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Mescladis e còps de gula
Mescladis e còps de gula
  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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28 décembre 2007

Le paysan du néolithique et le hussard noir de la république

J’ai reçu, comme les autres membres du petit monde des amateurs de littérature occitane limousine, une lettre ouverte de Jan dau Melhau. Dans son inimitable calligraphie, l’écrivain, poète, conteur, musicien, y répond à quelques lignes insultantes et chagrines notées apparemment à chaud par l’écrivain Pierre Bergounioux dans ses Carnets de notes, à l’issue d’un débat public de la Foire du livre de Brive qui s’est tenu le 6 novembre 1999. Ce texte, où Melhau, à travers le conflit qui l’oppose à Bergounioux, précise sa position esthétique et philosophique, me paraît digne du plus grand intérêt, même si je n’en partage que très partiellement les idées. J’ai même l’impression que sur certains points essentiels, que je trouve absolument erronés, Melhau et Bergounioux sont hélas d’accord.

Aussi le lecteur trouvera-t-il ci-dessous :

1- l’extrait en question des Carnets de notes de Pierre Bergounioux

2- la lettre ouverte de Jan dau Melhau

3- mes propres réflexions sur les deux textes

 

1- Pierre Bergounioux 

Sa 6.11.1999

À trois heures, débat à la Foire du livre, sur le thème empoisonné de la littérature et du territoire, avec R. Millet, Guy Goffette, Zoè Valdés, Jean de Melhau, une Italienne. L’affaire est mal engagée, sans clarté, sans qu’aient été définis deux ou trois principes. L’écrivain patoisant entretient la confusion. Comment dire, et lui dire, qu’il parle, dans une langue morte, de choses nulles, d’une économie primaire, auto-subsistante, d’une société retardataire, étrangère à l’histoire, à l’invention, à la vibration du présent. Et lorsque je me hasarde à suggérer que nous appartenons à un univers périphérique, dominé matériellement et symboliquement, des gens, dans l’assistance, se récrient, protestent qu’il n’y a plus qu’à mourir. Je me retiens de leur dire qu’ils sont déjà morts et ne le savent pas, comme le bœuf de Hemingway juste après le coup de merlin, que nous appartenons au passé. L’affaire me laisse mal content, irrité.

Carnets de notes 1991-2000, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 1125 (j'ai mis en italiques la phrase discutée par Melhau).

 

2- Jan dau Melhau, lettre ouverte

Melhau

 

    Pierre Le Honteux, dit Bergounioux en patois limousin (on écrirait Vergonhos en bon occitan limousin). Le jour du fameux débat, il employa à plusieurs reprises l’expression « jargonner les patois d’òc ». Aussi évidemment qu’on parle une langue, on ne peut décemment que jargonner un patois. Tout ça est limpide. Curieux : dans certains de ses romans plus anciens, il s’est oublié à graphier quelques phrases en oc (car il y en a) dans leur forme classique naturelle apte à donner quelque cohérence et dignité à cette langue. Désormais il les graphie dans une phonétique française approximative ; elles ont perdu leur écriture, leur faculté même de s’écrire.

    Lors du débat, j’avais expliqué que mon territoire s’extrayait de l’histoire, qu’il échappait au temps en revenant aux origines, au mythe, et que ma géographie, de même, si elle était quelque peu humaine, était moins physique que mythologique. Ce qui n’étonnera personne m’ayant lu tant soit peu. « Quand vous étiez visité par les Romains, lui avais-je dit en substance (alors qu’il nous expliquait son nom par le latin, faisant fi de la négligeable parenthèse de quinze siècles !), moi, j’étais chié par Gargantua ». Il avait aussitôt embrayé sur Rabelais, toute culture pour lui, toute référence ne pouvait être que livresque et littéraire, alors que je lui parlais du géant primordial, celui-là même à qui nous devons le mont Gargan et tant d’autres accidents géographiques.

Fussé-je aussi (premier de la lignée) de la fameuse galaxie Gutenberg, je suis essentiellement de culture orale. Il pense, lui, tout devoir à l’école, à l’écrit qu’il ressent comme une promotion, une accession à la culture, la seule possible, alors que pour moi c’est une perte, une régression, un abandon sinon un reniement. Pour lui, un paysan est inculte, pour moi il est au plus haut degré de civilisation (je parle d’un paysan, non d’un exploitant agricole qui sans doute lui semblerait plus acceptable).

