conogudachausasia

Janvier 1246, accord sur le cens à verser pour un étal de boucher. Château de Limoges "Notice occitane sous un sceau consulaire" (Limousin). Archives Départementale Haute-Vienne, Fonds de Saint-Martial, H 8146. Cliché piqué sur le site de l'Ecole des Chartes Thélème, vous trouverez, sur ce document, une notice    le Fac-similé interactif    le Texte et sa traduction   un Commentaire diplomatique    un Commentaire linguistique)


Le cartulaire en vernaculaire

 

         Le cartulaire du consulat de Limoges, dont l’original est conservé aux Archives municipales de la ville (ms AA1), est un texte de première importance pour l’histoire de Limoges et de sa langue. En effet, ce registre des consuls de la ville haute (dite « le Château »), constitué de pièces en apparence hétéroclites (textes liturgiques, extraits des Évangiles, miniatures, coutumes de Limoges, serments des consuls et des habitants, décisions consulaires sur toutes les questions de vie commune) s’étendant sur plusieurs siècles (XIIIe-XVIIe) est, dans sa plus grande partie, rédigé en occitan limousin.

          C’est d’ailleurs ainsi qu’il est présenté par un élève de l’École des Chartes, Aubin Leroy, dans une thèse soutenue en 2005, intitulée précisément : Le cartulaire du consulat de Limoges. Un livre juratoire en occitan limousin. On trouve ses positions de thèse sur internet, faute d’avoir un accès à la thèse elle-même (les thèses de l’École des Chartes sont de consultation fort malaisée) : il s’agit, nous explique-t-il, non d’un recueil factice, comme certains l’ont cru, mais d’un livre juratoire, comme il en existait dans toutes les villes des pays d’expression occitane (voir l’article de Henri Gilles, « Les livres juratoires des consulats languedociens », Cahiers de Fanjeaux, n° 31, 1996 et surtout il faut consulter à titre d’exemple le magnifique registre municipal d’Agen, également en oc, consultable en ligne), c’est-à-dire un ouvrage qui servait à « supporter la prestation du serment des consuls et des habitants à chaque élection ou en cas de danger », mais qui rassemblait diverses pièces importantes pour la vie municipale, et constituait la « mémoire de la communauté urbaine » ; une archive vivante, immédiatement mobilisable dans tous les moments qui comptaient pour la ville.

        Tout comme sur le plan de l’histoire de la ville, sur le plan linguistique, ce livre est d’une valeur inestimable. En effet, si la plus grande des documents politiques, juridiques et économiques de l’époque étaient rédigés en occitan, les archives de Limoges ont subi d’énormes pertes depuis le XVIIe siècle. Selon les estimations d’Aubin Leroy, ces disparitions s’élèveraient à plus de 90 % (« Des originaux, vidimus et contrats privés rédigés en majorité entre 1200 et 1400, et inventoriés au XVIe siècle, il ne nous reste rien aujourd’hui, ce qui ajoute à l’importance du cartulaire »). A travers lui, il est possible de connaître la langue parlée, ou du moins écrite à Limoges à la fin de l’époque médiévale, et d’observer son évolution au cours du temps. Du reste, pour qui connaît la langue encore parlée aujourd’hui, la proximité est saisissante.

          C’est à ce titre, c’est-à-dire principalement comme monument linguistique, que le grand Camille Chabanneau en a publié la plus grande partie en 1895, et c’est encore cette édition qui permet aujourd’hui d’accéder au texte. On peut espérer qu’Aubin Leroy en donnera l’édition critique (quoique 2005 soit déjà bien loin) et que la Ville de Limoges fera la même chose que celle d’Agen (voir supra). Ainsi, depuis Chabanneau, plus d’un siècle ce sera passé sans que ce document n’ait apparemment attiré suffisamment l’attention pour qu’il fût réédité et donnât lieu à des études approfondies.

           Il est d’ailleurs présenté comme « une découverte » dans un récent reportage de la chaîne municipale 7 A Limoges, qui lui est entièrement consacré. Chacun peut ainsi se reporter en ligne à cette vidéo d’une dizaine de minutes, pour une sérieuse présentation du document assurée par les soins de l’historienne Sarah Louis.

         Mais si, comme moi, vous aviez eu vent de l’édition Chabanneau et du travail de Leroy, vous aurez alors la surprise de ne pas rencontrer une seule fois dans cet exposé le mot d’ « occitan ». La question de la langue est à peine effleurée à travers les formules suivantes : « c’est la langue vernaculaire de tous les jours parlée à Limoges à la fin du Moyen-âge, c’est-à-dire, pour aller très vite, l’ancêtre du patois parlé encore actuellement » et une autre fois, est évoquée la « langue limousine de la fin du Moyen-âge ». « Vernaculaire », « patois », « langue limousine », tous les mots sont bons sauf celui d’occitan. Mais qu’est-ce qui fait donc si peur dans ce mot ? J’ai écouté cette émission alors que je lisais des choses sur la Bretagne et le Pays Basque, régions où une telle tradition d’écriture municipale en « langue vernaculaire » n’a pas existé, mais où, en tout cas, il serait impensable de présenter un texte ancien, du XVIIe siècle par exemple puisqu’il y en a quelques uns, comme étant écrit dans « la langue vernaculaire qui est l’ancêtre du patois ». Sûr que, dans ces contextes différents, Mme Sarah Louis aurait parlé sans sourciller de breton ou de basque, trop heureuse de montrer ainsi l’intérêt et la valeur de son document. Mais ici, voyez-vous les choses sont différentes, très différentes.

         A cela s’ajoute enfin une chose fort gênante, mais ô combien révélatrice : les quelques brefs exemples de lecture que la chercheuse fait du texte à voix haute – les incipits « Conoguda chausa sia que » et « Renembransa sia que »[1] –, sont un désastre : on entend comme une sorte de latin énoncé sans accent tonique (ou si l’on veut, lu à la française), alors que l’on aperçoit la belle graphie médiévale occitane régulière, si proche (et pour cause) de la graphie alibertine, laquelle présente au moins le mérite majeur en effet de montrer l’étroite continuité de la langue parlée entre l’époque médiévale et la nôtre. Mais pour lire ces textes à voix haute autrement que comme une langue morte, évidemment, il faudrait commencer par reconnaître que la langue parlée aujourd’hui encore mérite que l’on s’y intéresse et qu’elle est justement quelque chose d’un peu plus précis et d’un peu plus noble qu’un « patois ». A ce sujet, du reste, et j’y reviendrai dans un post prochain, il faut saluer l’excellente initiative de 7 A Limoges, de diffuser les films documentaires réalisés par l’IEO du Limousin. Et dire que dans ces films, tournés en 2011-2012, la langue parlée est celle des plus vieilles archives de Limoges ; la langue vernaculaire de son cartulaire !

Jean-Pierre Cavaillé

[1] On trouve les mêmes formules, graphiées à l’identique ou presque (selon les zones, on trouve par contre plutôt "causa" que "chausa"), introduisant les décisions municipales ou seigneuriales, mais aussi les entrées des livres de raisons et de tant d'autres pièces rédigées en occitan à l’époque médiévale. On voit d'ailleurs par là qu'il s’agit bien d’une graphie pannoccitane très régulière dans l'ensemble, mais le souci de conformité avec la langue orale dans ses spécificités locales est très présent dans le registre de Limoges (d'où "chausa" etc.). C'est d'ailleurs par cette même formule "conoguda chausa sia" que commence le texte qui sert d'illustration à ce post.