Eric Fraj, Réponse à James Costa
J.P. C.
Eric Fraj, Réponse à James Costa
Dans vos réflexions sur mon livre (« Quelques réflexions sociolinguistiques à propos du livre d’Eric Fraj, Quel Occitan pour demain ? »), vous commencez, M. Costa, par annoncer d’où vous parlez. C’est un souci qui vous honore. Mais dès lors, en mettant vos titres (« sociolinguiste », « linguistic anthropologist ») et travaux en avant, c’est toute la science et son autorité que vous semblez faire entrer, enfin, dans le débat : il n’est donc plus temps de parler sans véritablement savoir, sans références de poids (elles abondent sous votre plume), sans méthode. A vous donc le solide, la vérité scientifique, le fond ; à vos éventuels contradicteurs l’obsession formaliste puisque vous supposez dans la foulée qu’écrire en occitan vous aurait exposé à être critiqué sur la forme (« En étant loin de mes dictionnaires habituels, je ne prendrai pas le risque que toute discussion tourne autour de questions de forme »). C’est là reconduire une dichotomie que je croyais à bon droit dépassée (fond vs forme), mais aussi suggérer qu’écrire en occitan reviendrait à vous ériger en paratonnerre imparablement voué aux foudres d’occitanistes formalistes. Écrire en français permettrait ainsi d’aller paisiblement au fond, écrire en occitan – par la faute d’une espèce de réflexe occitaniste pavlovien – ne le permettrait pas. Voilà l’air de rien les dits occitanistes implicitement renvoyés d’abord à un certain amateurisme (ils n’ont ni ne sont la science), puis sans autre forme de procès condamnés à l’enfer du formalisme. Vous vous présentez donc comme celui qui vient énoncer le vrai, et ce à double titre : vous avez la lucidité intellectuelle suffisante pour ce faire ; vous bénéficiez d’une lucidité psychologique vous permettant de vous tenir à l’écart des passions occitanistes. Or, outre le fait que le prestige des titres et l’abondance des références n’assurent pas automatiquement la pertinence d’une pensée, je ne vois pas sur quelles pratiques effectives se fonde une telle prévention envers des occitanistes qui débattent. On est là dans l’ordre du préjugé et du fantasme plus que dans le renvoi à des pratiques largement avérées. Si certains linguistes peuvent tenir ici ou là (revues, livres) la chronique régulière de « l’occitan blos », ces apartés indispensables ne constituent en rien l’essentiel des débats actuels sur la langue, lesquels ne sont justement pas marqués par le formalisme, à commencer par ceux qu’héberge le blog qui nous accueille, « Mescladís e còps de gula », bien au contraire ! Plus que par une obsession formelle, ces débats sont plutôt tout imprégnés de la crainte que la langue ne se meure. Aucune disputatio animant le mouvement occitaniste ne me semble réductible à une monomanie se fixant sur la surface des choses ou l’écume du détail. En méconnaître le caractère essentiel, vital, c’est ne pas prendre la mesure de la situation actuelle et du questionnement qu’elle induit. Et croire que ses acteurs n’attendent qu’un prétexte pour se jeter et se complaire dans un formalisme stérile, c’est les tenir en bien piètre estime…
Mais avançons : soucieux que vous êtes de mettre toute parole en situation, que n’avez-vous pris la peine de contextualiser également la mienne? Ce qui vous aurait permis de comprendre que ce sont des difficultés de terrain, comme l’on dit, qui m’ont poussé – après des années d’observation et de retenue – à tirer l’alarme : quelle langue chanter pour que je puisse également toucher un public non-occitaniste mais habitué à un occitan populaire, quel qu’il soit ? Quelle langue enseigner dans un lycée périurbain où se mêlent citadins n’ayant aucune connaissance de l’occitan et ruraux qui n’y sont pas encore totalement étrangers ? Comment, donc, faire la soudure entre les locuteurs qui sont des héritiers potentiels de la langue et ceux qui en sont des héritiers effectifs (même si l’héritage de ces derniers est souvent maigre) ? Comment pour qu’ils se reconnaissent comme appartenant alors à une même communauté linguistique ? Pour qu’une majorité de la population, et au premier chef les héritiers effectifs, se sente concernée par la revendication culturelle occitaniste au point de s’y impliquer ? Pour cela, comment faire pour résorber l’opposition imaginaire entre patois et occitan, véritable obstacle épistémologique ? Se poser la question de savoir ce qui détermine réellement mon discours – et qui ne cesse de transparaître dans mon texte – vous aurait peut-être évité le contre-sens global sur ce que je dis. Mon propos ne porte pas sur « l’avaliment [la destruction] de la langue », contrairement à ce que vous affirmez trop vite. D’abord parce que je ne crois pas qu’il existe dans la réalité sociale humaine quelque chose comme « la langue », hormis – toujours partiellement et imparfaitement – dans les dictionnaires, les grammaires et les traités de linguistique. Parce qu’il n’y a pas de langue en soi et transcendante (cf., par ex., ces notes de la version française de mon texte : « Ce sont les paroles, les discours qui finissent par faire la langue, pas l’inverse (…) » ; « (…) ce que l’on appelle communément « le sens de la langue » et qui est plus la conscience de la manière dont les discours des uns et des autres sont habituellement tournés qu’autre chose… »). Il n’y a donc fondamentalement que des prises de parole, des discours, du langage – au sens où des énonciations s’inventent continûment. Benveniste le disait déjà : « Rien n’est dans la langue qui n’ait d’abord été dans le discours ». La langue est un produit, c’est le fini – toujours provisoire et partiel – du langage. Le discours est activité et en lui c’est le dialogisme qui est constitutif du langage, même quand il y a monologue. Vous vous trompez