Existe-t-il une identité occitane ?
J’ai été invité à intervenir à Montignac, dans le cadre du festival, à une table ronde organisée le 27 juillet par Charles Conte, chargé de mission à la Ligue de l’Enseignement, sur ce que signifie être occitan aujourd’hui. Cette discussion était associée au dernier numéro de la revue Diasporiques (n° 10, juin 2010) contenant un dossier sur le même thème. On trouvera ci-dessous le texte de mon intervention.
Il existe aussi et d'abord sur cette question un ouvrage paru il y a vingt ans, que je nai pas lu et qu'il me faudra consulter au plus vite : L’identité occitane, réflexions théoriques et expériences. Actes du colloque de Béziers (4, 5 et 6 septembre 1986), réunis par François Pic, Montpellier, Section Française de l’Association Internationale d'Etudes Occitanes, 1990.
Je remercie vivement Ch. Conte pour son accueil et pour m'avoir donné l'opportunité de réféchir un peu à cette question cruciale.
Être occitan aujourd’hui ?
Cette question : – « être occitan » qu’est-ce que cela peut-il vouloir dire aujourd’hui ? – ne peut pas être autre chose que la question de l’identité, de l’existence d’une identité occitane et de ce qu’est ou pourrait être cette identité déclinée dans les champs linguistique, culturel, social, politique, économique... La notion d’identité, entendue comme la reconnaissance de ce qu’est un individu, par lui-même ou par les autres, mérite d’être prise en compte ; il serait absurde de la mettre de côté ou de la contourner pour se dissocier de la droite « identitaire », ou de l’instrumentalisation propagandiste de la question de l’identité nationale par le gouvernement actuel.
Identités multiples
La première chose à dire est que les identités sont et d’ailleurs ont toujours été multiples. Mais surtout il est un fait en tout cas que les individus revendiquent désormais des identités plurielles. Ainsi, lorsqu’on se dit occitan, on se dit bien d’autres choses encore (français, républicain, communiste, limousin, espérantiste, franc-maçon, féministe, gay, etc. [1]). Cette pluralité des identités est désormais à peu près hors de débat, elle fait en effet l’objet d’un très large consensus. Les tenants d’une identité unitaire sinon unique, et en tout cas exclusive, comme les « identitaires » d’extrême droite (qui excluent a priori que l’on puisse être par exemple auvergnat, immigré et musulman), sont hors jeu et en flagrante contradiction d’ailleurs avec eux-mêmes, puisqu’en fait ils se font les porte-drapeaux à la fois d’identités régionales (catalane, niçarda, auvergnate), nationales et européenne, qui ne peuvent pas ne pas être distinctes. Et je note que même les instances gouvernementales qui ont cherché à imposer un débat sur l’identité nationale, reconnaissent le principe au moins d’identités plurielles, qu’il s’agit d’encadrer fortement et de contenir par l’identité nationale, et surtout de subordonner à celle-ci, à travers la notion d’intégration et non plus celle d’assimilation.
La hiérarchisation des identités
La question devient alors plutôt celle de la manière dont on conçoit les relations entre des identités multiples, leur agencement, leur composition, en particulier lorsqu’elles partagent un même champ (par exemple linguistique, culturel, etc.). Est-ce qu’on doit les hiérarchiser, par englobement, recouvrement et stricte subordination ? Par exemple l’identité culturelle locale doit-elle être englobée par l’identité nationale et subordonnée à celle-ci (notons bien que si j’utilisais le mot de région ou pire encore celui de province, j’aurais déjà répondu à la question, puisque ces notions territoriales impliquent l’englobement et la subordination) ? C’est ce que propose par exemple Mona Ozouf dans son beau livre, Une composition française (2009, je me permets de renvoyer à ma lecture de l'ouvrage) : « il nous faut distinguer les différents niveaux de nos vies, déterminer ceux où domine le point de vue du collectif et ceux où la particularité retrouve ses droits » (p. 247)[2] . Ainsi l’identité bretonne est-elle pour Mona Ozouf légitime, mais subordonnée à l’identité française, sur le mode de la soumission du particulier au collectif. La première objection que l’on ne peut manquer de faire à cette vision des choses est d’abord, bien sûr, le constat qu’avec les pratiques linguistiques et culturelles, nous sommes d’emblée dans du collectif, et qu’il s’agit de hiérarchiser alors deux ou plusieurs identités collectives (régionales et nationales, par exemple, ou d’appartenance à une communauté immigrée et à la communauté nationale d’accueil).
