discussion d'un texte de Claude Sicre : Identité et civilité. 42 thèses sur le jeu de l’Occitanie
écrit en 2004 à la demande de la Linha Imaginòt en vue d'une "tenson" qui ne se fit pas...
Voir le texte de Claude Sicre, ici-même.
Discussion du texte de Claude Sicre, Identité et civilité. 42 thèses sur le jeu de l’Occitanie
Ces réflexions critiques sont d’un néophyte, mal informé sur l’occitanisme, mais qui ne demande qu’à y voir plus clair. Je pense en tout cas qu’il est urgent de conduire une réflexion de fond sur les questions agitées par Claude Sicre et par d’autres autour de ce que peut être une identité occitane, qui ne se replie pas (on connaît l’accusation du repli identitaire), mais qui se déplie et déploie en ce que Sicre appelle une « civilité ». Evidemment, je ne vais pas pouvoir discuter ici les 42 « thèses ». Heureusement, en réalité, il y en a moins, qui se dégagent elliptiquement de ce qui est plutôt 42 aphorismes (je renverrai aux chiffres romains qui les mentionnent). Autre chose : je me donne ici délibérément le mauvais rôle. Le texte de Sicre est plein de traits d’humour, de désinvolture, tout le vocabulaire philosophique qu’on y trouve est utilisé cum grano salis, de manière décalée, drôle et pétillante. S’il ne l’était pas, d’ailleurs, cet « essentialisme », qui nous parle de l’Occitanie comme d’une « idée » pure, qui adviendrait dans l’histoire dont ne sait où, ni on ne sait comment, sinon par l’acte de volonté sublime d’un sujet souverain, passerait difficilement pour autre chose que pour une rodomontade théorique. Je vais pourtant être ce lecteur obtus, je vais pinailler, pédantiser, prendre au sérieux ce qui éventuellement ne devrait pas l’être (mais comment savoir ?), faire des objections contre des positions que l’on devine plus qu’autre chose, car – aphorisme oblige – elles ne sont le plus souvent qu’esquissées.
Je ne vais pas m’attarder sur les points de convergence : je ne suis pas choqué de lire que l’Occitanie n’existait pas avant que l’occitanisme en ait forgé le concept (II) ; je récuse moi aussi spontanément l’idée d’un « retour », qui comme tous les autres ne saurait être qu’un retour à ce qui n’a jamais été (XII) ; je suis d’accord pour rejeter dos à dos, comme les deux faces de la même médaille, nationalisme et régionalisme (VIII) ; d’accord pour élire le centralisme comme « adversaire » (quoique le mot moins fair play mais plus réaliste d’« ennemi » me tente) (V) ; d’accord pour convenir que la faiblesse de nos adversaires (là le mot convient mieux) vient de notre propre faiblesse (si nous devenions forts, ils deviendraient meilleurs par la force des choses, qui est celle du combat) (X) ; d’accòrdi tanben per dire que la lenga, la lenga d’òc es un patrimòni non pas tant a salvar qu’a « civilisar » (XX), ou plutôt on ne sauvera pas la langue si l’on n’est pas capable de fabriquer avec elle de la culture, de la pensée, de la société et de la « civilité », en effet. Mas per aquò caldriá tener bon, e continuar de la parlar e de l’escriure. D’où la question qui se pose d’emblée : pourquoi ce petit manifeste n’est-il pas aussi écrit en occitan ou au moins entremesclat d’occitan ? Pourquoi la présence de l’occitan est-elle d’ailleurs tellement seconde, secondaire – una lenga de pelha pourrait dire décorative – dans La Linha ?
J’y reviendrai, mais il y a des questions qui me paraissent plus urgentes encore, autour des notions centrales dans le texte de « projet », « d’idée », de « jeu » occitaniste et de « civilité » occitane.
Le « projet occitaniste » est « le jeu qu’il a à mener pour la reproduction élargie de l’identité occitane » (III). Mais qu’est-ce que ce jeu ? La thèse XI le définit comme une « activité supérieure de l’humanité », comme « jeu de l’histoire défini comme le plus humain des jeux ». Ce jeu de l’histoire est décrit plus loin, comme une « grande aventure » qui s’offre à l’occitanisme, une aventure de civilité, qui « doit prendre en compte tous les aspects de l’humanité pour la rendre encore plus humaine » (XIV). L’humanité qui devient encore plus humaine, dans l’activité supérieure du jeu de l’occitanisme, porteur des « valeurs les plus hautes de l’humanité » ? Je le dis tout net, pour moi, c’est là du verbiage humaniste ronflant, qui ne nous dit rien de ce qui pourrait, devrait faire la spécificité – l’identité – du projet occitaniste et de la civilité occitane.