Lui est impensable une culture populaire (j’ose à peine dire paysanne) de tradition-transmission orale, constituée de contes, de chansons, de prières, de musique et de danses, de rituels et de gestes, de savoir-faire et dire, d’un Savoir.

Lui est impensable une appréhension pertinente du monde autre que conceptuelle et scientifique : symbolique, métaphorique, mythologique, religieuse au sens large et premier du terme.

Je suis, ai-je l’habitude dire, un homme du néolithique revivifié par les siècles romans (XIe et XIIe), il est pleinement un produit de l’Histoire, et une parfaite réussite de l’école républicaine française enrichie de matérialisme dialectique excluant toute spiritualité encombrante.

Lorsqu’il soude ses outils agraires pour en faire des « œuvres de sculpture contemporaine » – ces outils que je place, en leur unicité, au plus haut de la création humaine –, c’est bien évidemment pour les neutraliser, les dénaturer, les soustraire à la mémoire des siècles obscurs, les faire accéder, eux aussi, à la culture, les faire participer à l’insigne « vibration du présent ».

Les termes hargneux qu’il emploie, me concernant, dans le texte de son carnet, dont on sent qu’il en a la nausée en les écrivant, mériteraient, chacun, son exégèse. Quelques mots de commentaire seulement.

    « L’écrivain patoisant (il m’appela, durant l’entretien, Jean du Milieu, sans que susse bien si j’étais du milieu genre maffia ou du juste milieu) entretient la confusion (voir plus haut mon rapport au mythe). Il parle dans une langue morte (tant qu’il se trouve une personne pour parler, écrire ou entendre une langue, elle n’est pas morte. Fût-elle bien malade, nous n’en sommes pas là) de choses nulles (sait-il bien de quoi il parle, m’a-t-il lu ? Sans doute non ; il va de soi pour lui que dans une telle langue on ne peut parler que de choses nulles. Mais d’ailleurs nulles par rapport à quoi ? En soi ?), d’une économie primaire, auto-subsitante (je ne parle guère d’économie, mais me reconnais pleinement dans celle-ci qui pourrait se dire autonomie absolue, quel joli rêve !), d’une société retardataire (là encore par rapport à quoi ? à quelle autre, et selon quels critères ? Le vieux à la maison sur celui à l’hospice ? Le quartier de la cité sur la cité de banlieue ? Le chemin creux sur l’autoroute ? Le pas de l’homme sur la roue de la bagnole ?...), étrangère à l’histoire (plût à Dieu ou à diable ! La république l’y a pleinement fait participer. Souvenez-vous : « Tornarai pas ».), à l’invention (laquelle ? Le moteur à explosion ? L’énergie nucléaire des bombes et des centrales ? La vie sous perfusion et prothèse ? L’aspirateur de table ? Le portable ? etc…) »

Quant à « la vibration du présent », qui suit l’œuvre ressassante de P. B. envahie par le passé, chaque syllabe un peu plus, comme le buveur Dubonet des anciennes réclames par son apéritif, qui l’a entendu, de sa voix sourde et monocorde, former ses belles phrases verrouillées comme des phrases écrites, qui l’a vu une seule fois, en sa maigreur tourmentée, agitée jusqu’à l’insupportable de tics nerveux, saura à l’évidence comme il est en communion-adéquation parfaite avec le temps si remarquable qui lui est donné à vivre.

Lorsque la vibration devient tremblement !...

    J’aurais tant d’autres choses à dire. Un dernier mot. L’avant-veille, parlant de son arrivée à Brive, sa ville natale, il note : « Je reconnais l’inimitable accent du cru. Je parlais comme ça. » Eh oui, mais grâces leur soient rendues, l’école et Paris vous en ont guéri, comme de la langue dont il était le dernier signe.

    Pierre Le Honteux, mieux La Honte. Jamais nul ne fut si bien nommé.

                                        Rideau.

Jdmelhau

 

Gargantua

Le Gargantua d'avant Rabelais

Grandes et inestimables Cronicques du grant et énorme géant Gargantua, 1532

 

3- Le paysan du néolithique et le hussard noir de la république

N’y allons pas par quatre chemins. Ces quelques lignes neurasthéniques de Bergounioux sont proprement indignes et souffrent au plus haut point du mal que l'écrivain dénonce chez son interlocuteur à la foire du livre : la confusion.

