir perdu jusqu’à la capacité d’en ressentir la virulence et l’affront. C’est évidemment là une façon de donner raison aux clichés, non d’ailleurs en les acceptant purement et simplement, mais plutôt en les considérant comme des choses hélas vraies, mais en voie d’être surmontées par une adhésion sans faille aux modèles supérieurs nationaux et internationaux (francophonie, etc.). C’est que les « élites » et élus du Limousin semblent croire encore, comme Jacques Joseph Juge en 1808, au progrès des mœurs et de la culture. Certains pensent d’ailleurs qu’ils y sont déjà arrivés et qu’aucun fossé ne les sépare plus de la capitale, comme l’attesterait l’état des mœurs, des mentalités et de la langue, voire même de l’accent. Quelle naïveté ! Il faudrait pour cela, évidemment, que la reconnaissance d’une égalité partagé vienne… d’en haut, ce qui est purement contradictoire.
Manifestement, à lire Ferrari et beaucoup d’autres, il n’en va pas de même en Corse, où l’on affiche volontiers sa fierté insulaire et où l’on dénonce avec véhémence les atteintes à la représentation gratifiante que l’on cherche à se donner de soi-même, sans se rendre compte que cette image est non seulement stéréotypée et fausse, mais dépend surtout, de fait, du cliché méprisant et dévalorisant contre lequel elle se construit, en réaction. Ferrari, dans la situation particulière qui fut la sienne, d’« étranger » attiré et fasciné par la Corse, dit combien il fut lui-même piégé par une telle image réactive : « au début, j’avais bel et bien le sentiment de retrouver une terre farouche et insoumise, peuplée d’être exceptionnels – parmi lesquels je me comptais – des héros antiques qui avaient su conserver leurs valeurs morales millénaires dans un monde qui les avaient toutes perdues », développant ainsi sans s’en rendre compte, ajoute-t-il, « de sérieuses tendances fascisantes ». La réalité, celle du moins, qui lui est apparue, dans sa propre expérience, était tout autre : « des hommes perdus dans un hiver interminable ».
« Réalités » humaines et littérature
Ferrari énumère alors les « réalités » qui constituent un « bien meilleur matériau littéraire que les clichés ». Son point de vue, en effet, tout au long de son article, est celui de l’écrivain : « La violence de l’été, la violence de l’hiver, la brume et la canicule, les échecs, la désillusion, les facéties d’une histoire qui nous a fait rater l’intégralité du XXe siècle, le mélange d’orgueil et de haine de soi, la ligne de fuite de l’exil, la force étrange qui régit les départs et les retours fébriles, les caveaux magnifiques et les maisons en ruine, les guerres menées pour un empire injuste et déchu, il y a dans tout cela une puissance esthétique que ne me lasse pas d’exploiter ». L’énumération justifie sans aucun doute la conclusion mais, à la fois, il est aisé de voir qu’elle constitue elle-même une série de thèmes qui, ainsi présentés sous la forme la plus synthétique, sont tous susceptibles de se ramener ou de se laisser réduire à des clichés ou, si l’on veut mieux, à des lieux communs (au sens courant, non pas au sens de la tradition rhétorique), avec ce que l’opération suppose de simplification à outrance et d’essentialisation factice. L’affirmation selon laquelle la Corse, sans bémol aucun, a manqué l’intégralité du XXe siècle est assez exemplaire de ce flirt des thèmes littéraires avec les clichés qu’ils sont pourtant censés supplanter dans et par l’écriture. En disant cela, je ne critique pas la littérature que Ferrari cite dans son article (en particulier celle de Marco Biancarelli, de Jean-Baptiste Predali et la sienne propre), que je connais d’ailleurs fort mal, sous prétexte qu’elle peut être une machine à activer, réactiver et fabriquer du lieux-commun ; cela serait absurde et reviendrait à s’en prendre à la littérature elle-même, qui ne cesse de travailler contre, mais aussi avec du lieu commun et en produit, dans son effort même de saisie du réel par la stylisation fictionnelle.
