Claude Sicre : Identité et civilité. 42 thèses sur le jeu de l’Occitanie
J’ai le plaisir de republier, avec la permission de l’auteur, Identité et civilité (1983), texte de Claude Sicre que j’avais discuté en d’autres temps (2004 ! voir ici même), discussion à laquelle – mieux vaut tard que jamais – Claude vient de répondre (voir le post précédent).
JP C
CLAUDE SICRE
Identité et civilité
42 thèses sur le jeu de l’Occitanie
I
L’histoire de l’Occitanie n’est rien d’autre que l’histoire de l’identité occitane, et l’histoire de l’identité occitane n’est rien d’autre que l’histoire du projet occitaniste.
II
L’Occitanie n’a commencé à être que lorsque le projet occitaniste a formulé le concept d’Occitanie, lorsque l’Occitanie est devenue une idée.
III
L’essence de l’Occitanie est toute entière dans le projet de l’occitanisme, et le seul projet de l’occitanisme, le seul qui soit inscrit dans les faits, c’est-à-dire dans les idées, c’est le jeu qu’il a à mener pour la reproduction élargie de l’identité occitane.
IV
L’identité occitane n’existe nulle part en dehors de ce jeu, qui est le seul lieu où elle puisse s’affirmer, c’est-à-dire devenir ce qu’elle est déjà essentiellement.
V
L’Occitanie n’a pas et n’a jamais eu d’ennemis s’appelant jacobinisme, colonialisme, impérialisme, ethnocentrisme, grand-francisme ou centralisme. Mais lorsque naquit le projet occitaniste, il eut immédiatement affaire avec son adversaire, le centralisme.
VI
Qu’est-ce qui fonde le concept de centralisme ? C’est l’anti-centralisme. Qu’est-ce qui fonde l’anti-centralisme ? C’est le concept d’Occitanie. Qu’est-ce qui fonde le concept d’Occitanie ? Ce sont les concepts de centralisme et d’anti-centralisme. C’est donc bien Félix Castan qui permet au concept d’Occitanie de se forger, en forgeant le concept de centralisme et d’anti-centralisme ; c’est donc bien Antonin Perbosc et René Nelli qui permettent aux concepts de centralisme et d’anti-centralisme de se forger, en forgeant le concept d’Occitanie.
VII
Armé des concepts de centralisme, d’anti-centralisme et d’Occitanie, on ne peut pas réécrire l’histoire de lOccitanie en affirmant qu’elle est l’histoire de sa négation par le centralisme. Armé de ces concepts, on ne peut qu’écrire l’histoire de l’Occitanie comme histoire du projet occitaniste.
VIII
Le projet occitaniste réussit ce tour de force d’être en même temps le contraire d’un projet nationaliste et le contraire d’un projet régionaliste.
IX
Qu’est-ce qu’être occitan ? Être occitan, c’est vouloir être occitan, c’est savoir que l’on est occitan parce qu’on le veut, c’est être occitaniste. Il n’y a pas d’autres occitans que les occitanistes ou alors les vaches, les cailloux du chemin et les paniers de Maître Ambroise sont aussi occitans. Et qu’est-ce qu’un panier occitan contient de plus ou de meilleur qu’un autre panier ?
X
Il n’y a pas de fatalité à être occitan. Il n’y en a jamais eu. L’être occitan est le résultat d’un procès de liberté. Le procès de civilité de l’identité, c’est le procès de liberté. Le projet occitaniste est un projet de jeu, et dont l’enjeu est une civilité.
XI
Cette absence de fatalité est justement un des caractères essentiels de l’identité occitane. C’est elle qui donne au projet occitaniste tout son sel et toute sa grandeur. C’est elle qui fonde le jeu comme tel et qui fonde donc l’occitanisme comme esthétisme. Jeu défini comme activité supérieure de l’humanité, jeu de l’histoire défini comme le plus humain des jeux, le projet occitaniste est à la fois esthétique et politique.
XII
Qu’est-ce qui est à l’œuvre derrière ce projet de civilité ? Le retour du refoulé, disent les autres qui, justement parce qu’ils se sentent être les autres, voudraient bien redevenir les uns qu’ils croient avoir été. Derrière le projet de civilité, il n’y a pas de retour, mais un aller simple, celui que dirige la soif d’aventure.
XIII
Qu’est-ce que l’aventure ? L’aventure, c’est le contraire d’aller à l’aventure, c’est réduire les aventures enfin saisies comme autant de mésaventures.
XIV
De quel genre d’aventure les occitanistes ont-ils soif ? De la plus belle des aventures, d’une aventure de civilité, qui doit prendre en compte tous les aspects de l’humanité pour la rendre encore plus humaine.
