Paris/France, romance, sextrémisme et chauvinisme
Les amours difficiles d’Inna et Caroline
Je viens de lire un bouquin n’ayant a priori rien à voir avec le sujet de ce blog. Il est de Caroline Fourest et s’intitule Inna. Les paradoxes d’une Femen (paru en 2014 et déjà en poche !). Il est consacré à Inna Shevchenko, l’une des figures majeures du mouvement Femen. Inna s’est réfugiée en France après avoir tronçonné en 2012 une croix géante à Kiev, échappant de justesse à la police et elle y dirige la branche française des Femen. Il me faut dire que je travaille en ce moment sur la nudité protestataire (en partant de loin, c’est-à-dire des Quakers britanniques et américains qui, au XVIIe siècle, allaient par les rues et dans les lieux de culte « naked as a sign ») et, élève sérieux, je lis tout ce que je peux sur la question. Ce livre contient sur le sujet, évidemment, des choses intéressantes, même s’il présente toutes les faiblesses de la narration journalistique, enjolivée, qui plus est, de la romance de son auteure éprise de la belle, mais sauvage et rétive Inna, vouée corps et âme à sa cause féministe.
Un ingrédient du livre, apparemment tout à fait secondaire et sans aucune originalité, m’a arrêté par sa banalité, son évidence même. Il s’agit de la représentation du décor, l’évocation du lieu de cette idylle militante : la ville de Paris et la France dont Paris (intra muros) est présenté à la fois comme la quintessence et le résumé, à tel point qu’il ne semble presque rien exister de notable pour Fourest en ce pays hors de la capitale. C’est à peine si elle fait une référence fugace, lors d’un passage à Marseille, à son enfance aixoise. Paris est la France et la France Paris, une unité mystique qui se suffit à elle-même.
Ce décor, réduit à quelques clichés, est une carte postale pour touristes pressés, ceux qui diront connaître la France parce qu’ils ont vu Paris. D’ailleurs les Femen ukrainiennes réfugiées dans la capitale, entourées de journalistes et de militantes qui les ont rejointes ou les soutiennent (comme Fourest, même si elle n’est pas toujours d’accord – loin s’en faut – avec leurs choix tactiques) semblent être dans ce cas peu curieuses de sortir de la capitale et même, au moins pour ce qui est d’Inna, d’apprendre le français (elles sont des militantes globales, qui privilégient dans toutes leurs actions l’usage de l’anglais : « Fuck Church », « Muslim Women Let’s Get Naked », etc.), au grand dam de Caroline, si naïvement convaincue de l’universelle supériorité de la culture littéraire et politique française, que nous en sommes gênés pour elle.
Dès l’arrivée des Ukrainiennes, Caroline leur dit avec fierté : « Vous verrez, Paris, c’est la plus belle ville au monde pour se battre » (p. 32). Quelques mois plus tard, s’adressant à Inna : « Il est plus que temps que je te montre Paris. Le vrai Paris, celui où l’on refait le monde autour d’un vrai dîner » (p. 98). Ah ! Paris, l’art de la conversation, de la commensalité et des idées ! Trois clichés en un… Mais, « où emmener dîner une révolutionnaire à qui l’on veut montrer Paris, son nouveau refuge, si ce n’est au Procope ? […]. Voltaire et Rousseau y avaient leurs ronds de serviette » (p. 100.). Voilà pour les références culturelle, dont Caroline ne cesse de s’étonner que ces sauvageonnes de l’Est les connaissent déjà pour la plupart (mais oui, extraordinaire : elles connaissent Voltaire et la Commune !). Pour le décor urbain, même pacotille : « Le premier matin, Inna et Oksana ouvrent leur fenêtre sur des gens roulant à vélo le long du canal. – ça c’est Paris ! ». Mais Paris n’est pas que la ville du vélib’, « Paris, c’est aussi la capitale de l’amour. […] Un soir après dîner, nous marchons le long du canal, dans ce décor de film immortalisé par Arletti. Sur le pont, elle [Inna] regarde l’eau se refléter ses pensées, et moi l’eau refléter sa beauté. Elle va flancher, s’approche, puis se cabre comme un enfant effrayé. – C’est une catastrophe, ton pays. On va toutes finir par abandonner la lutte à cause de ce romantisme, ce n’est pas possible ! » (p. 191). Paris, bien sûr, capitale romantique, et la France aussi, par divine identité métonymique.