Nous en avons un parfait exemple avec la littérature très ambitieuse, indéniablement de grande qualité, et néanmoins on ne peut plus irritante (au moins pour qui écrit ces lignes) produite par un trio d’écrivains reconnus qui revendiquent leurs attaches limousines et situent nombre de leurs fictions en Limousin : Millet, Bergounioux et Michon, déjà évoqués sur ce blog justement à propos de cette même question des lieux-communs. On pourrait à leur propos, et malgré des différences de tous ordres qui en font des voix on ne peut plus distinctes, faire une liste semblable à celle que Ferrari dresse pour la Corse et qui la recouperait d’ailleurs pas mal : on aurait ici aussi l’hiver interminable, l’exil, l’échec, la pauvreté, la misère, le dénuement culturel, le « patois », les atavismes ruraux, l’alcoolisme, la hantise des morts, etc. Or tous ces thèmes, tous, ne cessent de voisiner avec et même, le plus souvent, de reconduire les clichés les plus éculés et les plus dommageables pour les Limousins. Le jeu d’inversion, ou plutôt le cercle (vicieux) établi entre la bassesse sociale et le sublime existentiel, la vie minuscule et l’emphase lyrique, la misère sociale et l’éclat du verbe, déplace le cliché mais ne le dépasse pas ; au contraire, il lui confère une sorte de légitimité esthétique, d’évidence poétique, qui le rendent encore plus délétère. La littérature, aussi bonne soit-elle, ne nous préserve pas des clichés, car la manière même dont elle se collète avec le « réel » (avec la réalité humaine) dans la composition fictionnelle, la stylisation, le recours aux métaphores et autres figures éprouvées, implique un jeu perpétuel, nécessairement ambigu, avec les clichés et les lieux communs. C’est là sa force et sa faiblesse.
Il existe bien par ailleurs des outils intellectuels pour mener l’analyse critique des lieux communs, des instruments forgés par les sciences humaines et sociales : l’histoire, l’anthropologie, la philologie, etc. C’est ainsi que l’on peut montrer quand, comment et à quelles fins se cristallisent dans le discours des élites passées par l’étamine parisienne l’ethnotype du Gascon tonitruant et fanfaron, celui du Limousin rustre et ignorant, celui du Corse oisif et vindicatif, etc. Ce travail n’est peut-être pas tout à fait inutile et, en tout cas, il ne me semble pas condamner celui qui s’y livre à l’imbécillité, quoique Ferrari puisse dire. Il est certain aussi, et nous ne le voyons que trop sur ce blog, que les discours des sciences humaines et sociales, produit par les élites socialement (et géographiquement) situées, bardées de préjugés de classe et de situation, reconduisent eux-mêmes fort souvent les lieux communs auxquels ils sont censés échapper. Nous en avons en Limousin un bel exemple avec l’usage que les historiens font du concept d’« archaïsme » pour emballer tout ce qui résiste à leur conception de la modernité.
« Dignité littéraire »
A côté de la littérature, et éventuellement dans une relation pas forcément pacifique avec elle, il existe en tout cas une place pour l’analyse rationnelle, érudite ou non (et ce n’est pas le philosophe, fût-il écrivain, qui me démentira), dans l’affirmation des dignités humaines – et donc culturelles – bafouées. Cette façon de voir les choses implique que l’on conçoive sa propre approche critique comme susceptible d’apporter une contribution, pour modeste qu’elle soit, à une entreprise de désaliénation collective. C’est d’ailleurs ici que je m’éloigne sans doute le plus de la manière dont Ferrari conçoit la littérature de ses amis et la sienne propre. L’écrivain reprend à son compte une expression de Jean-Baptiste Predali se donnant pour tâche, sans son travail d’écriture, de « faire accéder la Corse à la dignité littéraire » ; il s’agit là d’une fin en soi, qui serait propre à la littérature, qui serait le propre de la littérature, une littérature qui se conçoit au singulier et avec lettre capitale : La Littérature. Cette conception dévotionnelle des écritures fictionnelles, certainement gratifiante pour les auteurs qui en sont les grands (et petits) prêtres, séparée finalement et nécessairement des autres activités humaines (autrement dit des « réalités » que La Littérature fait accéder à une dignité esthétique), comme les religieux prétendent l’être des choses du monde, me gêne infiniment. Elle conduit d’ailleurs à nier le local, au moment même où il est affirmé en tant que matière littéraire. La Littérature ne saurait en effet se compromettre avec des revendications locales, des luttes sociales pour la reconnaissance, car elle vise d’emblée l’universel et rien d’autre que l’universel : « Il ne s’agit pas de lutte, de militantisme ou de revendication chauvine. Ça n’a rien à voir avec un quelconque chauvinisme. Cela signifie au contraire que la dignité littéraire ne connaît ni pays ni territoire et que toute réalité humaine, pour peu qu’elle soit porté par l’écriture, est digne d’y accéder ». Ces mots par lesquels Ferrari conclut son article, relèvent d’une rhétorique éprouvée, et même obligée, voire