XV
Se situant dans cette ambition, les occitanistes cessent sur-le-champ d’être des roquets pour devenir d’intrépides aventuriers du monde moderne.
XVI
Il n’est pas fatal que le projet occitaniste réussisse. C’est seulement possible s’il se trouve des hommes capables de le penser et de le porter, s’il se trouve justement ces fameux aventuriers aussi à l’aise dans la jungle de la vie que dans le maquis des mots, et décidés à vouloir ajouter quelques petites pages au grand livre du Monde, comme certains de leurs aînés l’ont fait.
XVII
Mais nos héros seront-ils assez vaillants, assez savants, assez généreux, assez nobles, assez modestes et pourtant assez ambitieux ? Nous l’apprendrons bientôt.
XVIII
C’est du verbe que naîtra la nouvelle civilité. D’un verbe conçu pour la concevoir. C’est la langue d’òc, et elle seule, qui peut ordonner le chaos des identités partielles et informes en un monde reconnaissable. Elle surgira soudain comme baguette magique pour métamorphoser en évidence le long et obscur travail de tous les forgerons des paroles et des écrits. Et ce pouvoir de la langue d’òc n’était concevable qu’en français.
XIX
Une fois conçue l’irréductibilité de la langue de civilisation, il n’est plus besoin de rechercher aucune spécificité dans ce domaine. Mais les fontaniens, et d’autres, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils veulent être encore plus irréductibles, comme si c’était une question de quantité : « Poussé par la persécution de l’ethnie française, le besoin d’occitanité privilégie l’emploi des formes conservées dans le dialecte central qu’ils jugent le moins contaminé ». Ils oublient tout simplement l’essentiel, qui est que l’irréductibilité une fois posée, c’est le projet de civilité, et lui seul, qui est à l’œuvre dans le travail de la langue, projet de civilité dont la teneur est esthétique et politique à savoir la recherche d’un modèle d’humanité. C’est lui qui peut seul penser la spécificité, et il en use comme bon lui semble, selon sa loi propre.
XX
La langue occitane ne peut pas être un justaucorps à enfiler. La langue, c’est tout au contraire, pour l’Occitanie, l’espace primordial de liberté, le vecteur privilégié d’expression et de fondation d’une nouvelle civilité. Ce n’est pas un patrimoine à sauver, mais à civiliser.
XXI
La langue d’oc n’existe donc plus que dans cette promesse où elle devient matériau pour de modernes démiurges. Car par le verbe, et par les arts qui se raccrochent aux catégories qu’il construira, ceux-ci ont la liberté d’inventer un univers qui prendra réellement corps par-delà leurs œuvres. Y a-t-il une plus grande aventure pour des artistes ? Y a-t-il un plus grand art pour des pionniers ?
XXII
Les seuls occitans colonisés ou aliénés, et qui portent jusque sur leurs visages les stigmates de leur aliénation, sont les occitanistes qui croient que l’Occitanie est une nation colonisée et les occitans une ethnie aliénée. Toute leur aliénation se résume à cette seule croyance.
XXIII
Le projet occitaniste ne peut réussir qu’en mettant les rieurs et les inventeurs de son côté. Et c’est seulement de l’imagination souriante d’une nouvelle civilité que surgira un nouvel élan de la langue. Il ne sert à rien d’essayer de moderniser l’occitan en l’adaptant à la civilité dominante qui justement le nie. Et il est donc bien clair, pour tous ceux qui nous ont suivis, que la clé n’est pas dans la langue, mais dans le rapport langue-civilité et dans le jeu qui met ce rapport à l’œuvre.
XXIV
Que nous dirait Socrate s’il était occitaniste ? Allons le voir, asseyons-nous sur une pierre à côté de lui, dans le terrain vague où il philosophe d’ordinaire, allumons nos cigarettes et allons-y de notre maïeutique : « Peux-tu nous dire, Socrate, ce qu’est pour toi l’Occitanie ? ». Et Socrate : « L’Occitanie n’a commencé à être que lorsque le projet occitaniste a formulé le concept d’Occitanie, lorsque l’Occitanie est devenue une idée ». Et nous : « Oui, très bien, mais encore, dis-nous, qu’est ce que l’histoire de l’Occitanie ? ». Et Socrate : « L’histoire de l’Occitanie n’est rien d’autre que l’histoire de l’identité occitane, et l’histoire de l’identité occitane n’est rien d’autre que l’histoire du projet occitaniste ». Voilà ce que nous dirait Socrate. Et il est remarquable que ce soit très exactement ce que nous disons nous-mêmes, au grand dam des Gorgias et des Calliclès méridionaux qui ne s’asseyent jamais sur les pierres d’un terrain vague pour philosopher.