Il est en effet indigne de nommer l’autre par ce que l’on sait être pour lui une désignation dégradante. Jan dau Melhau (dont Bergounioux prend un malin plaisir à estropier le nom : Jean de Melhau, Jean du Milieu…) se définit comme un écrivain « occitan » et non pas, bien sûr, « patoisant » : il s’emploie au contraire à montrer, à travers une œuvre considérable et exigeante, la dignité de la langue qu’il manie, improprement appelée « patois ». Bergounioux sait fort bien que le traiter « d’écrivain patoisant » revient à le nier, lui et son œuvre, à le réduire au rang de nullité et de pauvre merde. Mais Bergounioux va plus loin encore : c’est la langue elle-même et la réalité humaine, culturelle et sociale dont cette langue fut pendant des siècles l’expression, qu’à travers Melhau, il traite de nullité et de pauvre merde ; une langue nulle (patois que l’on ne parle pas, mais « jargonne », morte de surcroît, crevée et bien crevée) servant à dire des « choses nulles ». Car l’énoncé – « il [Melhau, « l’écrivain patoisant »] parle… de choses nulles » –, entendons-nous bien, ne renvoie pas à l’univers littéraire singulier de Melhau, que Bergounioux ne connaît visiblement pas et ne veut surtout pas connaître, mais à la société, à l’économie et à la culture limousines elles-mêmes. Mais de quel Limousin s’agit-il ? Celui qui, à ses yeux, n’a pas su ou pu prendre le train de la modernité, ou trop tard : le limousin où l’on « jargonnait patois », où l’on ignorait la seule langue et la seule culture qui comptent (le français et la littérature française), où l’on pratiquait une « économie primaire, auto-subsistante », le limousin « retardataire », étranger « à l’histoire, à l’invention, à la vibration du présent ». Or ce Limousin-là n’existe pas, n’a jamais existé, il est une pure fiction, qu’une pseudo-modernité triomphante se donne comme repoussoir. Mais c’est d’abord le lieu commun dont il est la spécification locale, l’équation entre culture orale, économie autarcique, absence d’histoire, qui est faux et archi-faux. Nous savons depuis longtemps – c’est-là une donnée anthropologique et historique incontestable – qu’il n’existe nulle part de société immobile, de société sans histoire, de société étrangère au présent, à la nouveauté, à l’invention, pas même celles que l’on nommaient autrefois « primitives », faussement jugées « sans histoire ». Quant au Limousin, son histoire justement, pour peu qu’on s’y intéresse, montre que sa situation périphérique, pendant des siècles, par rapport au pouvoir central (une situation qui du reste ne constitue nullement une exception dans la géographie européenne et même française), ne l’a pas empêché d’entretenir des échanges économiques, culturels et humains constants et même intenses avec des territoires voisins ou éloignés. Sans revenir à l’époque où le Limousin fut lui-même un centre d’irradiation culturelle de premier plan, on pourrait dresser la liste de tous les éléments qui en font, sur certains plans, une terre – mais oui – d’avant-gardes : l’anticléricalisme, la laïcité, le socialisme… Plus d’une de ces valeurs que Bergounioux prétend devoir à la seule école républicaine, étaient bien déjà ancrées depuis fort longtemps dans ce territoire, transmises par des formes culturelles que, comme le remarque Melhau, l’auteur des Carnets déclare nulles et non avenues ; celles de l’oralité et de la langue qui les accompagnaient, le « patois », que Bergounioux ne peut évoquer sans un haut-le-cœur. En fait la confusion d’une pensée du lieu commun, assaisonnée de pompeuses références philosophiques (Michelet, Hegel, Marx) et l’indignité du reniement sont chez lui inséparables. Il le répète souvent, ce qui lui est une souffrance insupportable, et provoque chez lui une sorte d'écoeurement, c’est que cette culture et cette langue sont pour lui, purement et seulement, celles d’irrémédiables vaincus, de dominés spoliés de tous biens matériels et symboliques. Comme si la situation objective d’assujettissement obérait dans l’histoire toute possibilité d’invention, de création et d’abord de résistance, comme si la pensée, la raison, la beauté, la vie ne pouvaient être que du côté du vainqueur. Mais justement Bergounioux n’est pas un résistant, mais un converti hanté par la culpabilité d’être né affligé de la tare patoisante. Malgré un décrassage continu, il revient à la désolante et à la fois complaisante constatation d’être encore et toujours souillé par la tache du vieil homme. Sa culture et ses valeurs, les seules qu’il veuille reconnaître, sont celles du vainqueur, auquel il cherche autant que possible à s’identifier, sans jamais y parvenir vraiment – et de là vient son incurable mal –, car il traîne avec lui comme une âme en peine, la dépouille du vaincu. Aussi ne peut-il s’empêcher d’utiliser la première personne du pluriel pour clamer à la cantonade, à ceux qui auraient la moindre velléité d’auto-affirmation : « lorsque je me hasarde à suggérer que nous appartenons à un univers périphérique, dominé matériellement et symboliquement, des gens, dans l’assistance, se récrient, protestent qu’il n’y a plus qu’à mourir ». Il a alors cette phrase terrible : « Je me retiens de leur dire qu’ils sont déjà morts et ne le savent pas, comme le bœuf de Hemingway juste après le coup de merlin, que nous appartenons au passé ». Déjà morts, et d’autant plus qu’ils ne le savent pas, lui, qui a étudié, médité, sait qu’ils sont déjà morts et appartiennent irrémédiablement au passé. Lui et eux ensemble : « nous ». Et, à ce point, la confusion atteint son comble, car quelle est cette culture, voire cette humanité périphérique et défaite, morte du seul fait de n’être pas centrale et victorieuse ? La culture patoisante ? Mais il la rejette vigoureusement, il en secoue ses sabots comme de la bouse sèche… Il faut donc que ce soit finalement, tout autant, celle qui se dit en français, dans ses écrits et dans ce débat. Il est vrai que de centrale et impériale, la culture francophone est devenue elle-même périphérique depuis belle lurette. Cela, pourtant, ne veut bien sûr pas dire qu’elle est « déjà » morte, ou alors il faudrait le dire de toute langue et de toute culture, même dominante, parce que mortelle par essence. Vivre en périphérie, être pauvre, subir la domination, ce n’est bien sûr pas être rien, être nul, être mort. Dire cela, c’est simplement avoir perdu tout sens de la résistance et de la dignité. La haine, le dégoût de Bergounioux à l’égard de Melhau et de tout ce qui va avec sont d’autant plus puissants qu’il s’agit en fait d’une haine et d’un dégoût de soi. La culture de l’auteur des Carnets de notes, sa forme mentale et psychologique, est celle du renégat malade de son reniement et qui, du reniement et de sa pathologie, a fait une œuvre d'une indéniable qualité dans laquelle se complaisent les convertis et leurs enfants. Le jeu de mot sur son nom est alors tentant et même irrésistible (voir le texte de Melhau, malheureusement terni par des considérations à mon avis déplacées sur le physique de l'écrivain). On pourrait ici, à l’opposé, déployer un long discours visant à montrer que la situation périphérique permet aussi à une société active, une société qui veut vivre malgré la domination, de maintenir des formes linguistiques et culturelles symboliquement dégradées, et de les revaloriser comme formes de résistance et outils d’invention. Mais une telle démarche est inconcevable de la part de Bergounioux parce que le savoir, la lumière, l’excellence sont exclusivement du côté du dominant : en face, il n’y a qu’ignorance, obscurité, « idiotie rurale ». La formule est de Marx et Engels (Manifeste du Parti Communiste), ou du moins de leurs traducteurs (« abrutissement de la vie rurale » est sans doute plus exact pour traduire « der Idiotismus des Landlebens », ce qui n’exempte pas Marx ni Engels, en l’occurrence, d’une certaine idiotie), Bergounioux l’a reprise dans un « entretien » (le terme convient bien mal pour le produit d’un considérable travail d’écriture). Lisons-le car il éclaire les propos lapidaires des Carnets :