absolument obligatoire en régime français : aucune production ancrée dans le local n’est légitime et digne d’accéder au statut de « Littérature », si l’auteur, ses critiques et ses lecteurs ne commencent pas par affirmer que l’œuvre n’entretient aucun lien d’aucune sorte avec une quelconque lutte sociale ou culturelle se déroulant dans le lieu investi pourtant par l’écriture. On pourrait et devrait consacrer à ce phénomène une analyse autrement fouillée. Il n’est pas un article sur les auteurs « limousins » que j’ai cités plus haut qui ne commence par se récrier sur le fait primordial que cette littérature n’a rien de chauvine, rien de locale, rien de régionale et surtout (injure suprême) rien de « régionalistes ». Lorsque l’on veut montrer que tel auteur occitan est un « vrai » écrivain, voire un « grand » écrivain (Max Rouquette, Jean Boudou, etc.), on commence toujours par dire qu’il n’est ni chauvin, ni militant, ni régionaliste, même lorsque cela est faux et archi-faux, lorsque par exemple l’écrivain en question a doublé son travail d’écriture d’un profond engagement militant (voir ici quelques réflexions sur une édition de la Médée de Rouquette). C’est visiblement la même chose pour la Corse. Le même Jérôme Ferrari a déclaré dans un entretien publié sur Mediapart : « je refuse l'alternative qui consisterait soit à ne plus se référer à la Corse soit à vouloir faire de la littérature régionale. L'idée même de littérature régionale me paraît grotesque. Tout roman naît dans une région particulière, il le faut bien, mais son monde est, en droit, celui de la littérature tout court, sans adjectif ». On se saurait faire de La Littérature digne de ce nom, pour localisée qu’elle soit, si l’on ne se déclare d’abord désengagé dans ses oeuvres des affaires locales et surtout de toute entreprise de revendication localiste, pour légitime qu’elle soit ; c’est là un dogme, un impératif catégorique, en fait un cliché (en voilà un et de taille !) désormais incontournable, dont les enjeux idéologiques sont à ce point éclatants que l’on se demande comment et pourquoi chacun y souscrit avec tant d’empressement. Peut-être d’ailleurs, dans le meilleur des cas, est-ce pour avoir le champ libre, et derrière ces simagrées obligées sans lesquelles on ne saurait espérer la moindre reconnaissance, faire exactement le contraire. Car enfin, il est bien évident que porter dans et par la littérature des revendications sociales et culturelles locales, n’a rien en soi d’antinomique avec l’universalité de l’humaine condition, pour laquelle justement toute revendication est nécessairement localisée (c’est ici et maintenant que l’on se bat, partout où l’on se bat !), et n’implique d’ailleurs nullement une quelconque réduction de la littérature au militantisme, car l’écriture fictionnelle n’est jamais unidimensionnelle et fuit par tous côtés, ce qui ne la préserve pas de l’engagement, ni donc (il s’agit des deux faces de la même médaille) des compromissions idéologiques.
Prighjuneri
Dans l’entretien cité plus haut, pour montrer à quel point il est hostile à toute littérature régionaliste, Ferrari évoque ses traductions en français des œuvres corses de Marco Biancarelli[2], mais pour dire qu’il les a réalisées « non parce que [Biancarelli] est Corse, mais parce que la brutalité et la puissance de son style [lui] paraissent uniques ». Dans son article pour Libération, il déclare également : « en 2000, la publication de Prighjuneri, le recueil de nouvelles de mon ami Marco Biancarelli, a montré que le réel n’avait pas été tout à fait englouti sous une montagne de clichés et qu’il pouvait encore s’exprimer avec une vitalité incroyablement violente et forte. Prighjuneri donne à voir un réel partiel, fragmentaire, paradoxal, indigeste, qui ne peut en aucun cas rivaliser avec le merveilleux cadre d’intelligibilité que procurent les clichés… ». Cette phrase m’a donné envie de lire ce livre publié en deux langues (ce que ne dit pas l’article, bizarrement d’ailleurs ; à aucun moment Ferrari n’évoque la langue corse, alors qu’il parle pourtant d’un livre entièrement composé en corse et qu’il a traduit), bilingue recto/verso, corse par un bout, et français par l’autre : pour passer d’une langue à l’autre, il faut retourner le livre, manière intéressante de présenter le bilingusime, même si elle n’est pas d’une manipulation facile. Je n’ai en effet pas été déçu... Il faut lire, si possible en corse, ce recueil de nouvelles qui rendent compte de façon extrêmement efficace et cruelle des « réalités » dont Ferrari dresse la liste, à travers les portraits et destins d’une série de personnages insulaires : un fils soumis, un maffieux impuissant, un pêcheur à truite possédé par le goût du crime, une nymphomane de village, etc. La force de Biancarelli est de se tenir toujours à la limite de l’indignité, de l’incorrection radicale et de produire en quelques paragraphes, immanquablement, chez son lecteur un haut-le-cœur, un dégoût salutaires, qui interdisent toute espèce de complaisance dans les clichés ou contre-clichés.