Ce projet est cependant qualifié « d’esthétique » et de « politique ». Voyons l’un et l’autre. Cette dimension « esthétique », jugée essentielle pour le projet occitaniste en tant que fondé sur l’absence de « fatalité » (pas de fatalité à être occitan, çò ditz, e i tornarai), est bien problématique, du fait même qu’il est donné comme un libre jeu. On en retire en effet une idée de gratuité bien peu satisfaisante. Si en effet l’ « esthétisme » est la caractéristique d’une recherche culturelle, littéraire, musicale, etc., envisagée comme libre jeu de l’occitanisme, n’ayant d’autre fin que l’affirmation d’elle-même (de son identité), l’ensemble du projet me paraît en effet voué à la gratuité sinon à la vacuité.
C’est tout le problème de ce que j’appellerai le volontarisme de la position de Sicre : « être occitan, c’est vouloir être occitan » (IX). De sorte que, si je comprends bien, on est libre de l’être ou de ne l’être pas. Or cela me paraît tout à fait insuffisant. Il y a du donné, que l'on ne choisit pas : être né là plutôt qu’ailleurs, avoir eu des parents parlant la langue, venir d’ailleurs mais s’être installé dans une zone où l’occitan est encore parlé, tomber sur des œuvres occitanes dans ses études et se prendre d’amour pour la langue, etc. Dans le fait de devenir occitaniste, il entre une part de hasard, ou de nécessité, mais cela revient au même, car une rencontre casuelle dans la vie devient fatale, pourvu que l’on y investisse désir et volonté. Sans cette fatalité, qui nous attache à des origines géographiques ou familiales, ou à des rencontres décisives, la décision de supporter le projet occitaniste n'aurait aucun sens. Dans la « thèse » XXVIII, « l’identité occitane » est présentée comme fruit d’une volonté pure, et comme l’invention une nouvelle « civilité » qui n’aurait rien à voir avec un donné, avec « une quelconque sociabilité, un biais de viure, une langue, une culture, un territoire, une économie, ni rien de ce genre… » Mais une identité ainsi pensée n’est rien, rien du tout, qu’une idée fumeuse ! Le mot d’ordre du « retour » est certes à rejeter ; d’ailleurs tout projet en arrière est contradictoire et voué à l’échec, e nos volèm pas contentar de repapiar ! Mais la seule « soif de l’aventure » (XII), l’aller simple, le droit devant sans regarder derrière est tout aussi déficient : l’occitanisme est nourri en effet de ce qui reste (la langue, etc.) et de ce qui revient (la mémoire). Si l’on jette cela, il ne reste plus rien : le projet est vide de toute substance, il devient proprement impensable. C’est aussi pourquoi, même s’il faut déterritorialiser l’occitanisme, même si l’on ne veut pas se laisser épingler par l’étiquette « médionaux » (XXX), il faut conserver l’idée d’un « espace occitan ». Certes, l’occitanie est partout où on la fait, et l’occitan partout où on le parle… Mais le lien historique, culturel, social avec un (des) territoire(s) est tellement évident que l’on ne peut pas écarter, comme ça, d’un revers de main, la notion d’ « espace occitan » (et la conserver n’implique nullement le régionalisme, ni le nationalisme).
C’est aussi pourquoi je ne suis pas d’accord avec la thèse selon laquelle « l’histoire de l’identité occitane n’est rien d’autre que l’histoire du projet occitaniste » (XXIV). Les éléments qui constituent cette identité débordent de tous les côtés la seule histoire du projet occitaniste, qui n’en saisit d’ailleurs qu’une partie : par exemple tout ce que nous apporte le collectage, tout ce que nous offre la littérature occitane (par exemple ce que Max Rouquette ou Manciet nous disent respectivement), ne peut évidemment pas être simplement ramené au projet occitaniste ; c’est pourquoi ces ressources sont si précieuses et nous permettent d’inventer du neuf, là où l’(les)idéologie(s) occitaniste(s) patine(nt).