« Nos courtes personnes, nos lignées filiformes ne sont que les spécifications individuelles, trans-générationnelles d’un destin collectif, celui, en l’occurrence, des populations de la périphérie. Elles sont restées étrangères jusqu’au XXe siècle aux deux acquisitions majeures des Temps Modernes, qui sont les Lumières et l’abondance. L’Europe entière était acquise à la production en vue du marché, à la raison, à la langue française que nous jargonnions toujours un dialecte inchangé depuis l’an mille, sur les « mauvaises terres » de l’économie politique. Les catégories de pensées qui gouvernent l’action rationnelle, le projet de liberté dont elles sont les instruments, nous restaient inaccessibles parce que nous parlions patois, n’avions pas d’argent pour nous procurer des livres, le minimum de loisir, de recul qui permet d’étudier, de choisir, de changer, de devenir contemporain de soi-même et du monde. Michelet dit que l’histoire se ramène, d’abord, à la géographie. C’est la fixité de la terre, l’obstacle du relief, le travail écrasant, les routines, l’ « idiotie rurale » (Marx). L’éveil de l’histoire, c’est, outre l’écriture, le mouvement, la découverte, l’échange, l’entrée dans une durée linéaire, inventive, après celle, cyclique, immobile, des sociétés agraires auto-subsistantes. Si l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, j’ai contracté, dans les premières années de ma vie, les usages et les vues qui avaient cours, depuis vingt siècles, sur la frange plissée, pauvre, anachronique du Bas Limousin »[1].