La hiérarchie des identités peut aussi se structurer selon le partage du public et du privé, dans l’affirmation par exemple qu’il n’y a qu’une seule identité linguistique publique légitime et légale dans la République, et que toutes les autres pratiques linguistiques doivent être limitées à la sphère privée, sachant que ce partage entre sphère publique et sphère privée est largement une fiction juridique et politique, ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être opératoire, car c’est sur elle, entre autres, que repose la laïcité. Mais la laïcité concerne la relation de l’État aux religions en régime républicain, et pas du tout, même si on fait toujours la confusion, la relation aux cultures et aux langues des citoyens. Par contre, le fait d’imposer dans l’espace public l’usage exclusif d’une seule langue en reléguant la diversité linguistique au privé, pose un grave problème de démocratie et condamne d’ailleurs cette diversité à plus ou moins longue échéance, parce qu’une langue ne survit pas longtemps dans les seuls espaces privés. L’espace des échanges, l’espace d’interlocution, ne saurait se cantonner au privé ; il ne peut pas ne pas investir l’espace public, c’est-à-dire, au minimum, la rue, le champ de foire... et quand on n’entend plus la langue au marché, c’est quelle est très, très mal en point, et c’est bien le cas désormais, un peu partout pour l’occitan.
Une communauté de locuteurs en perdition
Vous me direz et vous aurez raison, qu’en France au moins, on n’a jamais empêché en fait aux gens de parler les langues régionales – ce qu’on appelait les patois – dans la rue et au marché. On saisit d’emblée par cet exemple combien le partage privé / public est quelque chose de beaucoup moins clair et rigoureux qu’il semblerait, puisque des pratiques considérées comme privées sont parfaitement admises dans certains espaces publics.
Si les gens ont peu à peu cessé d’utiliser l’occitan dans ces espaces, ce n’est pas qu’on leur a interdit de le faire, c’est que la communauté des locuteurs s’est défaite d’elle-même. Cela ne veut pas dire pour autant qu’à cette défection il n’y ait pas des responsabilités publiques justement, à travers notamment l’imposition du monolinguisme scolaire et médiatique. C’est pourquoi aussi les revendications de la présence publique de la langue, à l’école, dans les médias et ailleurs, est absolument vitale pour nous aujourd’hui, même si je suis entièrement d’accord avec la nouvelle orientation de l’IEO, qui consiste à mettre en avant la transmission familiale, ce qui étrangement ne l’avait jamais vraiment été auparavant.
Tout cela pour illustrer le fait que hiérarchiser les identités culturelles et linguistiques selon les clivages du local et du national, du particulier et du collectif, du privé et du public, mais aussi du populaire ou du folklorique et du savant, du vil patois et de la noble langue, conduit au mieux à maintenir des relations d’étroite subordination fonctionnelle et symbolique (ce qui s’est passé pendant des siècle et se passe encore avec ce que qu’on appelait et que les locuteurs appellent encore le « patois ») et, au pire, en bout de course, amène à l’anéantissement de la langue et de la culture subalternes, déconsidérées au point que ceux qui en sont les dépositaires eux-mêmes cessent de les transmettre aux jeunes générations.
Qu’est-il possible de faire ?