XXV
Socrate ne nous aurait jamais dit « l’Occitanie est un espace, une nation ethnique, une nation en marche, etc. ». Parce que Socrate s’intéresse à l’essence, aux idées. Et qu’est-ce que l’Occitanie sinon une idée ? Et comment s’intéresser aux idées si l’on ne s’assied pas tranquillement sur une pierre d’un terrain vague ? Certains croient qu’il faut courir de tous côtés, élaborer du gestionnisme ou de l’autogestionnisme, alors qu’il suffit de fumer nonchalamment à l’ombre, tel Tityre, et de saisir les idées qui sont là, à portée.
XXVI
Certains, qui ont glané quelques miettes de pouvoir lorsque l’Occitanie était minablement à la mode, se désolent aujourd’hui d’avoir tout perdu. Pourtant, lorsque l’on joue le jeu de la mode, il faut accepter de se retrouver un jour ou l’autre démodé. Mais eux ne voient pas le problème sous cet angle : ils se désespèrent et croient l’Occitanie perdue, alors qu’il ne s’agit que de leurs illusions. Ceux qui ont encore du ressort nous rejoindront bientôt et mettront tous leurs talents au service de leur propre réussite, qui ne peut être que confondue avec celle du projet occitaniste. Les autres sombreront immanquablement dans de ténébreuses idéologies.
XXVII
Il convient donc de tout mettre en œuvre pour que jamais l’Occitanie ne soit à la mode, en reculant, à chaque avancée, les frontières de la civilité.
XXVIII
L’identité occitane n’est pas à chercher dans une quelconque sociabilité, un biais de viure, une langue, une culture, une civilisation, un territoire, une économie, ni rien de ce genre. Il n’y a pas d’occitanité. L’identité occitane est seulement une volonté, celle d’une nouvelle civilité.
XXIX
Quelles sont les raisons économiques qui poussent les gens intelligents à lire Nelli, les Troubadours, Antonin Perbosc, Félix Castan, Marc Aurèle, Auguste Comte, Platon ou Mistral ? Montrez-moi ces raisons économiques ! Posez ces raisons économiques sur la table et examinons-les ! Et mettez-y les raisons ethniques, tant que vous y êtes !
XXX
L’identité occitane n’est pas la méridionalité. L’identité occitane, identité sujet et identité de civilité, s’oppose directement à l’identité méridionale, identité issue du centre, identité objet et identité polyethnique. C’est cette confusion entre identité occitane et méridionalité qui est à la source des idéologies de la nation occitane et de l’espace occitan. Lorsque l’idéologue sent bien qu’il y a là deux choses à distinguer, sans savoir comment le faire raisonnablement, il lui arrive de poser la méridionalité comme substrat de l’identité occitane et comme marche possible vers elle. Cette marche-là, avec toutes les autres que fabrique la même idéologie, ne construit jamais qu’un escalier de sable.
XXXI
Mais tandis qu’au grand jour s’estompent peu à peu les couleurs locales de la méridionalité, les couleurs de la civilité occitane se préparent dans d’obscurs ateliers.
XXXII
Le jeu de l’Occitanie est donc avant tout un jeu de coloriage.
XXXIII
Lorsque l’on croit qu’il y a des occitans sans le savoir, que les occitans sont autres que les occitanistes, que la méridionalité est une occitanité masquée, aliénée, alors on fonde une vaine stratégie du dévoilement de l’occitanité que serait la méridionalité derrière les apparences, et on attend le surgissement naturel de cette occitanité si longtemps contenue. On attend toujours.
XXXIV
La juste stratégie c’est tout au contraire la décision ex-nihilo du coloriage pan-occitan, accompagnée de la science de l’histoire de l’identité occitane comme histoire de sa remarquable absence — et non pas de sa non-existence — et histoire d’un possible enfin conçu comme tel.
XXXV
L’idée que l’infortune de l’Occitanie viendrait de l’autre, serait de la faute des autres — centralisme, colonialisme, capitalisme, impérialisme, jacobinisme, ethnocentrisme francien, chauvinisme parisien, grand-francisme — est une idée particulièrement insupportable. Que d’honneur elle accorde à des choses et à des gens qui jamais ne nous ont dit en face : « Ah, vous jouez le jeu de l’Occitanie, et bien nous jouons contre vous, nous jouons contre l’Occitanie ! ». Pourquoi postuler qu’il y a des gens assez intelligents pour faire l’infortune de l’Occitanie ? Cette idée est démobilisatrice. Qui croit que son infortune vient de l’autre, attend de l’autre sa fortune. Et c’est là tout le sens de l’idée de « réparation historique ». À quoi peuvent bien servir des droits octroyés et non gagnés de haute lutte ? À quoi pourraient bien servir les miettes abandonnées aux martyrs et aux martyrologes occitans, qui savent si bien pleurnicher et même pas conquérir des fragments de miette ? Mais l’important n’est pas là. L’important est que nulle part il n’y a trace de l’infortune de l’Occitanie, puisque l’Occitanie est tout juste en train de naître sous nos yeux. La fortune de l’Occitanie viendra des occitanistes, contre les martyrs et martyrologes. Et contre tous les obstacles accumulés. Et plus les obstacles seront grands et nombreux, plus le parcours sera semé d’embûches et de guets-apens, plus intelligents et rusés seront nos adversaires et plus l’Occitanie triomphante sera grande, brave et intelligente. D’ailleurs un grand poète a déjà expliqué ça avant nous, et en vers, qui plus est.