donc, et lourdement : je ne suis pas le héraut de la langue, ni son preux chevalier, car je ne crois pas à un corpus linguistique fixe, pur, détaché de tout contexte, doté d’une nature particulière, d’un génie, et qui serait la forme apparente de l’esprit d’un peuple. Exit le culte de la langue. Par là même, exit l’idée qu’il faudrait lutter contre la corruption et/ou la destruction d’une telle entité imaginaire. Idée que, pourtant, au rebours de ce que je soutiens, vous prétendez me faire endosser. Mon combat n’est pas un conservatoire : il ne s’agit nullement de rétablir – contre une norme trop académique, puriste et hypercorrecte, ou contre une novlangue de laboratoire – une langue pure et éternelle, la langue « naturelle » du terroir, des vieux, d’avant, du peuple, que sais-je, celle qui à l’instar de la terre ne mentirait pas, etc. Alors, quoi ? Simplement ceci : réhabiliter, pour se donner la possibilité d’une véritable (re)socialisation, un registre de langue – c’est-à-dire : un certain type de discours – qui, de revendiqué qu’il a pu être dans les années d’après 1968, en est venu à être méprisé, occulté, voire rejeté, par une part importante de l’occitanisme depuis quelques années maintenant. Ce registre de langue – disons : populaire – est tout aussi légitime que le savant, la novlangue ou le standard, peut-être même un peu plus puisqu’il manifeste une norme d’usage héritée et encore majoritaire, encore très partagée, qui a fait et continue à faire ses preuves et qui, comme toute norme d’usage, est toujours en avance sur la norme académique (c’est la raison pour laquelle je signale à mes élèves de philosophie que la norme académique française exige : « après que » + indicatif, mais les laisse continuer à employer la norme d’usage : « après que » + subjonctif, que je pratique aussi, comme quasiment tout le monde)…
Le problème surgit dès lors qu’il y a délégitimation de cette norme d’usage. Or le parler populaire a beaucoup perdu de sa valeur sur le marché linguistique occitaniste : entre autres causes, par l’effet d’idéologie d’un occitanisme passé de la défense de la parole du peuple (les classes populaires formant le gros des troupes de la communauté occitanophone revendiquée comme telle par l’occitanisme) à une vision plus culturaliste (au sens de la culture savante), plus élitiste (au sens où il s’agit désormais de sauver la langue « par le haut »), plus nationaliste (la communauté occitanophone des héritiers effectifs se réduisant de jour en jour, sa revendication par l’occitanisme cède souvent la place – sur le mode imaginaire et compensatoire – à la revendication d’une nation occitane transhistorique et aclassiste). Ce choix élitiste fonctionne comme une tentative désespérée (mais inconsciente d’elle-même) de survie : cernés de toutes parts, ne pouvant sauver la ville et les campagnes qui entourent le château, les derniers fidèles se replient sur le donjon et les appartements du seigneur, d’où ils exfiltreront, le moment venu, le trésor : les manuscrits, les livres, c’est-à-dire la langue considérée comme la plus haute, celle de la littérature et de la science, les joyaux de toute une civilisation. Mais sauver une langue ne se résume pas, ou pas seulement, à sauver des livres, fussent-ils géniaux, ni même à les multiplier à l’infini. J’ai la faiblesse de croire que la noblesse et l’efficacité de l’occitanisme passent impérativement, sous peine de mort, par la (re)socialisation de l’occitan, et celle-ci par la prise en compte – non exclusive – du langage ordinaire, de l’occitan de tous les jours (registre de langue « non soutenu »), bref : par la relégitimation de cet occitan populaire qui, tel le français de Dominici, n’a pas, comme le dit Roland Barthes, « les honneurs, la loi et la force pour soi » (cf. Louis-Jean Calvet, La guerre des langues, p. 86). Attitude éthique et politique, donc, mais aussi volonté de résultats : sauver la langue et la culture occitanes c’est se donner les moyens de sortir de sa tour (tout le contraire de ce que vous m’imputez) et, entre autres choses (car il y aussi par ailleurs la question de tous les héritiers virtuels), renouer avec les milieux populaires qui ont pratiqué et pratiquent encore la langue. Mais pour que ce renouement ait lieu, il faut que toutes celles et ceux qui parlent encore la langue, ou l’ont encore dans l’oreille, puissent se reconnaître dans le discours tenu par l’occitanisme, et cela passe inévitablement par le partage d’une certaine familiarité (au sens de « l’air de famille » cher à Wittgenstein) de la langue. Non pas par le retour (impossible) au même : on ne reviendra pas, je l’ai écrit noir sur blanc (mais m’avez-vous vraiment lu ?), à l’occitan des ancêtres paysans. Ni non plus par l’imposition hiérarchique de l’étrangeté d’une novlangue ou du corset uniciste d’un standard. Plutôt par la possibilité d’un dialogue, d’une reconnaissance mutuelle entre occitanistes et occitanophones non-occitanistes, dialogue et reconnaissance liés au partage d’un minimum de traits linguistiques communs. Plutôt encore, bien sûr, par la volonté constante du militant occitaniste d’être dans l’intelligence de la situation : à qui et pour qui est-ce que je parle ? Quelle forme de langue convient le mieux à la situation ? Qu’est-ce qui est linguistiquement et culturellement acceptable par mon interlocuteur ? Car, comme l’a bien vu Bourdieu, la parole (Saussure) ou la performance (Chomsky) n’a rien d’une simple exécution (au sens où l’on exécute une œuvre de musique ou un ordre) : pour qu’elle fasse mouche il faut qu’elle soit socialement acceptable. Or, comment ne voyez-vous pas que le socialement acceptable passe en l’occurrence – lors de la tentative d’instaurer un dialogue et la reconnaissance mutuelle d’une langue commune – par une