Maintenant, on peut aussi se refuser à hiérarchiser les identités multiples, ou du moins on peut reconnaître que les hiérarchies, qui existent de fait, et sont donc incontournables, sont relatives et surtout qu’elles ne sont pas stables dans la durée, qu’elles sont mouvantes et qu’il est toujours possible d’agir contre elles, de les subvertir au moins à la marge. C’est toute la question qui se pose à chacun de nous, dans la rencontre pacifique et/ou conflictuelle des investissements individuels et des mouvements collectifs. Pour l’individu la marge d’action est étroite, mais elle existe et elle est décisive, car c’est évidemment l’individu qui fait le collectif Elle est nécessairement étroite, parce que les identités linguistiques et culturelles n’existent que d’être partagées collectivement, dans des groupes plus ou moins larges ou plus ou moins restreints. Par exemple, on ne peut pas ne pas subir la dévalorisation sociale et culturelle d’une langue ou d’une culture dans le discours dominant ; cela on ne le choisit pas et il faut faire avec. On peut adhérer à ce discours dominant ou bien le contester, et il y a bien des façons de le contester, mais la contestation aussi n’est possible que collectivement, c’est-à-dire qu’elle ne prend sens que collectivement, au sein de collectifs plus ou plus larges ou plus ou moins restreints.
Une identité choisie
Ainsi de l’identité occitane, qui a la particularité d’être une identité choisie, ce qui est extrêmement important, je crois. Cette constatation me rapproche pour le coup de C. Sicre, dont j'avais critiqué les "thèses" sur l'identité et la civilité occitanes, il y a quelques années, pour ce qui m'était apparu (et m'apparaît toujours) comme une position volontariste et essentialiste. L'identité occitane n’est pas une identité imposée, une étiquette que l’on vous pose de l’extérieur, que vous le vouliez ou non. Elle est une identité partagée par ceux qui se disent occitans et non pas imposée par les autres. Mais, du coup, elle est une identité qui n’est pas, du moins pas encore, ou très faiblement, reconnue par la société englobante, elle n’est pas une identité légitime. C’est la grande différence avec l’identité corse, bretonne ou basque par exemple, ou française bien sûr. Elle est une identité affirmée donc, auto-proclamée, extrêmement minoritaire, avec tout ce qu’implique la position minoritaire et surtout l’absence de reconnaissance spontanée. Elle est une identité dont l’affirmation suscite les sarcasmes, la condescendance, le mépris et surtout la dénégation ; on vous dit et on vous répète que l’identité dont vous vous réclamez n’existe pas, qu’elle est fantasmée, mythique. Cette négation est très violente, puisqu’elle est un refus de reconnaissance par le déni d’existence de la chose même autour de laquelle se cristallise l’identité : « Contrairement à ce que vous affirmez, vous n’existez pas en tant qu’occitan, parce que l’Occitanie, comme espace homogène, et l’occitan, comme langue, n’existent pas ! ». Si vous parlez et écrivez la langue, on refusera de vous reconnaître le statut que vous revendiquez, par exemple lorsque Pierre Bergounioux traite dans son Journal Jan Dau Melhau « d’écrivain patoisant » (voir les extraits et la controverse sur ce blog). C’est-à-dire, qu’à la revendication d’une identité positive, il est répondu par l’assignation à une identité dégradante ; je veux dire par là une identité considérée comme dégradante, en l’occurrence aussi bien par celui qui l’impose que par celui qui s’y trouve assigné, et d’ailleurs par tout le monde, car même les gens qui affirment parler et écrire le « patois » ne disent pas, ou très rarement, qu’ils sont « patoisants », car le terme est très généralement connoté négativement. Dans la formule « écrivain patoisant », réside bien une très forte charge de mépris. Cela explique et me semble-t-il justifie, la virulence de la réponse de Melhau à Bergounioux.
Carcassonne 24 octobre 2009
L’identité : une affaire de relation
Mais il faut dire aussi que le sens de l’identité occitane, comme toutes les autres identités, varie en fonction des discours individuels et collectifs et des situations dans lesquelles se trouvent les individus et les groupes. Je ne veux pas m’enfoncer ici plus avant dans une discours à caractère philosophique et sociologique, mais, pour moi, l’identité n’est pas quelque chose qui existe en soi, l’identité n’est pas une essence ; elle est quelque chose qui se dit et qui se pratique en le disant. L’identité est inséparable des énoncés et des pratiques à travers lesquelles elle se déclare. Elle existe, certes, mais sur le mode de la relation. Je veux dire par là que l’identité n’est pas un absolu, mais quelque chose qui se fait et qui se défait dans les relations de ceux qui revendiquent ou manifestent cette identité, avec ceux par rapport auxquels ils revendiquent ou auxquels ils manifestent cette identité.