Inna, sensée prononcer ces mots (mais attention c’est Caroline qui écrit !) exploitera d’ailleurs le topos pour le bousculer violemment, comme elle en a l’habitude, déclarant à la presse, lors d’une action contre l’impunité des violeurs : « La France capitale du romantisme, est devenue la capitale du viol » (p. 108). Du reste, quand on lui demande si elle « aime vivre à Paris », étant entendu, comme une chose évidemment allant de soi, que l’on ne peut qu’aimer Paris et a fortiori lorsque l’on vient de ces pays du grand Est sauvage, Inna répond, là aussi, en décevant terriblement Caroline : « je ne sais pas. Je ne vis pas vraiment ici. Je vis dans mon combat » (p. 109).
Pourtant Caroline ne ménage pas sa peine, mais Inna décidément est ingrate et cynique. Caroline l’accompagne à la préfecture, pour sa carte de séjour et nous rapporte une historiette parfaitement édifiante, ne fussent les sarcasmes d’Inna : une femme qui a dû fuir un pays africain lui donne cinq euros pour ses photos et lui dit : « Tenez, gardez l’argent, ce pays m’a tant donné… ». Je cite encore : « Les larmes me montent aux yeux. Inna comprend que c’est à cause de la façon dont elle a parlé de la France et se moque. – Stupide nationaliste ! – Quoi ! J’adore quand mon pays sait se faire aimer. » (p. 366). Il est certain en effet, que la générosité de la France en matière de droit d’asile et d’accueil des réfugiés est sans égale, nous en convenons tous !
Caroline, malgré tout, ne baisse pas la garde et se donne beaucoup de mal pour faire aimer à ses protégées ukrainiennes le modèle français républicain et laïque et surtout pour leur montrer combien ses élites sont étincelantes, non par leurs actions certes, mais au moins par leurs discours flamboyants, des discours efficaces, capables d’infléchir les lignes politiques (Caroline, c’est sûr, elle qui est toujours fière de nous montrer qu’elle a des contacts dans les ministères, que la police en haut-lieu la respecte, se rêve en conseillère du prince). Elle l’explique à Inna, bonne fille : « … ces batailles parisiennes, c’est si ennuyeux que ça ? D’accord, ce n’est pas de la bagarre de rue, mais c’est amusant quand même, non ? » et Inna de répondre (selon évidemment ce qu’en rapporte Caroline car nous n’étions pas là !) : « Intéressant. Je crois que je commence à comprendre comment ça marche ; il suffit qu’une ou deux intellos respectées [sic !] donnent le ton et tout le monde se met en mouvement. » (p. 239). Enfin, Inna semble vouloir comprendre, même si elle ne cesse de se plaindre de l’intarissable bavardage des intellos parisiennes (ou françaises, puisque c’est la même chose) et de se méfier comme de la peste de cette amie certes si utile, mais visiblement quelque peu intrusive.
La France (Paris), pour Caroline, c’est quand même mieux que partout ailleurs, même pour les femmes ! « Ici, les femmes ont une vie, un avenir, un avis… », fait-elle dire (en son for intérieur !) à son héroïne (p. 158), qui pourtant semble en réalité beaucoup plus critique ! La France, renchérit Caroline, est « un morceau de terre où les femmes peuvent continuer à avoir des convictions même si elles sont mariées, et où leur mari peut garder les enfants. Si exotique vu d’Ukraine » (p. 106). Je ne connais pas l’Ukraine, mais j’ai bien de mal à penser que la société y soit aussi résolument et absolument machiste. Passons. En tout cas, les femmes en France (id est Paris), pour Caroline, sont tellement mieux qu’ailleurs, qu’il leur est presque impossible de lutter avec la détermination et la vigueur des Femen : « Le contraste entre les Ukrainiennes et les Françaises est trop flagrant. La démocratie attendrit les corps et l’esprit. Je ne vois pas comment transformer ces gamines pleines d’avenir, venues à Femen pour quelques sensations, en « warriors » dignes du bloc de l’Est » (p. 160).