Aussi, pour toutes ces raisons, n’est-ce pas un hasard si la notion de « patrimoine », au sujet de la langue, finit par échapper dans le texte (XX) : certes pour dire que l’occitan « n’est pas un patrimoine à sauver, mais à civiliser ». Formule équivoque (ce patrimoine ne l’est-il pas déjà, civilisé ?), mais qui consiste bien à reconnaître qu’on ne peut inventer quoi que ce soit d’occitan sans partir de la langue comme patrimoine, ou plutôt, je préfère, comme héritage. Contrairement à ce qu’affirme Mistral (Qui ten la lenga, ten la clau), pour Sicre : « La clé n’est pas dans la langue, mais dans le rapport langue-civilité ». Bon, soit (mais au fond, Mistral disait-il autre chose ?). Il n’en demeure pas moins que la langue est la priorité des priorités et que le combat politique et culturel doit être mené d’abord et avant tout à ce niveau : salvar la lenga es evidentament la condicion de tot çò que se pòt far amb la lenga ; de civilitat, de literatura, de cançon, ect. Que la langue ne soit pas une fin en soi, et qu’il faille la cultiver en l’émancipant du modèle de civilité dominante (que caldriá tanben un pauc definir), certes… Mais un blessé grave a d’abord besoin des premiers secours.
Cette intervention d’urgence requiert une politique culturelle et une politique de la langue. Si l’occitanisme n’est pas politique, il ne peut être rien d’autre que le constat de l’écrasement définitif des langues et cultures minoritaires par le centralisme. Certes, dans le projet occitaniste, « esthétique » est, pour Sicre, associé à « politique », et cette politique a un « adversaire » qui est le « centralisme ». Mais la manière de penser celui-ci n’est guère satisfaisante. Je cite : « qu’est-ce qui fonde le centralisme ? c’est l’anti-centralisme. Qu’est-ce qui fonde l’anti-centralisme ? c’est le concept d’Occitanie. Qu’est-ce qui fonde le concept d’occitanie ? ce sont les concepts de centralisme et d’anti-centralisme » (VI) Tout viendrait donc ensemble, dans une relation de fondation réciproque. Qu’aquò es polit ! Mais d’un point de vue historique, il est clair que des politiques centralistes ont existé bien avant que n’existe l’Occitanie (selon la définition donnée). En outre, la contestation du centralisme politique et culturel n’est bien sûr pas seulement l’affaire des occitans, mais aussi des bretons, des basques, des ròms, e de totis aquels que son contra lo centralisme, pertot ont se podon trapar, e mai al centre !
Au nom de cette même belle logique, il n’y aurait pas d’autres occitans que les occitanistes. On ne peut donc être occitan sans le savoir (XXX). Pour un occitaniste, il est pourtant clair que l’immense majorité des locuteurs sont dans ce cas, convaincus de parler un patois, un pauvre idiome sans grammaire ni littérature[1] et qui, spontanément, confrontés à ce qui se présente comme occitan, disent : « L’occitan existissis benlèu, mas nos autres paures bogres parlam solament lo patoès ». Il ne s’agit pas de dévoiler une occitanité, mais de donner (et non pas effectivement de « rendre ») aux « patois » une dignité de langue à part entière, et pour cela on a besoin du concept fédérateur, linguistiquement justifié, d’occitan. Il est évident que la minoration extrême de la langue d’òc, telle qu’elle est intériorisée par les locuteurs qui ont choisi (se podèm parlar atal, e ne soi pas brica segur) de ne pas transmettre la langue pour éviter à leurs enfants la marque d’infamie sociale qu'il représente, relève de ce que l’on peut appeler une forme d’aliénation (de négation et de haine de soi). Mais voyons les choses en face : ces générations (celles de mes grands parents et parents) disparaissent peu à peu et effectivement, on peut toujours attendre, le combat est perdu de ce côté-là. Le seul espoir de sauver la langue réside donc dans l’occitanisme militant, qui doit montrer par les actes que la langue vaut la peine d’être parlée, écrite, etc. et qu’elle est susceptible de servir de lien, de liant et de médium à une société dans laquelle on ait envie de vivre.
Certes, il est dit, sur un ton prophétique (o trufarel ?) que la civilité nouvelle naîtra du verbe occitan (XVIII). Compreni, ièu, que la lenga occitana, parlada, escrita, cantada, es çò que balha sens al projècte occitaniste. Mais la suite me devient alors incompréhensible : « ce pouvoir de la langue n’était concevable qu’en français »… L’occitan, la langue occitane n’aurait donc ce pouvoir de forger une « civilité »… qu’en français ? Certes, l’occitan, aujourd’hui ne peut se penser sans ses relations, ô combien difficiles, avec le français : des relations déguelasses, il faut quand même le dire, où le plus fort s’est donné le pouvoir et le droit d’éliminer le plus faible, où le plus faible lutte pour sa survie, et c’est d’abord pour ça que l’on est occitaniste, évidemment, de quelque obédience que l’on soit, du moins il me semble. Mais pourquoi dire que la langue d’oc, avec l’occitanisme, tire son pouvoir du passage par le français, elle qui a existé tout de même avant le français et sans le français ? La langue préexiste au projet occitaniste, et elle a été associée, dans l’un de ses usages, à une forme de civilité, majeure pour l’histoire de la culture, la civilité courtoise, et à d’autres formes bien sûr, moins reconnues, mais tout aussi dignes.