Je suis en désaccord, très largement, avec Claude Sicre sur bien des points, mais je suis au moins d’accord avec lui pour dire que l’occitanisme est un projet et que le projet occitaniste, même dans ses formes les plus contestatrices – que les occitanistes le veuillent ou non, est inséparable du contexte national, mais aussi – ajouterai-je – du contexte international, européen d’abord et global ensuite. Et je pense en effet qu’il faut désenclaver les revendications linguistiques et culturelles de l’espace national. C’est aussi pourquoi sa proposition de « nationalisation » des langues de France me laisse pour le moins perplexe. Mais Sicre a raison d’insister sur le fait que c’est d’abord dans le contexte de l’État nation républicain français que se manifeste le projet ou plutôt les projets occitanistes (je crois en effet que le pluriel s’impose). Il est par exemple très intéressant de voir comment l’occitanisme se produit à travers une idéologie de la langue, de la culture, de la nation qui reproduit souvent l’idéologie nationale française jacobine officielle, tout en la critiquant et tout en s’efforçant de produire une vision de l’histoire alternative et – il faut bien le dire – une mythologie alternative aux mythes nationaux. C’est ce que, dans le dossier de Diasporiques, Philippe Martel appelle le « mythe valorisant » : la civilisation des Wisigoths, le fin amor des troubadours, les Cathares, les Camisards, La Garisou de Marianno, Jean Jaurès, etc. L’historien que je suis – historien par raccroc mais historien quand même –, ne peut pas ne pas examiner d’un œil critique et parfois assez sévère cette mythologie (voir ici ma critique de l’ouvrage de G. Labouysse). A la fois, il faut reconnaître que c’est à travers ces discours et cet imaginaire qu’existe quelque chose comme une identité occitane, comme il en va du reste pour toutes les autres formes d’identités culturelles et politiques. Aucune société humaine ne saurait se passer de mythes fondateurs ; nous n’en trouve aucun exemple, nulle part… Et il y a bien un petit monde occitaniste qui partage plus ou moins les mythes identitaires, un petit monde qui arrive tout de même à mobiliser entre 20 et 25 000 personnes à Carcassonne autour de la revendication linguistique, comme c’était le cas le 24 octobre 2009. La langue joue évidemment un rôle essentiel dans l’identité occitane, et sans aucun doute est-elle elle-même chargée d’éléments mythiques, de traits mythifiés. C’est l’occitan langue des troubadours et de l’amour courtois, qui serait en elle-même chargée de valeurs de tolérance et de convivialité (paratge), de spontanéité, de vérité et d’émotion, à travers l’éternelle opposition entre la langue de l’abstraction, de la froide raison que serait le français – c’est le mythe du français comme langue rationnelle par essence, langue naturelle de la raison, langue « cartésienne », dont les occitanistes sont très souvent tributaires quand ils reprochent au français sa supposée froideur et son prétendu académisme –, et la langue du cœur que serait l’occitan, langue des émotions, langue poétique, langue festive, etc. L’occitan est une langue aussi, comme tant d’autres, qui a tendance à être sacralisée par ceux qui la défendent, et d’autant plus qu’ils la savent méprisée (c’est un phénomène de compensation que les sociolinguistes ont bien étudié, Robert Lafont l’un des premiers) fragile, menacée, voire même la croient perdue, vouée à une disparition prochaine.