certaine qualité linguistique du discours, c’est-à-dire par une certaine « correction » phonétique, phonologique, grammaticale, c’est-à-dire – pour le dire plus simplement – par une maîtrise minimale de la norme d’usage encore en vigueur ? Quand vous enseigniez l’occitan ou le gallois qu’enseigniez-vous d’autre si ce n’est une maîtrise minimale de la norme d’usage permettant l’intercompréhension, l’échange ? Sinon, si ce n’est pas l’intercompréhension qui est visée, à quoi bon enseigner ou apprendre une autre langue ? Or il se trouve qu’il n’y a pas toujours compréhension, donc dialogue et reconnaissance, entre l’occitaniste et l’occitanophone non-occitaniste ; là se situe ce que je considère comme un drame historique – dont l’occitanisme ne se remettra peut-être pas. Je vous pose la question : peut-on raisonnablement croire que l’on va (re)socialiser massivement la langue d’oc malgré l’indifférence, voire l’hostilité, de celles et ceux qui sont censés se la réapproprier ? Oui, hostilité ; car, à cause des effets de la diglossie dominante, à cause du mépris dans lequel le populaire est souvent tenu dans notre pays, les rapports entre l’occitanisme et les héritiers effectifs de la langue sont empreints d’une complexité socio-psychologique qui ne laisse pas d’être problématique, complexité dont on ne lit aucune évocation dans vos réflexions. Il ne s’agit donc vraiment pas, pour moi, d’essentialiser un registre de langue ou un peuple, mais de constater que l’occitanisme, s’il veut que son projet historique réussisse, ne peut pas faire sans eux, ni contre eux. De constater également qu’il y a, dans cette perspective, des pratiques adaptées au but que l’on se donne et d’autres non. C’est l’axe de mon ouvrage et ce pourquoi je ne puis vous laisser dire qu’il y aurait pour moi de bons ou mauvais francismes. Il n’y a que des francismes qui fonctionnent ou pas, et ce ne sont pas toujours les mêmes, selon les diverses situations d’échange linguistique. Il en est de même pour les hispanismes, catalanismes, et la francisation de la langue que j’évoque. Ce qui, vous l’admettrez, change tout. Et si j’en parle, c’est aussi pour montrer les contradictions des tenants de l’hégémonie du registre savant, qui acceptent ces variations-là mais rejettent, par pure idéologie anti-française, les francismes du registre populaire. Certes, mon constat n’est ni nouveau ni original (en est-il pour autant faux ?), Patric Sauzet le faisait déjà à sa manière en 2012, à propos d’une époque et de pratiques lointaines : « La censure du gascon par les Leys était en partie celle des formes populaires » (dans le n°3 des Cahiers de l’observatoire des pratiques linguistiques, p. 96). Dans les deux cas, pour des raisons et dans des contextes certes différents, la marque infâmante est celle du registre populaire. Maintenant, dites-moi : en quoi rappeler ces évidences est-il faire preuve d’essentialisme et de purisme ?
Car vous avez une théorie : ma critique de l’idéologie puriste « des Gardiens » de la norme académique élitiste et uniciste relèverait en fait de la « même idéologie » puriste. Un remake de l’arroseur arrosé, en somme. Sauf que je ne cherche pas à « déshybridiser la langue », à la « purifier », contrairement à ce que vous assénez : le registre populaire dont je plaide la réhabilitation est celui qui justement assure et assume, je l’ai montré abondamment, la variation, la différence, l’hybride. Et ce que vous présentez comme mon inaperçu, mon impensé, n’en est pas un : je n’essentialise pas l’occitan populaire, pas plus que je n’essentialise le peuple d’ailleurs, ni je ne sais quel esprit du peuple. Je suis un nominaliste, pas un réaliste : « le » peuple n’est pas pour moi une réalité en soi, homogène et stable, pas plus qu’il n’existe « le » chien ou « le » fromage. Mais s’il n’y a pas « le » peuple, cet absolu illusoire, il y a du peuple ; car s’il n’y a que des êtres humains, et l’hétérogénéité de leurs singularités, ce ne sont pas pour autant des monades mais des êtres sociaux qu’un certain type de vie sociale peut hiérarchiser. Dans ces conditions (le) parler n’est jamais neutre, comme vous savez. Mais curieusement vous passez à côté du fait que seul le rapport dominant-dominé m’intéresse (c’est pourtant explicitement dit dans mon livre) et que toute ma vision des choses s’inscrit, en l’occurrence, dans cette perspective-là. Comment pouvez-vous alors considérer que défendre le parler du locuteur dominé, humilié, revient à la même chose que d’œuvrer à l’imposition de la langue du locuteur dominant ? Votre façon d’identifier deux positions irréductibles l’une à l’autre – d’un côté la force d’un impérialisme linguistique uniciste, de l’autre la faiblesse d’un registre pourchassé et réduit à la défensive – me semble quelque peu désinvolte (en effet : que faites-vous de la réalité du rapport des forces sur le terrain social ?) et relève plus du tour de passe-passe rhétorique que d’une réflexion approfondie. Croyez-vous sérieusement que mon combat ne vise qu’à imposer le registre populaire comme seule norme légitime, comme unique source d’autorité ? C’est me prêter une folie que je n’ai pas : croire possible ce que personne n’a les moyens de faire. Et quand bien même les aurais-je, ces moyens, je me garderais bien d’imposer quelque dictature que ce soit, ni linguistique ni prolétaire. Je suis bien trop libertaire pour cela et le combat qu’avec d’autres je mène vise uniquement à échapper au fétichisme unicitaire qui prétend imposer totalitairement le choix strict d’un « niveau » de langue et d’un seul. De même il n’est pas non plus question pour moi de nier que le registre savant, académique, puisse être lui aussi porteur de variation ; je ne méconnais pas le fait que réintroduire « sénher » est un usage social et qu’il