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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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2 septembre 2012

« 102 vers tout en patois limousin ». Village noir et colonisation dans la culture limousine

Entrée du village noir de Limoges 1903 (piqué sur le site Chanson Limousine)

 

« 102 vers tout en patois limousin ». Village noir et colonisation dans la culture limousine

      

       Le diable est dans les détails.

       Je cherchais quelque littérature sur le ou plutôt les « Villages noirs » (soudanais et sud-oranais) de l’exposition de Limoges inaugurée en 1903 par le ministre des colonies Doumergue, dont j’avais lu des comptes-rendus exaltés et édifiants dans la presse de l’époque. Je savais aussi que l’expérience avait été renouvelée en 1929.

 

Exhibitions ethnographiques

       Cette littérature, aujourd’hui, nous met très mal à l’aise, au moins si l’on n’est pas un partisan (ils sont encore fort nombreux) de la thèse des effets bénéfiques de la colonisation. La formule de « zoos humains » est devenue aujourd’hui presque obligée et elle rend bien compte de ce qu’ont pu être certaines de ces exhibitions, où les « sauvages » étaient proprement et directement animalisés et donnés à voir exactement comme des animaux et d’ailleurs exhibés avec les animaux dans les zoos (voir en particulier l’ouvrage collectif Zoos humains et exhibitions coloniales : 150 ans d'inventions de l'Autre et aussi le catalogue de l’exposition du Quai Branly de cette année, Exhibitions. L’invention du sauvage).

       La formule choc de « zoos humains » me semble cependant correspondre assez mal aux « exhibitions ethnographiques » (c’est l’expression utilisée à l’époque par le Petit Centre), ou « villages exotiques » (Limoges Illustré) comme celle de Limoges, sans aucun doute les plus nombreuses, où l'on exhibait l'altérité raciale et ethnique à travers la ficition d’une microsociété, la reconsitution d' « un village » soudanais ou sénégalais, cherchant à produire l’illusion de la réplique exacte d’un « petit coin d’Afrique ». On baigne certes dans une conception racialiste de l'altérité culturelle, mais il faut se rappeler qu’à l’époque quasiment personne n’y échappe. Ce spectacle n’interdit pas, et même incite d’une certaine manière à une curiosité concernant, potentiellement, tous les aspects de la société mise en vitrine : techniques, coutumes, modes de vie, religion, voire même (très rarement, j’y reviendrai), sa ou ses langues. C’est sans aucun doute le cas des nombreuses réactions de la presse limousine en 1903, où dominent non les stéréotypes racistes (bien présents, certes, bien en évidence ou en filigrane), mais des éléments de description, on n’ose dire ethnographique (voir à cet égard l’article tout à fait décent de Limoges illustré, accessible sur le site Gallica).

       Il me semble qu’il est finalement plus troublant et embarrassant d’envisager les choses de cette manière, parce que la continuité avec les formes contemporaines de tourisme s’impose alors et nous conduit à nous interroger sur la manière dont nous voyageons nous-mêmes. Sans parler de la relation évidente avec la tentation de muséifier les cultures régionales à travers le folklore, les exhibitions artisanales (métiers d’autrefois), etc. Je pense par exemple à la rage de Marcelle Delpastre, qui raconte comment, dans les années 70, on avait voulu lui faire tourner un rouet dans une exposition (Les Lourdes chaînes de la liberté, in Mémoires, t. III, p. 152-153, j’en touche un mot dans un article). C’est-à-dire que nous pourrions très bien finir nous-mêmes dans un « village limousin », où l’on nous ferait tourner le rouet avec un torchon sur la tête. Nous aurions peut-être même la liberté d’y baragouiner patois ! Certains de nos compatriotes se complaisent même dans cet abaissement et cette abjection, à l’occasion de spectacles estivaux soi-disant folkloriques, de sons et lumières, de reconstitution festives de village médiéval ou « village d’autrefois ». C’est dire si le sujet nous concerne, à la fois comme touristes et comme indigènes, voire comme touristes de notre propre indigénat. D’ailleurs pour nous plonger dans la problématique de l’inversion toujours possible des situations et à la fois mesurer la distance qui nous sépare de l’idéologie spontanément raciste de l’époque, je citerai un passage d’un journaliste de la Revue limousine le 15 mai 1929, qui ne voyait guère d’un bon œil le renouvellement imminent de l’expérience de 1903 :