Une position individuelle : la lenga abans tot
Pour ma part, si on m’interroge sur ma propre identité occitane, je répondrai que, en ce qui me concerne (et là je n’engage que moi), la langue est vraiment première. J’ai en effet beaucoup de mal à reconnaître une identité culturelle occitane qui serait partagée à leur insu par les habitants de l’ensemble des zones où l’on parle occitan. S’il y a une culture partagée de Limoges à Nice, et des Vallées alpines jusqu’en Gascogne (je mets de côté les espaces occitanophones d'Italie et d'Espagne), je crois qu’il faut bien reconnaître qu’il s’agit de la culture française et pas d’une culture occitane qui possèderait, sinon une unité, en tout cas une réelle homogénéité dans l’histoire. Il existe pourtant quelque chose comme ça, mais il s’agit alors de la culture occitane qui se revendique comme telle, partagée par ce petit monde qui se reconnaît dans le projet occitaniste : ceux qui se retrouvent à l’Estivada de Rodez et qui vont manifester à Rodez, qui écoutent les Fabulous Troubadours, Moussu T, Du Bartas, Lo Còr de la plana, Combi etc., ceux qui lisent (d’ailleurs trop peu !) aussi bien le rouergat Boudou, le montpelliérain Max Rouquette, le gascon Manciet et la limousine Delpastre. Cette culture, surtout par la littérature et l’étude de la langue, possède une fragile mais indéniable légitimité institutionnelle à travers l’enseignement et l’université (sections d’occitan, CAPES, etc.). D’ailleurs, on peut dire que sa forme la plus concrète est la circulation dans l’ensemble de l’espace occitan non seulement des artistes, mais aussi des enseignants du second degré et du supérieur, amenés à adopter des pratiques pluridialectales, comme le prévoit du reste leur formation.
Mais cette culture minoritaire, qui connaît un début d’institutionnalisation par l’enseignement, est loin de concerner l’ensemble des locuteurs et en particulier des locuteurs âgées et ruraux, qui le plus souvent affirment parler patois et non pas occitan, et ne se disent pas occitans, mais déclinent leur appartenance régionale ou départementale.
Pour ma part, je suis convaincu qu’il y a bien quelque chose comme un phénomène d’aliénation linguistique qui empêche les locuteurs « natifs » de reconnaître qu’ils parlent la même langue à travers des dialectes distincts. Ils ont beaucoup de mal à reconnaître cette réalité (qui est cependant aussi contesté par une minorité de linguistes, voir infra), même s’ils se font souvent l’écho d’expériences d’intercompréhension : j’ai plusieurs fois entendu en Limousin, que le provençal est « presque la même chose » que le limousin, alors que les mêmes personnes pourront vous dire que le « patois » du village d'à côté n’est « pas le même ». Ils n’auront bien sûr pas tort, puisque les dialectes ne sont pas et n’ont jamais été unifiés, mais le plus souvent personne, et je précise, personne dont le discours est autorisé, personne dont le discours fait autorité, ne leur a jamais dit qu’une langue pouvait ne pas être unifiée et s’attester comme langue, justement à travers l’intercompréhension plus ou moins spontanée. Il faut dire que le fait de l’unité de la langue, qui pour moi relève de l’expérience immédiate (je suis albigeois, j’ai vécu à Toulouse, un peu à Toulon, maintenant à Limoges et j’ai toujours compris sans effort ce qui se disait) n’est même pas l’objet d’un consensus parmi les linguistes, dont une minorité (certes, mais quand même !), parlent de « langues d’oc » au pluriel et jettent l’anathème sur ceux qui parlent « d’occitan » en les accusant d’inventer un langue artificielle pour supporter une idéologie autonomiste, voire crypto-indépendantiste, ce qui me semble faux de a à z, même s’il y a bien un petit Parti Nationaliste Occitan, qui a d’ailleurs parfaitement le droit d’exister (ce sont en effet des citoyens qui jouent parfaitement le jeu démocratique et il n’y absolument aucune saine raison de les diaboliser, sinon, précisément, au nom d’une conception anti-démocratique de la nation, contrairement à celle manifestée par le PNO).