Lignes au style flamboyant, mais en vérité cocasses et pitoyables, par la vision caricaturale de l'histoire qui s'y trouve engagée, lignes terribles aussi, incapables de dépasser en ce début du XXIe siècle, l’anthropologie coloniale du XIXe siècle, ici appliquée au Limousin, présenté comme une exception, une espèce de tare géographique. L’Europe entière nageait dans la prospérité et parlait français (!), alors que « nous » jargonnions encore un dialecte de l’an mille en mâchonnant nos châtaignes au coin de l’âtre ! Ces lamentables fadaises ne répondent à aucune réalité historique et sociale. En Europe, la pauvreté était (et reste) en réalité présente partout. Les « dialectes » étaient et sont encore aujourd’hui abondamment parlés, y compris au cœur des métropoles (voir le cas de Naples, par exemple). « Jargonner patois », n’a jamais empêcher personne d’user de sa raison et de nourrir des projets d’émancipation. Rien de tout cela n’a d’ailleurs attendu la modernité cartésienne (et bien sûr francophone !) et encore moins l’école obligatoire, pour exister. Il est en effet absolument fallacieux, comme le démontrent suffisamment l’anthropologie moderne, les travaux des cognitivistes et les données dont disposent l’historien et le sociologue, d’opposer une humanité irrationaliste, primitive et prémoderne, à l’homme moderne, qui possèderait seul « les catégories de pensées qui gouvernent l’action rationnelle », parce qu’il parle certaines langues (le français en particulier !) élaborées à cet effet, et surtout parce qu’il pratique l’écriture. Ce partage du monde, cette manière de couper l’histoire et les sociétés humaines en deux, de diviser la culture humaine entre le mythe et la science, la superstition et la raison, l’ignorance et le savoir, relèvent eux-mêmes du mythe ; il s’agit même là de l’un des mythes constitutifs de l’idéologie des Lumières et, comme tel, il ne possède précisément aucune espèce d’assise rationnelle. Précisons bien que la critique de ce mythe n’implique nullement le rejet du projet d’émancipation des Lumières. Je dirai même volontiers qu’il en procède, si je n’avais la conviction, précisément, que ce projet n’a pas attendu le XVIIIe siècle pour se manifester, sous de multiples formes. Il me semble, par exemple, déjà présent, sous certains aspects, dans la littérature courtoise médiévale composée, comme on le sait, dans ce détestable patois encore parlé par les vieux paysans retardataires du Limousin. 