       « … sans doute pourrons-nous contempler quelques boiteux échantillons d’une race torte et bossue, dont la seule vue nous fera nous féliciter chaudement de n’être pas nés dans un pays d’où l’on risque d’être si facilement emmenés pour aller divertir au loin des peuplades soi-disant civilisées. Il est vrai que nos chers amis les nègres ne se dérangeraient pas pour aller contempler dans une enceinte, une troupe d’Européens, même apportant leurs us et coutumes avec eux (ce qui n’irait pas bien loin) » (cité in L’Empire en province, voir infra).

 

Asymétrie et inégalité absolues

       Donc je cherchais à en savoir plus sur cette exposition limougeaude de 1903, organisée par un entrepreneur nommé Raoul Saulay (ces exhibitions étaient le fruit d’initiatives privées à but lucratif). J’ai découvert un livre au demeurant très bien documenté et très sérieux sur le sujet « Villages noirs » et visiteurs africains et malgaches en France et en Europe (1870-1940) (J.-M. Bergougniou, R. Clignet, Ph. David). Les auteurs, justement s’en prennent vertement aux promoteurs de l'expression « zoos humains » pour désigner l’ensemble de ses exhibitions. Mais ils le font, me semble-t-il, en tordant trop fort le bâton dans l’autre sens, se disant par exemple, « convaincus que l’impact de ces rencontres sur l’ensemble des communautés et des individus, visiteurs et exposés, mis en présence, n’a certainement pas été aussi négligeable, ni aussi abominable que certains trouvent intérêt à le prétendre » (p. 6). J’aimerais bien en savoir plus sur ce mystérieux « intérêt » (il y a toujours trop d’implicite dans les polémiques des chercheurs, trop de signes codés dont on cherche à éloigner pudiquement le public non averti) et je trouverais la critique acceptable, si l’on insistait beaucoup plus, au vu de l’information disponible, sur le caractère absolument asymétrique et inégalitaire de la relation, sur tous les plans, et d’abord sur le plan économique. Une chose pour nous choquante, par exemple, dans le récit de Limoges Illustré (mais pas du tout pour le journaliste) est la pratique systématique de la mendicité par les enfants du village noir auprès des visiteurs. Ce qui manque, très largement, est la voix des exposés, et il est trop facile, me semble-t-il, de se réfugier derrière la quasi inexistence des témoignages.

           Quant à l’abomination, elle n’est certainement pas rare dans la documentation abondamment fournie dans le livre. Soit, pour prendre un seul exemple, ce Jules Delsol, membre de la Société des gens de lettres, à propos du village noir de 1907 à Nogent-sur-Marne, qui dit des Malgaches qu’ils sont « fourbes et cruels », « montrent encore sous leur physionomie l’astuce profonde de leur race ». Le même traite également « nos » Sénégalais, Guinéens, Dahoméens et Congolais, de « pillards convaincus » ; ce sont des « sans-morale, sans-loi, sans-patrie, que les hommes blancs ont tirés de leur barbarie et de la servitude ». Mais c’est surtout le morceau bravoure suivant, chez cet auteur, qui m’a arrêté, où Delsol transcrit et pour une bonne part invente des bribes de langue soi-disant saisies dans le « village noir » : « Okou Yévo ! O kou déou ! Tafia, tafia ! Imama fouteïmama ! Inabi Tânaala ? Dafambouré ! Foreïhan ! Kamnap Tan ! Manahaona tompoukoe ? Boueca Sibamba ! Bono cacao du Congo ! » (cité p. 207). Il y aurait tout un travail à mener pour décortiquer ce sabir raciste, en mettre à jour les références et en produire l’analyse (l’interjection comme seul mode d’expression, le caractère publicitaire du « bono cacao » anticipant le fameux « Y’a bon Banania », etc.).