En fait la question de fond, dans le système idyllique français est celui de la pertinence et de la légitimité du combat Femen dans ce merveilleux pays et (c’est pareil) cette merveilleuse ville ; même si Caroline ne le remet pas en cause quant au fond. Mais c’est bien ce que l’on comprend : pour elle, les bons combats sont d’abord ceux à destination des autres femmes du monde, et en particulier des femmes des pays d’islam, et en France ceux menés pour les femmes originaires de ces pays et contre l’extrême-droite. Par contre, elle s’agace très fort de toutes les actions qui seraient justifiées partout ailleurs mais qui sont déplacées ici. D’ailleurs, elle a sa théorie : « la vérité, c’est que les journalistes reprennent les actions des Femen lorsqu’elles sont réellement pertinentes » (p. 315). Il est certain en effet qu’une action pertinente est une action reprise pas la presse et qu’une action bien médiatisée est, de ce fait même, pertinente ! CQFD.
Pourtant – allez savoir ? –, la presse reprend des actions des Femen que Caroline ne juge absolument pas pertinentes en France (c’est-à-dire à Paris). Par exemple, l’action à Notre-Dame, le 12 février 2013. Elle avait pourtant avertie Inna : « Je te préviens, ici ce n’est pas comme en Ukraine. Les Églises et l’État sont séparés [question naïve, n’est-ce donc pas le cas en Ukraine, au moins formellement, c’est-à-dire légalement ?]. On a divorcé grâce à la laïcité. Ça veut dire qu’on se fiche la paix, chacun chez soi. » (p. 229). Inna et ses guerrières n’en feront qu’à leur tête, sonnant les cloches à Notre Dame et se faisant rouer de coups par les bedeaux. Caroline ne décolère pas : « Ici, c’est un pays laïque. Ils nous fichent la paix au parlement, on leur fiche la paix dans leurs églises ! ». Notre-Dame : « est un symbole d’ouverture aux touristes, un symbole de Paris. En l’attaquant, tu t’en prends plus aux Parisiens qu’à l’Église ! » (p. 235). Pour cette bouffeuse de curés s’il en fut, Notre-Dame (carte postale quand tu nous tiens !) est un symbole d’ouverture, le monument de tous les Parisiens... Mais elle oublie de souligner un point fondamental, que les Femen ne cessent pourtant de rappeler (voir leur Manifeste, par exemple) : elles ne sont pas laïques ! Pour elles la laïcité n’est qu’hypocrisie, puisqu’elle permet aux religions d’exercer la domination patriarcale sur le corps et l’esprit des femmes. Les Femen – c’est cela le sextrémisme – luttent, entre autres choses, pour la destruction des religions. On peut ne pas être d’accord avec elles sur ce point d’importance (et je ne le suis pas, pour ma part), mais il faut au moins reconnaître leur cohérence.
Autre sacrilège : Caroline l’avait montré à Inna, toute fière : « C’est la mosquée de Paris… Elle a été construite en signe de réconciliation, pour remercier les musulmans qui se sont battus pour la France pendant la Première Guerre mondiale... » (p. 302). C’est-y pas beau ? Le cadeau de la France aux musulmans ! « Une mosquée laïque », symbole de la laïcité et de la générosité de la république ! Hé bien, cela ne manque pas, quelques semaines après, les Femen manifestent pour la libération d’Amina Sboui, enfermée à Tunis, devant la mosquée de Paris, « trahie par sa beauté » toute photogénique, (p. 311).
Cette histoire d’amour, décidément, ne pouvait que tourner mal. Malgré tous les efforts de Caroline pour les initier aux belles choses, aux belles idées, à la belle langue, à la bonne cuisine, aux beaux monuments, Inna et ses amies semblent sourdes et aveugles à la beauté et à l’absolue exception de Paris-la France. Non violentes, elles s’y font pourtant battre peut-être plus que partout ailleurs. Mais – que voulez-vous ? C’est plus fort que tout – Caroline voit sa ville-pays avec les yeux d’un amour éperdu ; ce qui, manifestement, fait plutôt rigoler les amazones ukrainiennes…
Jean-Pierre Cavaillé