    Les lignes qui précèdent montrent, je crois, suffisamment tout ce qui m’éloigne du même coup de Melhau, dont – je le répète – j’admire le travail de la voix et de l’écriture, la profonde intégrité et cohérence. En effet, trop souvent, Melhau semble accréditer l’idée selon laquelle la culture dont il est le dépositaire est principalement sinon même exclusivement, une culture « purement » populaire (je crois pour ma part à la circulation sociale et translinguistique des motifs culturels, et le géant Gargantua – dans lequel Bergounioux est incapable de voir autre chose que Rabelais –, en est un très bon exemple), une culture immobile, échappant à l’histoire et au devenir, une culture ancestrale, liée à la culture et au culte de la terre, une culture tout entière prise dans l’élément du mythe, qui repousserait comme sa pure négation le concept et la rationalité scientifique. J’ai bien peur en fait que Melhau et Bergounioux ne soient d’accord sur l’essentiel ; le premier s’employant à montrer la beauté et la grandeur de ce que le second méprise et vilipende avec l’énergie du renégat. Une phase de Melhau, dans sa lettre ouverte, m’a arrêté : « Je suis, ai-je l’habitude dire, un homme du néolithique revivifié par les siècles romans (XIe et XIIe) ». C’est vrai que je lui ai plus d’une fois entendu manifester cet éloge de l’ère néolithique prolongée selon lui jusque dans les années 1950 sous son verni chrétien. La Renaissance des siècles romans a d'ailleurs apporté une culture poétique et philosophique irréductible aux mythes pré-chrétiens et du reste à la « mythologie » et théologie chrétiennes triomphantes. Je fais pourtant partie de ceux que Carlo Ginzburg a convaincu de la persistance d’éléments culturels et cultuels du néolithique jusqu’à l’époque moderne. Ginzburg s’appuie lui-même sur l’immense réserve des travaux des folkloristes et des ethnographes, si souvent négligés ou révoqués par ses collègues historiens. Mais je ne pense pas que, même dans le Limousin du culte des sources et du Leberon, l’apport de la christianisation puisse être négligée, pas plus que, très tôt, celui des formes culturelles et politiques des vagues successive de renaissance et modernité (musicales, littéraires, etc. supposant encore une fois que la culture orale est perméable à la littérature et vice versa) qui ont traversé l'Europe, entre le XIe et le XXe siècle. Pour ne rien dire des immenses transformations qu’ont connues, au fil des siècles, du néolithique préhistorique jusqu’à 1950, les modes de vie paysannes et les techniques agraires (rappelons tout de même que le néolithique est sensé prendre fin avec l'utilisation des métaux !). Qu’un fil de mémoire, dans la culture orale et dans la transmission de certains savoir-faire et surtout de manières de se rapporter aux choses, aux animaux et aux hommes, puisse nous ramener très loin dans le temps, et bien en deçà d'ailleurs de la naissance de la langue limousine et même du latin, je ne le nie pas, et je ne vois pas en quoi le tracteur y aurait imposé un point final. Mais il ne me paraît pas raisonnable d’affirmer la persistance massive d’une culture néolithique en Limousin ; cela me semble revenir à nier l’identité multiple, elle-même fort ancienne, des hommes d’ici.

Quoi qu’il en soit, je suis frappé par le fait que Bergounioux lui-même s'exprime volontiers dans les mêmes termes : « Les gens de mon âge qui ont vécu en province étaient infiniment proches du néolithique. Je me regarde comme un des derniers représentants du néolithique, c’est-à-dire de populations sédentaires, participant des rites de la vie agraire... »[2]. Lors d’un entretien plus ancien (25.07.95), à propos du personnage de l’institutrice Jeanne, dans Miette, il dit encore la même chose, la même chose que Melhau, mais en conférant à sa description un sens diamétralement opposé : « C’était l’une de ces fillettes qu’on tirait de la campagne, qu’on expédiait à la préfecture pour leur donner un certain nombre de principes universaux. La connaissance des nombres purs, celle de la langue française, qui était la langue de la capitale, de la classe dirigeante, des règles de morale, avec lesquelles elles revenaient dans ce peuple paysan et s’appliquaient à le dépouiller de ses vieilles croyances, de sa vieille ignorance, de sa vieille misère, de sa vieille superstition. Ces gamines de dix-huit ans étaient parachutées dans des coins qui n’avaient pas bougé, j’exagère à peine, depuis le néolithique. On continuait d’y jargonner en patois, le français n’y avait pour ainsi dire pas cours, la maison d’habitation et l’étable y étaient contiguës, les bêtes et les hommes y étaient séparés par une cloison de bois à mi-hauteur. Et ce sont des gamines et des gamins de dix-huit ans qui ont proprement arraché ces univers très anciens à l’archaïsme, à l’éternité, à la grande temporalité, pour parler comme Hegel »[3]. Jeanne, l’institutrice, est une héroïne de cette révolution : fin du néolithique ; abolition des vieilles croyances, vieilles ignorances, vielles misères, vieilles superstitions ; élection de la raison, de la pureté des nombres et de la grammaire française ; jeunesse, merveilleuses jeunesse, fraîcheur, inventivité et liberté de l’école laïque et obligatoire ! Melhau, lui, nous dit, que le paysan, son paysan du néolithique, « est au plus haut degré de la civilisation ». Il a le mérite de prendre à revers l’idéologie bien pensante et en effet toujours dominante et dominatrice qui considère comme un immense progrès non seulement économique et social, mais culturel et moral, l’abandon du labeur de la terre au profit de l’admirable travail d’alphabétisation des culs-terreux. Pour ma part, je suis loin d’adhérer à ces hiérarchies des valeurs symboliques et sociales, que l’on place au sommet de la pyramide le paysan supposé du néolithique ou l’institutrice de la troisième République. Je tire plutôt de la confrontation des deux auteurs la conviction que le simple reniement ne saurait tenir lieu d’émancipation, et que s’émanciper sans renier c'est résister.