           Mais au-delà, s’il y a bien une chose à laquelle les organisateurs et visiteurs ne semblent guère s’intéresser, c’est bien aux langues des exposés, comme le font remarquer les auteurs, relevant l’exception constituée par ce journaliste d’Orléans qui note dans son article sur le village noir de 1905, une série de mots en wolof.

       Enfin, à force de lire en tous sens, je trouvais deux pages consacrées à l’exposition limougeaude citant surtout divers articles de presse (Petit Centre, Gazette du Centre), dans l’ensemble assez élogieux, à la fois pour l’exposition comme telle (« le village devient le rendez-vous de la haute société limousine qui affectionne particulièrement ce petit coin africain »), mais aussi pour les exposés, dont on s’attache à vanter les savoir-faire et à souligner la décence et l’amabilité.

 

Bel-Oiseau à l’exposition de Limoges

       Je tombais alors sur un petit paragraphe, citation à l’appui, consacré à l’une des « gnorlâ » (nhiòrlas) de Lingamiau. Je le reproduis d’abord en entier :

       « Grâce, élégance, pudeur, charme et couscous, toutefois, ne semblent pas avoir séduit outre mesure un certain E. C. Lingamiau qui y consacre un long poème (de102 vers tout en patois limousin !) intitulé « Belozeu à l’erposici de Limogei » (Bel-Oiseau à l’exposition de Limoges) pour exprimer ses réticences de tous ordres (le prix, les odeurs, les couleurs, l’esthétique, le bruit…) mais s’achève quand même sur une recommandation mitigée qui, une fois traduite, dit à peu près :

C’est ainsi, vous pouvez me croire,

Ça vaut la peine, allez voir :

Comme moi vous serez content

D’y passer un peu de tems.

Malgré quelques sauvages

Hommes, femmes et mêmes les enfants ;

Sont tout de même de braves gens

Allez les voir, vous en aurez pour votre argent ! » (p. 169-170).

       Voilà, dans le livre, de mon point de vue, que les auteurs sans doute qualifierait de patoisant, le détail diabolique. La chose est simple et je la résume ainsi : ce paragraphe, bourré d’informations lacunaires, d’approximations (revendiquées !) et d’erreurs de traduction, est tout à fait indigne d’un ouvrage à prétention académique. Pourtant, je sais que je serai le seul à le déplorer, parce que, tout simplement, il est normal, et j’irai jusqu’à dire souhaitable, que dans un livre d’histoire de qualité universitaire, soit ainsi traité tout ce qui touche aux langues historiques de France, que l’on ne doit, dans cette littérature, jamais appeler que « patois ». Je n’exagère pas, je pourrais ici donner cent exemples (un autre plus bas suivra), en faire un livre entier désespérément répétitif (voir sur ce blog, Le patois des historiens). J’ai dit souhaitable, car une plus grande attention, une plus grande précision, vous rend suspect d’une complaisance coupable, comportant nécessairement aux yeux de vos pairs quelque vice idéologique.

       Évidemment, dans le contexte de ce livre-ci – celle du fait colonial – la chose prend une tout autre dimension, car il faut bien constater que le discours critique à l’égard de la colonisation, devenu aujourd’hui de rigueur chez tout honnête homme (certes avec plus ou moins de vigueur), ne s’accompagne d’aucune tentative de décolonisation culturelle et linguistique de la France elle-même. C’est là un point aveugle du discours universitaire de toutes les disciplines, hors de la linguistique (avec cependant des contre-exemples) et de la sociolinguistique. J’irai même jusqu’à dire que nous assistons, après la fin lamentable des espoirs de revitalisation culturelle nourris dans les années 70, à une véritable involution.