Pour moi donc, – je ne fais ici, je l’ai dit, qu’exprimer ma propre expérience et mon propre itinéraire –, la question de la langue est première et déterminante, le combat pour la reconnaissance de la dignité de la langue et pour sa transmission, ou plus exactement (car il faut éviter de séparer la langue de ses locuteurs, d’en faire une entité, une idole), le combat pour la dignité des locuteurs en tant que locuteurs (ce qui est loin, très loin d’être acquis) et pour le droit, en tant que citoyens, à l’apprentissage d’abord et à la promotion culturelle par les œuvres de la langue que je parle, quand je peux (c’est-à-dire finalement pas si souvent), et que j’écris aussi, subsidiairement. Je suis un militant, exactement dans ce sens là et donc pour moi, s’il y a une identité occitane, je l’ai dit, elle est avant tout linguistique.
Un itinéraire personnel
Ce n’est pas mon intention de raconter ma vie, d’autant plus que mon cas ressemble sans doute à bien d’autres : j’étais en contact avec la langue dans mon enfance à travers mes grand parents et à travers mon père, qui me parlaient français, et j’ai longtemps, disons depuis mon adolescence jusqu’à la quarantaine, entretenue avec la question occitane une relation, vraiment, de désespérance et de rage muette. Je voyais que la langue foutait irrémédiablement le camp, que les locuteurs s’en allaient, avec des gens que j’aimais, et j’avais la conviction qu’il était trop tard, que la perte était irrémédiable et irréparable. Je ne militais pas et je considérais les militants occitanistes comme des gens un peu obtus, qui n’avaient pas su se faire entendre ni comprendre, et dont le combat était de toute façon perdu. Cette position impliquait bien sûr que j’avais une conscience culturelle (rurale) et linguistique (occitane) forte, et je la devais, il me faut le dire, à la loi Deixonne, qui m’a permis de suivre un enseignement optionnel au lycée Lapérouse d’Albi dans les années 70. L’enseignant (Pierre Canivenc) était remarquable et j’ai au moins appris à lire (entre autres) Boudou dans le texte et acquis, grâce à cet enseignement, qui ne contenait d’ailleurs aucune prise de parti idéologique directe, un sens très fort de la dignité de la langue et de la littérature occitanes. Je suis devenu chercheur et me suis spécialisé sur des domaines bien loin de l’occitan. Mais comme je l’ai dit, à la quarantaine, j’ai basculé dans l’action associative en même temps que je me suis mis à pratiquer vraiment la langue, et cette décision a une double origine (du moins est-ce ainsi que je reconstruis les choses) : l’une simple et assez triviale, l’autre peut-être moins. La première, c’est que j’ai inscrit mon fils dans un école immersive Calandreta (laïque et gratuite, j’insiste) à Muret près Toulouse, non par conviction occitaniste, mais parce qu’il était dyslexique et plutôt malheureux à l’école publique, parce qu’aussi il parlait l’italien et que le multilinguisme me semblait une chose essentielle. Entrer à Calandreta conduit naturellement à s’impliquer dans la vie de l’association, mais pour moi, à la différence je crois d’une grand partie des parents d’enfants de Calandreta, cette participation fut indissociable d’une appropriation active de la langue. Je ne voyais pas bien le sens qu'il y avait à mettre mon fils dans une école bilingue si moi-même je ne faisais pas l’effort de parler et d’écrire correctement le languedocien, si je ne pouvais communiquer avec les maîtres dans leur langue. J’eu alors l’opportunité de suivre des cours en auditeur libre au département d’occitan de Toulouse. Cet enseignement, surtout, outre tout ce qu’il m’a appris, m’a désinhibé et j’ai pu commencer à parler à la fois avec les autres étudiants, des occitanistes de rencontre, et enfin avec ceux que l’on appelle les locuteurs naturels (ce qui est une expression très équivoque), chose que je n’aurais jamais osé auparavant, chose difficile pour des gens comme moi dont la famille parlait, mais n’a pas engagé à parler. La deuxième origine, plus profonde peut-être, plus irrationnelle aussi, à cet engagement (dont j’insiste sur le fait qu’il n’a rien à voir avec une conversion), a été la disparition de mes grands-parents