 

JP Cavaillé

PS) Pour une analyse plus approfondie du traitement du "patois" dans la littérature de Pierre Bergounioux, Richard Millet et Pierre Michon, voir sur ce même blog : Patois de province et belle langue : les lieux communs en héritage.

 

 

 

Le Mont Gargan vu des Monédières

 


[1] Entretien avec Tristan Hordé, réalisé le 10 octobre 2006, à propos du Carnet de notes 1980-1990 et de École : mission accomplie, publiée sur le site de Poezibao.

[2] Cité par Jean Renaud, « L'obscur savoir de la littérature. Une introduction à la lecture de Bergounioux », sur le site Remue.net.

[3] Entretien de Pierre Bergounioux avec Mathieu Hilgers au sujet de Miette.

Gargan

 

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Commentaires
G
Adiu,<br /> <br /> Se podrà sempre donar dins la polemica tant qu'aurem pas las aisinas que los catalans an fargat, dins una dignitat exemplara.<br /> <br /> Ai a disposicion un libre sancièr -300 paginas A4 jamai publicadas- de definicions per l'occitanisme, vengudas de mai de 15 annadas de percorreguts de l'occitanisme acarat a la franco-conariá, un nacionalisme d'expansion organizat al entorn del bonapartisme que n'avem un exemplar al poder actualament.<br /> <br /> Ne vaquí una d'aquestas definicions pron claras e simplas.<br /> <br /> Patués, m., terme pròpri de l’antisociolingüistica utilizat per se referir a las lengas distintas del francés (occitan, catalan, breton,.) parladas a l’Estat republican francés. Es un concèpte politic colonialista del sègle XIXen e XXen, que encara es utilizat al XXIen sègle, per ignorància culturala alara que la sciéncia lingüistica a pron evoluat; aquesta nocion fosca es estada exportada en çò dels colonialismes europèus que pensan que lo modèl francés de l’Estat es çò que lor cal. Per denigrar aquestas lengas se fasián córrer consignas coma «soyez propres, parlez français» en parallèl a la consigna espanholista «Español ! No ladres: habla la lengua de l’imperio» o «speak white» (parla blanc) contra los que parlàvan francés al Quebec. En mai, segon Romaine (1944), «en França lo terme bilingüe s’aplica de costuma sonque a personas que utilizan doas lengas nacionalas, de manièra que un francés que parle breton e francés serà pas considerat bilingüe, atès que lo breton es una varietat de bais estatus considerada mai coma un patués que coma una lenga». Per extension, lo mot patués fa referéncia a una lenga minorizada, subordinada, sense un poder politic al seu darrièr e, çaquelà, sense institucions lingüisticas .o politicas- que velhèssen pel seu desvolopament o normalizacion.<br /> <br /> Los catalans m'an fòrça ajudat per aquesta definicion pron clara.<br /> <br /> Ai legit tanben la polemica aquesta dins una revista peirigordina pron importanta per n'èstre encara un abonat, enfin zo supausi ...<br /> <br /> Ben coralament e sobretot Bona Annada 2008 !
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