       Mais il faut d’abord être précis et montrer ce qui, dans ces lignes apparemment anodines, n’est pas pour nous acceptables. D’abord, il n’y a qu’à ouvrir n’importe quel catalogue de bibliothèque en ligne pour voir que ce « certain E. C. Lingamiau » se nomme Édouard Cholet (1833-1917) et que Lingamiau (Langue de miel) est son pseudonyme de poète comique. Ensuite, il y a bien sûr l’insupportable point d’exclamation après « patois limousin ». Rendez-vous compte : 102 vers, et tous en « patois limousins » ! Mais, mes chers amis, des vers de Cholet en « patois limousin », il y en a des milliers qui remplissent son célébrissime recueil (La Niorlâ de Lingamiau) et il existe bien d’autres vers, bien d’autres textes qui remplissent tout de même quelques rayonnages de la bibliothèque de Limoges.

       Et ce « patois » a un nom : c’est de l’occitan limousin, ne vous en déplaise. L’argument selon lequel « patois » est le terme utilisé par Cholet lui-même ne vaut pas. Car ici, nous sommes précisément dans un livre sérieux, un livre de recherche, et y parler de patois sans guillemets (et qui plus est avec point d’exclamation) est aussi obscène et déplacé que d’utiliser le mot nègre dans les même conditions, c’est-à-dire en faisant comme s’il pouvait être neutre. Enfin, il y a la traduction donnée (évidemment sans produire l’original) ingénument comme un « à peu près » : oserait-on se vanter du même « à peu près » pour un texte anglais, latin ou même arabe ? « A peu près » est, en l’occurrence, le moins que l’on puisse dire !

       Voici le texte, qui est la conclusion du poème, dans la graphie originale suivie de sa transcription en graphie classique et de sa traduction par l’écrivain Rolland Berland (voir ici le compte rendu de Los Jorns Telhòu), publiées en ligne, cette année même, sur l’excellent site Chanson Limousine.

       « Si n’ei co, vou podei me creire,/ Co vau lo peno, nâ lî veire ;/ Coumo me vou sirei counten/ De lî vei possa cauque ten./ E môgra lour peu de sôvâgei,/ Omei, fennâ, nimai meinâgei,/ Qu’ei tou noumâ de bouno jen./ Nâ loû veire, co vau l’arjen ! »

       Soit, dans la graphie normalisée de Berland :

      Si n’es quò, vous pòdetz me creire,/Quò vau la pena, ’natz-li veire ;/ Coma me vos siretz contents / De l-i ’ver passat quauque temps./ E maugrat lor peu de sauvatges, / Òmes, femnas, nimai mainatges,/ Qu’es tots nonmas de bona gent. / ’Natz los veire, quò vau l’argent!

C’est-à-dire, toujours dans la traduction impeccable de Berland :

            « Malgré tout, vous pouvez me croire,/ Ça vaut la peine, allez-y voir ;/ Comme moi, vous serez contents/ D’y avoir passé quelque temps./ Et malgré leur peau de sauvages,/ Hommes, femmes, ainsi que les enfants,/ Ce ne sont tous que de braves gens./ Allez les voir, ça vaut l’argent. »

       Ce n’est évidemment pas la même chose, surtout, d’écrire « malgré quelques sauvages » là où il faut lire « malgré leur peau de sauvages », et de traduire qu’ils « sont tout de même de braves gens », là où il est écrit « Qu’ei tou noumâ de bouno jen », c’est-à-dire littéralement : « ce ne sont tous que de braves gens ». Sans compter les autres broutilles. L’exactitude est importante, par principe, mais qui plus est en l’occurrence, car cette conclusion est un clair repentir de tout ce qui précède, une façon de dire : « tout ce que j’ai dit, n’était que pour de rire ».

 

Cholet, Lingamiau, Belozeu

           Je connaissais cette gnorle de Lingamiau, mais je m’étais empressé de l’oublier, parce que justement, elle est parsemée de clichés racistes destinés à faire rire un lecteur complaisant. D’ailleurs, comme à l’accoutumée, les images sont saisissantes, vives et efficaces. Tout était réuni pour qu’un lecteur limousin de 1903, en effet, y trouve de quoi se divertir : évocation d’une sauvagerie grotesque, enfant crapaud, tétine de cirage, blancheur de crémaillère, danseuse aux contorsions phénomènales, contre-modèle féminin, musique de sauvages, etc. etc. On lira la pièce en ligne : rien ne nous est épargné.