renforce l’hybridation de la langue. Là n’est pas le problème. Je dis simplement – et c’est visiblement ce que vous ne voulez pas voir – qu’il y a des usages linguistiques qui sont complètement contre-productifs quant au renouement, au dialogue, à la reconnaissance mutuelle que j’évoquais précédemment. Dire que la langue d’un lycéen qui s’adresse à son examinateur en occitan est un usage social, c’est un truisme. Cependant si le « sénher » utilisé par le lycéen peut faire mouche chez le professeur, en sera-t-il de même chez un occitanophone non-occitaniste qui ne s’y reconnaîtra pas parce qu’il n’a qu’un seul registre de langue à sa disposition ? Qu’il me soit permis – par expérience – d’en douter. Il y a donc usage social et usage social, tout n’est pas équivalent, tout ne se confond pas, tout n’est pas à mettre sur le même plan. Or vous ne parlez de l’usage social qu’en général, en son essence, vous ne dites rien de ce que l’on en fait en situation, de ce qu’il advient. Si l’élaboration linguistique n’empêche pas par principe le contact avec les héritiers effectifs, qu’en est-il dans les faits ? C’est là le plan qui m’importe et je répondrai que cela dépend de comment cette élaboration est menée. Vous, par contre, et curieusement, quand vous parlez de la vie de la langue, vous en parlez la plupart du temps de manière globale, abstraite. Certes, vous évoquez les « normalisateurs » et leurs opposants, la question de la source de l’autorité « dont peut se prévaloir la langue légitime », les relations entre héritiers effectifs et héritiers virtuels, etc., mais vos descriptions valent pour n’importe quelle langue, ou presque ; vous ne vous attachez pas vraiment aux spécificités de la situation actuelle de la langue occitane, à ce qui s’y joue, aux désirs et craintes qui s’y manifestent, aux stratégies qu’elle semble induire. Il en est ainsi, par exemple, quand vous affirmez que « personne ne préconise de rejeter Monsur » : bien sûr que si ! Une majorité d’enseignants imposent Sénher en se gardant bien de faire savoir qu’il existe aussi un Monsur et que seul ce dernier sera vécu comme acceptable par la quasi totalité de ces héritiers effectifs sans la reconnaissance et l’appui desquels l’occitanisme ne serait bientôt guère plus qu’un club. Sans parler de ces éditeurs, animateurs ou journalistes, voire linguistes, qui normativisent à qui mieux mieux (je tiens à votre disposition de nombreux témoignages privés à ce sujet, notamment celui que m’a adressé Yves Rouquette). D’ailleurs, il n’est même pas besoin de « préconiser » quoi que ce soit : le savant ou le standard s’imposent au sein de l’occitanisme par capillarité et occultation, oubli, évitement du populaire. Soft, implicite, mais patent pour qui sait observer. C’est donc bien la question de l’efficacité de la parole publique de l’occitanisme en situation qui m’obsède et pas le ciel éthéré des essences. Vous excellez sans doute dans l’in vitro, daignez que, acteur de terrain, je me permette de dire quelques petites choses de l’in vivo qui est le mien. Et souffrezque je vous contredise encore une fois : je ne revendique aucunement la pureté d’une langue authentique, au sens que cet adjectif peut prendre sous la plume d’un Herder ou d’autres. Sans doute ai-je eu le tort d’employer ce mot trop connoté, trop ambigu. Autant pour moi. Mais peut-être auriez pu vous demander quel sens je mettais exactement dans l’emploi de ce vocable (c’est le b. a. ba de l’explication de texte). Authentique me paraissait s’opposer à la fantaisie présidant à l’élaboration d’une novlangue de laboratoire, au caprice ou à l’incompétence d’un seul ou de quelques-uns qui invente(nt) sans aucune considération pour l’intercompréhension, le socialement acceptable, la reconnaissance mutuelle, au fond : sans souci d’autrui. C’est, pour illustrer, l’invention de « degunalitat » pour traduire le français « personnalité » (exemple que j’ai trouvé sur le site d’un dictionnaire français-occitan en ligne). Authentique me semblait aussi renvoyer à tout ce jeu de récurrences et variations qui organise une certaine constance langagière, par laquelle on est capable de reconnaître ce qui appartient à un même système linguistique et ce qui se situe en dehors de lui. Cette constance-là est analogue à celle qui permet de voir que des personnes pourtant différentes sont de la même famille et, par là même, permet de les distinguer d’un autre groupe humain. Bref, authenticité renvoyait, pour moi, davantage à « l’air de famille » wittgensteinien, repère rassurant pour tous les locuteurs, qu’à l’interprétation que le romantisme ou même Heidegger en ont fait. Mais pour vous ce mot a fonctionné comme un shibboleth : vous étiez désormais en terrain connu, vous pouviez m’appliquer une grille de lecture préétablie et binaire : je parle d’authenticité, de peuple, de « locuteurs naturels » et de « néo-locuteurs » (expressions que vous me reprochez alors que je n’ai fait que les emprunter au répertoire courant de la linguistique, celui de vos collègues actuels, auxquels vous ne paraissez pas les reprocher, en tout cas pas publiquement ; expressions que, pour la première au moins, j’ai toujours pris soin de mettre entre guillemets pour bien montrer que je n’adhère pas à ce qu’elle suppose), etc., vous vous donc empressez donc de me classer du côté des méchants, des réactionnaires (la cohorte des Le Du, Le Berre, Grimm et autres Herder…), des dialectologues fous, des pré-modernes (c’est votre terme). Vous me travestissez en une espèce de Khmer rouge de la langue : anti-urbain, anti-jeune, anti-élites, anti-contact ( ?), anti-culture ( !), anti-registre savant, anti-innovation, etc. Est-il possible de faire plus caricatural ? Et est-il possible d’en arriver là sans une certaine dose de mauvaise foi ?