et l’idée, sans doute stupide, que si je ne reprenais pas, moi, le fil de la langue (qu’ils ne m’avaient pourtant jamais présentée comme quelque chose d’important, ni même de positif), alors, tout finissait avec eux, et cette idée m’était et me reste insupportable. Bon, ensuite le hasard m’a conduit en Limousin où j’ai continué avec Calandreta et où je suis devenu membre de l’IEO. Dans le cadre de mon militantisme culturel, mais aussi et tout autant de mon auto-formation aux questions de l’occitanisme et au-delà des langues minorées en France et ailleurs (en particulier en Italie où j’ai aussi vécu), j’ai eu le désir de rédiger des articles pour la presse nationale et locale, ainsi que pour la presse occitaniste, sur les thématiques qui me tenaient à cœur. Mais souvent, pour des raisons diverses, mes papiers n’étaient pas publiés… C’est de cette façon, d’abord comme un pis aller, que j’ai entrepris de créer un blog en 2006, où j’ai commencé par publier des papiers, refusés ou acceptés par journaux et revues, puis des posts réguliers sur des questions afférentes à l’occitan et aux langues minorées en général, beaucoup en français, en occitan et en italien aussi. Je ne me rends pas bien compte de l’importance de sa fréquentation (entre 60 et 100 visiteurs par jours), qui me semble modeste, mais il s’agit d’une fréquentation de plus en plus active au vu du nombre de commentaires laissés par les uns et par les autres. Je trouve aujourd’hui cette forme de publication extrêmement intéressante d’abord pour cette raison, dans la confrontation aux réactions des internautes, souvent savantes et enrichissantes, parfois difficiles aussi, quand elles confinent à l’insulte, mais cela ne m’effraie pas, quitte à faire le ménage lorsque certaines limites sont dépassées (racisme et xénophobie en particulier), mais finalement, tout cela s’accorde avec le projet qui a muri peu à peu (tel que je l’avais d’ailleurs exprimé dans quelques uns de mes premiers posts), qui était d’utiliser le blog comme un outil de réflexion et de formation, une façon de militer certes, mais de militer en réfléchissant à ce que j’étais en train de faire, un militantisme critique pourrait-on dire. Et il vrai que j’écris dans ce blog pour tenter d’y voir moi-même plus clair, pour questionner mes propres présupposés, et pas seulement pour contester les positions des adversaires. Aussi, si j’ai une identité occitane, elle se construit dans ce travail, comme elle se construit avec mes interlocuteurs qui parlent la langue, à la librairie occitane de Limoges par exemple, mais aussi et de plus en plus avec des locuteurs dits naturels dont j’ai gagné la confiance et avec qui je fais du collectage et tente de réaliser de modestes documentaires en compagnie de mes camarades de l’IEO.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Je prends à dessein des exemples dans des champs différents. Il est important d’emblée de bien saisir pourquoi il est tout à fait normal, évident même que les gens qui se disent occitans ne partagent pas les mêmes convictions idéologiques et recouvrent à peu près l’ensemble de l’échiquier politique. J’ai choisi à dessein de mettre parmi mes exemples la franc-maçonnerie, parce que :
a- il s’agit d’une identité traditionnellement secrète ou discrète, et l’exemple pose ainsi la question des identités réservées, qui n’en sont pas moins importantes. L’occitanisme, chez les individus, a parfois cet aspect nicodémite, non pas du tout sur le modèle des société secrètes et initiatiques, ni pour se protéger de la répression, mais pour se défendre du mépris et du ridicule.
b- l’appartenance à la franc maçonnerie est aussi une identité de plus en plus revendiquée au grand jour.
c- il s’agit enfin d’une identité, contrairement à une opinion assez répandue, qui n’est pas du tout incompatible avec la revendication de l’identité occitane (ou bretonne, etc.).
[2] Il s’agit pour elle d’une « hiérarchie des valeurs », mais les mêmes valeurs pouvant être engagées dans les différentes identités (par exemples un breton peut bien sûr se dire attaché aux valeurs républicaines en tant que breton), c’est bien d’une hiérarchie des identités dont il s’agit plutôt.