L’auteur lui-même, du reste, s’expose, se met en danger, à peine protégé par une fine pellicule de fiction, sous la figure du prof de corse et écrivain, en rupture avec ses concitoyens, prisonnier, prighjuneri, de l’île et prisonnier de sa propre vie ; d’où le titre de la nouvelle introductive qui est aussi celui de l’ensemble du recueil. Le livre mériterait sans aucun doute une attention bien plus grande que celle que je puis lui apporter ici, mais je voudrais, en conclusion, citer au moins deux petits passages du texte introductif, qui exploite et joue avec ce qui est aussi un lieu commun en même temps qu’une réalité (où l’on voit d’ailleurs à quel point réalité et cliché sont collés, greffés l’un à l’autre et qu’il y faut en effet le scalpel du style pour arriver à les séparer, ce qui ne saurait se faire sans douleur, sans que cela ne saigne) : la figure du prof de langue régionale, s’exprimant par l’écriture dans l’idiome méprisé.
« … i me fiasca litterarii successivi è l’anonimatu d’una scrittura dialettali m’hani inchjuvatu in issa prighjoni chì currispondi pienamenti à u irisicu micca si scuntrà un publicu, è ben intesa ùn aghju l’anima di i libaratori, è ancu menu risenu i transi cullittivi dipoi ch’aghju capitu ch’un sariu mai à u centru di i desideria d’ugnunu, di so spiranzi i più vani. »
« … mes fiascos littéraires successifs et l’anonymat d’une écriture dialectale m’ont enfermé dans cette prison et j’y suis parfaitement à ma place, j’ai choisi le seul moyen d’expression avec lequel je ne risque pas de rencontrer un public, et bien sûr, je n’ai pas une âme de libérateur, et je ne ressens encore moins les transes collectives, depuis que j’ai compris que je ne serais jamais au centre des désirs de tous, de leurs plus vaines espérances ».
« U prighjueri ch’e’ socu t’hà a missioni d’insignà in un liceu scuru d’una fin’ di categuria. Insegnu un dialettu anzianu à ghjuvanotti vuluntarii, un dialettu facultativu chi nimu parla più è chi faci surida quand’iddu sorti da a me bucca. Socu una compunanti di st’ultima muradda sparziata […], ma forsa a cumpunanti a più debbuli, quidda ch’ùn credi micca à a vittoria è ch’ùn la brama mancu più […] »[3]
« Le prisonnier que je suis a pour mission d’enseigner dans un lycée obscur de dernière catégorie. J’enseigne un dialecte ancien à des jeunes gens volontaires, un dialecte facultatif que plus personne ne parle et qui fait sourire quand il sort de ma bouche. Je suis un composant de cette dernière muraille spartiate […], mais peut-être le composant le plus faible, celui qui ne croit plus en la victoire et qui ne la désire même plus […] »
Je suis certain que ces mots (celui de « dialettu » aurait d’ailleurs sans doute pu être traduit par « patois ») trouveront un écho chez pas mal des habitués de ce blog, dont la situation est à peu près la même et qui pourtant n’ont parfois jamais mis les pieds en Corse ! C’est cela l’universalité de la littérature, sa capacité de passer d’un lieu à l’autre – moyennant un travail de médiation dont Ferrari ne parle pas assez, alors qu’il est lui même traducteur –, et non dans quelque fantasmatique capacité à nous arracher aux pesanteurs du local, à transcender les lieux et les corps, dans la célébration de l’éternelle beauté des belles-lettres.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Depuis, Tf1 s’est engouffrée dans la brèche, avec un reportage qui ne vaut guère mieux sur le même sujet (un peu mieux tout de même), sauf que la caricature du « plouc » limousin y est produite par des Limougeauds eux-mêmes : un couple de riverains du Champ-de-Juillet et un travesti qui explique à sa façon l’histoire de la prostitution rurale à Limoges.
[2] Voir le blog de Biancarelli, où il donne notamment son palmarès raisonné des dix meilleurs livres corses ; une introduction comme une autre à cette littérature que nous aurions intérêt ici à fréquenter plus assidument. Mais surtout, il faut lire le blog très riche qui a pour nom Pour une littérature corse.
[3] Un détail étonnant : pour lire la page dont sont tirés ces deux extraits, j’ai dû utiliser un miroir, tous les caractères qui la composent sont en effet inversés, au moins dans mon exemplaire. Voilà une forme d’erreur d’impression que je n’avais pas encore rencontrée.