Quoi qu’il en soit, où avez-vous lu dans mon livre un éloge du terroir, une absolutisation du lieu, de la localité, de l’âme du peuple ? Cela ne se trouve nulle part. Votre fixation sur le mot authenticité vous permet d’extrapoler et de m’assigner à un univers idéologique qui n’est pas le mien. Une fois la catégorisation faite, les vannes sont ouvertes et tout y passe, même ce qui ne me concerne en rien. Car, aux antipodes de ce que vous prétendez, je ne joue pas le rural contre l’urbain : le registre de langue dont je souhaite la réhabilitation s’entend aussi bien dans les faubourgs des villes qu’à l’extérieur d’elles, je l’ai écrit en toutes lettres à propos de l’occitan populaire toulousain. Il suffit de lire pour s’en rendre compte. De même, je n’oppose pas la « bonne langue » des vieux à la « mauvais langue » des jeunes : d’abord parce qu’il y a encore des jeunes qui pratiquent très bien un registre populaire de l’occitan dont ils ont hérité en famille, aux champs ou à la ville (le toulousain Hervé Pouvillon en est un excellent exemple, et il n’est pas le seul) ; ensuite parce que je connais nombre de jeunes occitanistes qui parlent un occitan d’origine scolaire tout à fait accepté par celles et ceux qui le tiennent de leurs parents ; enfin parce qu’il ne vous aura pas échappé, j’espère, que mon texte est aussi un plaidoyer pour que l’on essaie d’éviter, par une pédagogie adaptée, une trop grande rupture linguistique et culturelle entre les générations. Alors, dans ces conditions, comment pouvez-vous me faire dire ce que je ne dis pas, comment pouvez-vous soutenir que je tends à opposer linguistiquement jeunes et vieux ? D’autant que, un peu plus loin dans vos réflexions, vous préconisez vous-même ce que je revendique : « Travailler les correspondances de langues. Réfléchir sur l’usage. De préférence en lien avec les locuteurs locaux – non pour la pureté de la langue, mais pour le lien intergénérationnel, pour la connaissance » (c’est moi qui souligne). J’avoue qu’il y a de quoi se perdre en conjectures quant à la cohérence de votre propre position et des attaques que vous lancez contre ce que vous imaginez être la mienne, alors que je ne cesse de ferrailler contre l’idéologie de la pureté de la langue… De plus, alors que vous déclarez n’être pas contre une certaine continuité linguistique, « pour le lien intergénérationnel, pour la connaissance », vous suggérez qu’il serait possible de mettre en circulation sociale un occitan qui ne soit pas normé (cf. l’ajout que vous faites à la citation de Lafont : « (…) un occitan normé [ou pas, d’ailleurs…] (…) » (c’est moi qui souligne) ; cf. également votre vitupération contre ma « position normative », comme si revendiquer ou pratiquer une norme était en soi un péché capital). Il y a là l’expression d’une naïveté surprenante pour un sociolinguiste : comment faites-vous pour transmettre une connaissance en dehors de tout usage d’une norme linguistique et/ou méthodologique ? C’est un tour de force dont il faudra que vous me donniez le secret ! Pour ma part, je n’ai jamais eu besoin de donner un cours de grammaire occitane à mes enfants, c’est en leur parlant que je les initie, implicitement et sans même y penser, à une certaine grammaire, donc à une certaine norme. Et s’ils me répondent en cette langue (ce qui est loin d’être systématique puisque je ne les y oblige pas), ils forment des phrases qui obéissent à peu près à la norme qu’ils se sont appropriée sans même s’en rendre compte. Si être normatif c’est employer le code qui, dans tel ou tel milieu, me permettra d’être un tant soit peu reconnu et compris, alors je suis normatif et je l’assume. Mais, dans ces conditions, ne le sommes-nous pas toutes et tous ? Comment parler sans cette norme minimale qui permet l’interlocution, l’intercompréhension ? En fait, vous assimilez mon désir de voir réhabiliter le registre populaire à un désir de dirigisme linguistique, à un désir normatif au sens de l’imposition de préceptes, d’instructions (Dites ceci, ne dites pas cela), d’imitations de modèles, etc. Alors que j’appelle « norme » tout ce qui est d’usage commun et courant dans une communauté linguistique, ni plus ni moins. Et la question n’est pas de choisir entre blanc bonnet et bonnet blanc (dictature du registre savant ou dictature du registre populaire) mais de sortir enfin de tout dirigisme linguistique, comme je l’ai écrit très clairement dans mon texte. Je ne défends, au fond, pas d’autre point de vue…
Vous le voyez, le malentendu est énorme. Il devient urgent que je sorte de la mauvaise fable, genre Babel au boa normant, dans laquelle vous me faites jouer, malgré moi, un rôle qui n’est pas le mien. Mais avant que je n’en sorte, quelques ultimes mises au point :