          Cependant, il est très important de souligner qu’il s’agit d’une pièce comique et non d’un article de journal. Il n’y a pas de sens à parler des « réticences » de tous ordres de l’auteur, car ce n’est en rien l’auteur qui donne ses propres impressions. C’est comme si l’on prétendait que les sketchs de nos comiques contemporains devaient et pouvaient être entendus à la lettre. Les impressions données par Cholet sont celles de son personnage, Belozeu, qui, comme la plupart de ceux que Lingamiau met en scène (voir aussi Lionassou à l’erposici de Limogei), est un badaud bonhomme, mais peu instruit, et de vue assez étroite, parlant et pensant « patois », de sorte que l’on rit d’abord de lui, de sa naïveté, de sa pingrerie, de sa façon simpliste de voir le monde, de son manque de modernité et de ses préjugés grossiers. Un ami à Cholet vante d’ailleurs fort justement le poète en ces termes : « son habileté a ce tact rare de dissimuler sa propre personnalité sous le couvert du monologue, du dialogue ou de la description » (Paul Lagrange, « Lingamiau », Limoges illustré, n° 24, 1er nov. 1909, p. 8).

          En effet, Cholet était quant à lui un bourgeois limougeaud très respectable et fort instruit (collaborateur de Limoges Illustré, etc.), un notable, banquier de son état, on ne peut plus éloigné, socialement au moins, de ses personnages. Il était aussi visiblement plutôt conservateur et non exempt lui-même de préjugés, en particulier de tous les préjugés sociaux qu’il mobilisait pour camper ses personnages populaires, comme Belozeu ou Lionassou et son usage de la langue, très efficace, participait d’ailleurs d’une diglossie toujours confortée, jamais inquiétée, même si la sympathie et même l’empathie pour ses personnages patoisants est indiscutable.

       De la pièce en question on peut en tout cas déduire qu’en bon notable, Cholet trouva l’exposition à son goût, non seulement, par les derniers vers que nous avons vus, mais par une ligne précédente où Belozeu, en sortant de l’exposition rencontre son camarade le « meneitrei Chôle », occupé à complimenter « Sole », c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, Édouard Cholet lui-même félicitant l’entrepreneur-impresario Raoul Saulay (ce que Berland, dans sa traduction n’a pas aperçu). Il y a fort à parier, donc, qu’il était comme la plupart de ses contemporains, tout à fait partisan du fait colonial et de sa mise en spectacle.

 

Le colonialisme identitaire limousin

            Surgit ici une autre problématique tout à fait intéressante : l’usage que les Limousins ont pu faire de leur présence active dans l’expansion coloniale pour tenter de redorer le blason d’une identité régionale largement négative. Il existe à ce sujet un livre récent (2010) dont la lecture est très instructive : L’Empire en province. Culture et expérience coloniales en Limousin (1830-1939) de Reine-Claude Grondin. Entre beaucoup d’autres choses (il s’agit d’un gros travail de thèse), l’auteure s’intéresse en effet à la promotion des coloniaux limousins dans les milieux régionalistes, destinée expressément à valoriser l’identité régionale, l’identité de la « race limousine », de sa culture et bien sûr de sa langue. Elle s’arrête surtout sur les textes manuscrits et publiés de Johannes Plantadis, cofondateur de l’École félibréenne de Brive et de la Ligue occitane, rédacteur de Lemouzi, etc. Pour lui, écrit l’auteure, « contrairement à l’idée reçue, l’identité limousine est sédentaire et migrante ». Ainsi va-t-il s’appuyer, dans un article de 1898, jusqu’à l’autorité d’Agrippa d’Aubigné, lequel aurait écrit dans son Histoire universelle : « Qui dit Limousin oncques ne dit attaché paresseusement au sol de leurs cultures, mais idoines merveilleusement à transférer hors du for intérieur de la France ce sol ». Ce que l’auteure ne dit pas, c’est que cette citation, assez souvent reprise dans les articles à la gloire de la région, est selon toute apparence (pour autant que mon intuition et le moteur de recherche de Google books soient fiables), un vulgaire faux, écrit très certainement par Plantadis lui-même, paraphrasant ses propres idées dans une langue pseudo-archaïque (les Limousins en effet, écrit-il par ailleurs, « possèdent aussi une certaine force d’expansion qui les rend très utiles dans la colonisation, que cette colonisation soit intérieure ou extérieure »). Dans cette revalorisation, la langue a bien sûr son rôle à jouer, comme migrante elle-même dès les temps des troubadours. Elle est aussi bien présente dans l’aventure coloniale, pieusement conservée par les colons, en Algérie et ailleurs. L’auteure cite en effet un article d’Abileh Borie, paru en 1914 dans Lemouzi, relatant une rencontre in situ de Limousins d’Algérie, où l’échange partiellement « en patois » de la visiteuse avec les colons joue son rôle de reconnaissance identitaire. Ce même article, que je n’ai pas lu (je me fie donc à R.-C. Grondin), semble par contre plutôt se désintéresser de la culture des autochtones : ce qui importe étant la reconstitution en Algérie d’une petite patrie limousine. Le « village limousin » d'Algérie devient en quelque sorte le pendant symétrique du « village noir » de l'exposition limousine.