Cette belle architecture conceptuelle de fondation réciproque me paraît en fait pécher par abstraction et verser dans l’idéalisme (au sens philosophique), d’ailleurs d’emblée impliqué par la référence à Platon. Un texte parle aussi par ses absences : l’insistance sur l’ « esthétisme » associé au politique (une politique érigée en « esthétique » ?), s’accompagne de l’absence de toute évocation des réalités sociales occitanes et de l’occitanisme (paysannerie, élites urbaines, etc.). La chose sociale est-elle une obscénité sur laquelle le vocable d’esthétisme permet de jeter un voile pudique ? Pour moi, il est clair qu’un projet occitaniste qui n’est pas en mesure d’intégrer les données sociales ne saurait avoir aucun intérêt, ni aucun avenir… C’est pourquoi le sarcasme contre ceux qui auraient « glané quelques miettes de pouvoir lorsque l’Occitanie était minablement à la mode » (XXVI) me paraît bien mal venu. S’agit-il des années 70 ? C’est-à-dire lorsque l’occitanisme était inséparable des revendications sociales de la paysannerie ? Cet occitanisme engagé, celui du Larzac dans les années 70 par exemple, ne se réduit évidemment pas à un phénomène de mode. Et il est idéologiquement mesquin et historiquement faux d’opposer les bons occitanistes d’aujourd’hui (ceux, j’imagine, qui n’étaient pas sur le Larzac en 2003) aux mauvais occitanistes qui, hier, étaient à la mode. D’ailleurs la situation ne nous permet absolument pas de faire ce type de partage. Nous n’avons pas le choix, il nous faut serrer les rangs car nous sommes trop peu. Enfin, il y a cette attaque grossière contre le souci de prendre en compte les « raisons économiques », qui ne sauraient être ce qui pousse les « gens intelligents » à lire Nelli, les Troubadours, etc. (XXIX) Mais quel marxiste a-t-il jamais été à ce point caricatural pour soutenir de telles fadaises ? En tout cas pas Bourdieu, si c’est lui qui est ici la cible. Et les raisons sociales (qui ont bien à voir, certes, avec l’économie) sont ici évidentes, et pour ne pas avoir à produire un pensum sur la question, il suffit de raisonner de manière négative : si l’on ne m’avait pas appris à lire, si j’avais vécu dans un monde social sans livres, évidemment je n’aurais jamais lu Nelli, ni Castan, ni Sicre. Et l’analyse sociologique, en ce domaine, me paraît infiniment plus acceptable, même si elle est réductrice et insuffisante, que l’affirmation selon laquelle il y a d’un côté les gens intelligents qui lisent Nelli, etc. et de l’autre les imbéciles (qui font quoi au fait ? Le public des Fabulous lit-il Nelli et Castan ?).
Pour conclure je renverserai une boutade, où je crois retrouver, dans les métaphores et l’ironie, ce même déni du social, de l’économique, du matériel, de la bosa cauda, de la fanga pegosa e de la miseria dels jorns : « Le projet occitaniste est le négatif de la bassesse, de la laideur, du snobisme et de la pauvreté » (XLI). Je mets de côté le snobisme qui ne me paraît pas de saison (des occitanistes snobs, il en existe peut-être mais je n’en connais pas, et s’il y en avait ce serait un bon signe, un très bon signe pour le statut de la langue et de la culture occitanes). Mais sans nul doute, au projet idéaliste qui vise « l’érection (bigre !) des valeurs les plus hautes de l’humanité », je préfère ceux qui sont plutôt modestes, pas forcément très beaux et pas riches du tout… Mais qui ont le mérite d’exister, de s’obstiner, et de s’inscrire vaille que vaille dans le paysage culturel et politique. Coma aquel de la Linha Imaginòt per exemple !
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Voir encore, récemment, Hélène Carrère d’Encausse, « Au secours du français », séance publique de l’Académie Française, le jeudi 5 décembre 2002