- d’abord où avez-vous pêché que je niais aux nouvelles générations « toute agentivité, tout pouvoir sur la langue » ? Je ne souhaite pas autre chose : qu’elles puissent inventer à partir de l’occitan qui leur aura été transmis et bien transmis. Le bien renvoie ici à un occitan passe-partout, ouvert à l’altérité de toute variation, notamment à celle qui prime encore par le nombre de ses locuteurs : le registre populaire. C’est cet occitan « tous terrains » que j’essaie de transmettre à mes élèves et à mes propres enfants, dans l’optique qu’ils soient linguistiquement aussi à l’aise et acceptés sur un marché de montagne, face à un héritier effectif, que dans un colloque occitaniste ou un balèti. C’est, à mon avis, l’occitan qui devrait être celui des enfants des Calandretas et des classes publiques bilingues. Et il ne saurait être transmis sans norme, laquelle est toujours de toutes façons altérée, enrichie, subvertie, d’une manière et d’une autre, par celles et ceux qui l’incorporent ; c’est une constante de la vie du langage. Permettez-moi d’ailleurs, à propos de la dite agentivité, de trouver également naïve votre affirmation selon laquelle l’idéologie du purisme dialectal transforme les enfants des nouvelles générations en « gardiens du trésor ». C’est peut-être ce que vise cette idéologie occitaniste mais elle n’a certainement pas un pouvoir de captation du désir suffisant ni assez de pouvoir institutionnel pour pouvoir rendre cette transformation effective : les enfants, adolescents et jeunes adultes, sujets désirants et imaginatifs eux aussi, ne s’en laissent pas compter et lui résistent. Même si l’on peut penser, avec Castoriadis, que l’imaginaire humain est socialement instituant, cette institutionnalisation n’a rien d’automatique et reste soumise à conditions. Là encore vous allez bien vite en besogne, en identifiant cette fois-ci ce qui est en puissance et ce qui est en acte, virtualité et effectivité. De plus je trouve assez cocasse que vous me rangiez parmi les idéologues du « purisme dialectal » alors qu’une bonne partie de mon livre est une charge contre la notion de dialecte et ses dégâts idéologiques. De même je me demande bien d’où vous sortez que je serais un ennemi du « contact ». Contact avec qui ? Avec quoi ? Quelle définition du mot? Celle de Weinreich ou une autre? Sur quel(s) élément(s) précis de mon textevous fondez-vous pour pouvoir assurer cela me concernant ? On ne sait pas trop puisque vous procédez par amalgame (ne fais-je pas désormais partie de ces idéologues brumeux qui ne jurent que par l’éternité et la pureté de la langue, du terroir, du Volksgeist ?), et que vous ne vous abaissez pas à vous justifier et à éclairer vos lecteurs. Il faut donc vous croire sur parole, ce qui n’a pas grand chose de scientifique. Cela dit, s’il s’agissait du contact avec le nouveau, la différence, l’autre, je vous renverrais derechef à mon texte : il fourmille de prises de position en faveur du dépassement de l’idiolecte par le nécessaire dialogisme (pas d’identité sans altérité), le métissage des peuples et des langues, la reconnaissance mutuelle, l’apprentissage de l’intercompréhension, l’inévitable acceptation de ce qui, dans l’ordre du langage, relève inéluctablement du partage, donc du commun, mais aussi du strictement subjectif, et aussi de l’aléatoire, du relatif, du partiel…
- ensuite, le pire. Pour la fin. L’exemple de « la langue utilisée sur les panneaux publics à Toulouse » serait, d’après vous, risible. Ravi de vous avoir fait rire. C’est déjà ça. Tous les artistes savent qu’il est plus difficile de faire rire que de faire pleurer. J’aurais au moins vaincu cette difficulté-là. Vous, à l’inverse, avez opté pour la facilité : votre argumentation est à pleurer. La voici : « Ils [les panneaux publics] utiliseraient des formes jamais employées à Toulouse – sauf, dirons-nous, depuis qu’elles sont utilisées ! ». Encore une fois votre sophisme, et de la plus belle eau : on a des plaques de rue, peu importe ce qui est écrit dessus et surtout comment c’est écrit, c’est un usage social indéniable, donc – en tant qu’usage social – il est légitime. Certes, dans l’absolu, c’est-à-dire considéré en soi, indépendamment de toute autre chose, ce n’est pas faux. Mais est-il risible de s’interroger sur ses effets concrets – et éventuellement pervers, sur son degré d’acceptabilité, sur ses résonnances symboliques et imaginaires ? À l’évidence non, et pour deux bonnes raisons : premièrement, à cause de la trop grande distance entre deux registres de langue et donc d’un risque d’absence de compréhension réciproque et de décrochage par rapport aux occitanophones non-occitanistes (cette partie de la population dont l’occitanisme a besoin pour aboutir dans son projet). Qui, en effet, dans cette population, sait que « andana » est l’équivalent savant de « alèia/alèa » ? Absolument personne. C’est un registre de langue inconnu de cette population à l’heure actuelle. Et vous croyez vraiment qu’il suffit de visser la plaque pour que la connaissance du sens et de la prononciation de ce terme infuse dans chacun et chacune ? Même la quasi totalité des occitanistes toulousains, toutes générations confondues, ne connaissait pas initialement ce mot. Ce qui nous amène au second point : le choix du