           Nous savons bien que la caution coloniale pour justifier une renaissance culturelle du Limousin n’a pas suffit et la preuve en est largement apportée par la manière même dont ce livre, comme le précédent que j’ai cité, considère spontanément la question linguistique. Car ici aussi le mot de patois sans guillemets est de rigueur avec toutes les connotations négatives empruntées à la grande référence de l’auteure, la thèse d’Alain Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin. Le patois, bien sûr, est et reste foncièrement la marque, le symptôme et le symbole de l'archaïsme, du sous-développement et de l’analphabétisme. Par exemple, et ce sera le mot de la fin, dans une phrase comme la suivante, sur laquelle on pourrait longtemps épiloguer : « dans ces deux départements [Corrèze et Haute-Vienne], le fort taux d’analphabétisme se conjugue à l’usage du patois » (p. 68).

          S’il y a un néocolonialisme boursouflé de bonne conscience que la comparaison avec les « villages noirs » nous permet d’interroger, il est aussi un vétérocolonialisme intérieur, dont le Limousin, toujours jugé trop archaïque, trop enclavé, trop patoisant par les élites du royaume et de la république, continue à faire les frais.

       Jean-Pierre Cavaillé

 

villagenoir

Nogent-sur-Marne 1907

 

 

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Commentaires
J
Juste un mot per dire un grand merces per 'quela analisa que m'a fait legir en entier la peça de Lingamiau, qu'avia pas agut lo coratge d'afrontar sola quand M. Jan Delage dau site « chanson-limousine.net » l'avia publiada... fau dire qu'a fòrça d'estre blassada inutilament per tot un environament que refusa nòstra cultura, legisse nonmas, çò que pense estre benefique per me ! <br /> <br /> <br /> <br /> Gracia aus liams, ai agut lo plaser d'auvir Lilian Thuram e de tornar legir l'article plan complet sus Marcela Despastre e la conclusion que me tuca beucòp que copie per lo plaser perque qu'es talament vrai :http://dossiersgrihl.revues.org/2403#ftn51. : <br /> <br /> "On voit ainsi, qu’à travers Delpastre, j’essaie de décrire une forme de conflit spécifique, par lequel une culture minorisée, réduite au local, au régional, par opposition au national et à l’universel, revendique sa propre universalité (indépendamment du reste de toute revendication régionaliste ou nationaliste) et s’affirme à travers le refus de se reconnaître dans les stéréotypes dégradés que lui impose la culture dominante, par lesquels s’impose et se maintient symboliquement une relation de domination territoriale et politique effective". <br /> <br /> <br /> <br /> E merces tanben a l'utilh « Internet » que permeis d'aver 'quel espaci de discussion !
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