XXXVI
Car contrairement à ce que croient les martyrologes occitans, l’occitanisme ne souffre pas d’avoir trop d’adversaires trop puissants, mais bien au contraire de n’en avoir que quelques rares, tous très faibles et peu intelligents.
XXXVII
Il nous appartient donc, comme première tâche, de nous fabriquer des adversaires à notre mesure, à la mesure de nos ambitions. Voilà l’urgence enfin désignée !
XXXVIII
Comme l’a démontré Félix Castan, le génie occitan ne peut aujourd’hui s’exprimer que dans la négation du centralisme. Au-delà, dans le combat des essences, il incarne le Multiple aux prises avec l’Un. La construction de la civilité occitane, suspendue à la transformation de la civilité française, est en même temps la condition essentielle de cette transformation. De négatif des civilités qu’elle était, la civilité française doit devenir le garant exemplaire de la pluricivilité. Et seule la langue d’Oc peut exprimer dans les œuvres cette nécessité.
XXXIX
La plupart des occitanistes passent la moitié de leur temps à gémir pour des malheurs qui ne leur sont jamais arrivés, et l’autre moitié à rêvasser à des bonheurs qui ne leur arriveront jamais. Ils s’imaginent que quelque providence finira bien par prêter l’oreille à leurs lamentations et, par égard à leur si long calvaire, leur octroiera bientôt la félicité de téter ad vitam aeternam les mamelles de la chèvre d’or. Que pense la chèvre de ces songeries ? La chèvre, très exactement, pense :
« Bèèèèèh ! ».
XL
Ces occitanistes-là ne sont pas vraiment des occitanistes. La qualification d’occitaniste doit être réservée à ceux qui sont nos partenaires dans le jeu que nous avons défini, et qui, s’ils n’ont pas le monopole de l’intelligence, ont celui de son emploi occitaniste : ce sont eux seuls qui sont capables, à partir d’une infinité de patois délaissés, de construire une langue, à partir d’une infinité de cloisonnements, de construire une communauté, à partir de cultures abandonnées, de construire un modèle d’humanité.
XLI
Le jeu de l’Occitanie est le jeu d’identité le plus intelligent, le plus beau, le plus enthousiasmant, le plus riche qu’il soit possible de jouer en Occitanie, puisqu’il s’agit d’un jeu de civilité, d’un jeu de proposition et d’érection des valeurs les plus hautes de l’humanité. Tout projet occitaniste bas, laid, snob et pauvre n’est pas un projet occitaniste, et tout projet de ce genre est vain, car il trouvera toujours sur sa route un projet contraire plus bas, plus laid, plus snob et plus pauvre que lui. Le projet occitaniste est le négatif de la bassesse, de la laideur, du snobisme et de la pauvreté.
XLII
Une fois produite, l’idée d’Occitanie devient autonome par rapport aux forces qui l'ont produite, par rapport à ses conditions de production : elle a sa propre logique et son jeu est bien plus ouvert, bien plus large qu’un simple jeu anti-centraliste. C’est là l’idée essentielle, que je gardais donc pour la fin. Une fois produite, l’idée d’Occitanie dit « Orvoir et merci, Monsieur le Centralisme » et tourne le dos. Elle n’en a plus rien à foutre, du centralisme : il peut s’exacerber, se déguiser en décentralisme, en régionalisme, émigrer, vous ne pouvez pas savoir ce qu’elle en a rien à foutre. Le centralisme peut même disparaître totalement, que ça ne change absolument rien pour elle, si les autres conditions de sa production ne changent pas en même temps pour produire une autre idée. Ce qui est intéressé par le centralisme, maintenant, c’est le jeu de l’Occitanie, qui, confronté dans une véritable course avec le jeu décentraliste du centralisme, doit prendre la mesure de son adversaire et de toutes les règles du jeu.
Qui comprend ça, comprend tout !
Toulouse, septembre 1979, septembre 1983