lexique et des formes, opéré en tout petit comité (trois ou quatre personnes, pas plus), sans concertation avec d’autres, occitanistes ou pas (les élus municipaux ayant délégué leur pouvoir de décision), sans concertation avec des associations, avec – pourquoi pas ? – la population, etc. Est-ce là, M. Costa, l’occitanisme que vous appelez de vos vœux ? En tout cas, vous comprendrez peut-être pourquoi je dis qu’il y a socialisation et socialisation, qu’un usage social en soi ne prouve rien, ne règle rien, n’est pas suffisamment parlant, et qu’il convient de le considérer dans son contexte : quel sens y prend-il ? Quelle fonction ? Et, surtout, en situation, quels effets, quel pouvoir a-t-il ? Ce n’est pas au nom d’une mythique pureté éternelle de la langue populaire que je m’insurge mais au nom de la plus élémentaire démocratie (pourquoi le registre de l’usage courant, banal, n’a-t-il pas droit de cité ? Pourquoi est-il à ce point méprisé, délégitimé ?) et au nom de la plus évidente recherche d’efficacité (renouer avec les héritiers effectifs en sortant davantage l’occitan des cénacles occitanistes). Quant aux militants toulousains, si je regrette qu’ils ne cherchent pas à savoir pratiquer, en certaines circonstances, l’occitan hérité de l’histoire de Toulouse, ce n’est pas parce que ses formes seraient « inscrite[s] dans une essence de toute éternité, et liée[s] indissolublement au lieu » mais parce que cela signe leur oubli de ces locuteurs ou de ces « imprégnés » dont notre combat a besoin, qui sont juste à côté de nous, que nous méconnaissons trop souvent, et vers lesquels nous devons aller, avec qui nous devons renouer, parce que l’occitanisme moderne est aussi né pour cela, pour qu’ils (re)prennent la parole. Observez que j’ai dit : la parole, pas la langue. Si vous m’aviez attentivement lu, et sans préjugé, vous sauriez que pour moi le seul enjeu ce sont les locuteurs. Cela transparaît dans chaque page du livre. Y compris quand j’affirme que des « zones » (linguistiques) méconnaissent certaines formes (linguistiques) depuis des siècles. C’est une métonymie qui me permet d’évoquer, bien évidemment, les locuteurs qui y vivent. Mais vous ne voulez pas le voir, vous préférez faire du littéralisme, parce que ça vous arrange : mon texte n’est qu’un prétexte qui vous permet de réaffirmer des positions de principe qui vous tiennent à cœur. Certes, ce texte n’est pas sans défauts. Je n’ai pas, entre autres faiblesses, une maîtrise absolue des « mots de la tribu ». Mais mon sentiment est qu’il n’a pas été vraiment l’objet d’une étude questionnante de votre part. Car, enfin, est-ce que vous croyez sincèrement que je puisse un seul instant penser que « les zones disent », que l’on puisse faire « parler » les zones ? Pour qui me prenez-vous exactement : un adepte du magisme, un mystique du lieu, un benêt ? J’ai bien peur que vous n’ayez pas véritablement pris mon texte au sérieux, ni non plus, par conséquent, votre travail de lecture. Comment ne pas voir, en effet, que mon questionnement ne se soutient que de l’enjeu du locuteur ? A preuve : « En réalité, je ne peux pas parler la Langue, parce que c’est une abstraction ; je parle une certaine langue, une langue toujours particulière,toujours singulière même : la mienne. C’est cela qui discourtet pas autre chose. » Ou encore : « Et si koinè il doit y avoir, quel est ce manque de confiance en nous, et en la force du langage, qui ne nous permet pas d’envisager que cette variété nouvelle de la langue puisse naître – non pas de l’artefact – mais du commerce d’autres variétés de la même langue entre elles ? C’est pourtant de leur combinaison dans une situation de contact [je souligne] permanent qu’émergera éventuellement cette nouvelle variété linguistique. Mais cette « koinèsation » ne se fera que si chacun ou chacune a la possibilité de pratiquer de manière libre et décomplexée la ou les variante(s) dont il/elle a l’habitude. » Votre avertissement – « (…) ce sont les locuteurs que l’on efface. » - ne me concerne donc pas car je partage avec vous la conviction que l’enjeu n’est pas celui de la langue mais celui des locuteurs. Et mon opposition entre la carte et le territoire ne veut pas dire autre chose : « la carte » représente l’idée abstraite et souvent dogmatique que l’on peut se faire de la langue, détachée de toute contingence, de toute intersubjectivité en situation ; « le territoire » - autre métonymie – renvoie non pas à un terroir essentialisé et mythifié mais à ce que l’on appelle communément « la réalité du terrain », celle de notre vie humaine de tous les jours, des locuteurs réels et de leurs pratiques réelles, toujours pris dans des milieux et des situations on ne peut plus concrets. Cela dit, je ne peux vous suivre jusqu’au bout quand vous avancez : « Et si dans un même texte, dans une même interaction, je veux utiliser los puis lei, n’est-ce pas mon problème ? Si je veux négocier ma place dans l’interaction, (…) jouer avec la langue pour y imprimer ma marque, au nom de quelles limites dialectales ne pourrais-je le faire ? ». C’est vrai : mon énonciation est mon problème, ma liberté. Mais tout dépend de l’intentionnalité de cette énonciation, de ce que je vise. S’il s’agit de convaincre mon voisin que lui et moi parlons en fait la même langue, s’il s’agit de convaincre cet homme qui est rétif à parler patois avec « les-occitans-qui-croient-parler-patois-alors-qu’ils-parlent-une-autre-langue », s’il s’agit de prendre langue (d’oc) avec cette personne qui n’a en la matière qu’un seul registre de langue à sa disposition, ai-je vraiment le choix ? Ne vais-je pas librement m’obliger, et pour des raisons d’efficacité, à utiliser defendut et interdit plutôt qu’un enebit qu’il ne connaît pas ? Oui, on peut bien constater formellement – commevous le faites – que chacun et chacune peut parler selon son bon plaisir ; et on peut bien reconnaître aussi que cela peut également être le cas dans les faits quand la situation concrète s’y prête (enfants, mes frères et moi avions inventé un idiome selon notre bon plaisir, que nous ne parlions qu’entre nous, mais que nous délaissions dès que nous voulions être compris de l’extérieur). Cela dit, reconnaissez que l’occitaniste militant (je ne parle pas de l’être humain ou du citoyen français, en général) est souvent pris, dans sa vie quotidienne, dans des situations stratégiques tout à fait réelles et sensibles, installées par le rapport diglossique à la langue française et les conditions socioculturelles faites à la langue occitane, et qui montrent que – si l’occitanisme veut avoir un avenir – ce militant ne peut se permettre de fonctionner uniquement selon le principe de plaisir et doit bien çà et là tenir compte du principe de réalité. Les limites que je vais m’imposer ne sont donc pas celles du dialecte mais celles de l’intercompréhension et de l’acceptation réciproque. En vérité, le militant occitaniste ne peut se contenter de créations individuelles irréfléchies, je veux dire : coupées de toute vision stratégique des choses. Si « jouer avec la langue » est tout à fait envisageable et facile dans « un même texte » (car en l’occurrence on ne s’adresse qu’à des occitanistes ou des sympathisants de la cause, et aussi parce que c’est à l’oral que les problèmes s’aiguisent – cf. la polémique autour de la voix occitane dans le métro de Toulouse), c’est beaucoup moins évident en situation d’interaction où, selon son intention, le locuteur devra plus ou moins s’attacher aux spécificités que sont la situation dans laquelle il se trouve et le ou les locuteur(s) qu’il a en face de lui, dans la mesure où bien sûr il vise la possibilité d’une compréhension et d’une reconnaissance mutuelles. Même si par principe le locuteur n’est prisonnier ni de son appartenance groupale ni d’un parler déterminé, le spinoziste en moi regimbe à l’idée que, dans les faits, il pourrait se délier comme par magie des déterminismes qui le construisent aussi, a fortiori s’il se donne un projet exigeant une stratégie précise d’acceptabilité sociale.
Voilà tout ce que je voulais vous dire, en en prenant le temps. Oui, c’est bien « sur le regard porté sur la langue » qu’il nous faut travailler, mais dans une vision dialectique des choses : le locuteur n’étant pas une monade désarrimée, il nous faut penser l’articulation du sujet et du groupe, leurs interactions, mais toujours en situation : milieux, enjeux spécifiques, désirs (leur expression et leur captation), stratégies, etc. Quant à l’occitan de demain, s’il continue à être parlé, nous sommes d’accord : il sera ce que les locuteurs de demain en feront. C’est une évidence. Mon livre ne prétend en rien être une prescription pour l’avenir, il n’est qu’un questionnement. D’où son titre en forme d’interrogation ouverte. Vous m’érigez en idéologue rétrograde et en censeur mais vous vous trompez. Pour autant, je continue à penser que croire que le registre populaire est attaché à une époque révolue, à un mode de vie dépassé, et ne peut pas être – vu sa grande pluralité – une vraie langue moderne de communication sociale, c’est demeurer dans le stéréotype négatif qui sous-tend la situation diglossique et son idéologie. La langue dominée n’est dès lors pas vraiment réhabilitée en tant que langue car un de ses registres essentiels est dénigré (explicitement ou implicitement). Et ce dénigrement est tel que certains d’entre nous en viennent à évincer tout langage populaire de leur pratique de scripteurs ou locuteurs, et à souhaiter publiquement la mort du dernier locuteur « natif » pour que, la table étant désormais rase, on puisse enfin établir l’enseignement et la socialisation de La Langue, la seule, la vraie, la digne, la pure, la belle…
Dès lors, que devient cette désaliénation que prétendent poursuivre, chacun à sa manière, et le mouvement occitaniste et une sociolinguistique qui ne joue plus, depuis longtemps, la comédie de la neutralité scientifique ? Comprenez qu’en l’état actuel des choses, je ne puisse que persister, donc, et signer.
Eric Fraj