Déflagration. Une vidéo qui déménage
oeuvre (et triple portrait) de Geörgette Power
Déflagration. Une vidéo qui déménage
Lors de la journée de Saint-Matthieu (87), dont il a déjà été question ici (voir l’article de Jean-Christophe Dourdet), les animateurs de l’Agence culturelle Dordogne-Périgord nous ont présenté une œuvre commandée à un jeune vidéaste bordelais, Geörgette Power de son nom d’artiste, réalisée dans le cadre du projet Vidé’oc, à partir du visionnage des films de la campagne récente de collectage en Périgord vert, Mémoire(s) de demain. Cette vidéo d’une dizaine de minutes, qui porte le titre de Déflagration, maintenant en ligne, m’a énormément frappé et plu, au premier visionnage, et elle me plaît d’ailleurs beaucoup encore, même si, en sachant plus sur sa fabrication, je ne la regarde plus de la même façon. Il est d’ailleurs préférable de la visionner avant de lire la suite, afin de ne pas être prévenu par ce que je veux en dire.
Déflagration from Geörgette Power on Vimeo.
cliquez ici pour accéder à la vidéo, sur le site de l'Agence culturelle Dordogne-Périgord
Ce qui m’a plu, avant tout, c’est en effet la jeunesse, la vitalité, la vitesse et l’audace des images et, à travers elles, de l’usage de l’occitan, parlé par cette excellente locutrice périgourdine dont le nom figure à la fin du film : Lucienne Phélip.
Cette dame est le personnage central d’une histoire elliptique, extravagante, qui associe le thème de la « chasse volante » (voir ce motif dans la pièce de théâtre de Sent Saud, 1982) et la conquête de l’espace, une artiste couturière qui réalise des drapeaux de pays qui n’existent pas et le drapeau américain fiché sur la lune, une berceuse occitane et Blue moon, la langue d’oc et l’anglo-américain, mis directement en contact à la fin du film quand la dame aux drapeaux lit, « dans » son accent, les paroles de la célèbre chanson de Presley.
Il est drôle, bien sûr, d’entendre écorcher l’anglais à l’occitane, mais cette confrontation de la langue locale à la langue globale (ou prétendue telle), sans l’intermédiaire du français, loin de rejeter le plouc patoisant dans sa plouquerie, ouvre un espace extraordinaire, proprement universel et astral, où se rencontrent tous les imaginaires des batailles célestes, qui hantent la culture occidentale depuis l’antiquité – car la chasse volante, d'ailleurs non spécifiquement occitane, n'en est qu'une belle variante – , les apparitions célestes et la transformation de cet imaginaire par les images magiques et affolantes des vols et des chutes spatiales. « Aquò se passava en julhet 1969 », dit de sa « chasse volante » Mme Phélipchasse volante ; le mois de la conquête américaine de la lune qui ne cese d'être rappelée tout le long du film.
J’ai aimé la chasse (volante et psychédélique) des avions de chasse, la berceuse sur les images somptueuses des panaches de fumée de la navette Challenger explosée, la danse trépidante des drapeaux imaginaires entre les mains de la couturière…J’ai aimé aussi, oui, le fait que le vidéaste se saisisse de l’occitan et de l’esthétique politique des drapeaux sans faire aucune référence à l’inévitable bannière occitane (parlar de drapèu en occitan sens parlar del drapèu occitan, quin solaç !). J’ai aimé encore les phrases très poétiques prononcées par la faiseuse de drapeaux, : « Vòli un drapèu unique, capable d’amassar emb fòrça òrizontal e vertical, luna e solelh, inches e centimètres, coma aquèla jornada sens solelh e aquèla nuèit ensolelhada. […] Quand tornèt de las estelas, un jorn, un’eternitat, continuèri sens m’arestar. ’Quò es un voiatge estatic ; quilòmètre per quilòmètre, bobina per bobina, punt per punt, m’apròchi dau resultat de meus reives ». J’ai enfin aimé le ton primesautier, l’humour léger et pourtant profond de la rencontre entre Houston (« … me disi, Houston, avèm un sacre probleme ! ») et ce coin du Périgord où l’amour est descendu du ciel en 1969… sous les traits d’un cosmonaute à la banane volontaire, dont on comprend, à la lecture du générique de fin, qu’il s’agit d’une photographie (sans doute trafiquée) du défunt mari de Lucienne : Félicien Phélip.
A partir de là, avec les éléments à ma disposition (surtout le fait que le vidéaste se serait nourri du matériel de collectage), je me suis fait mon histoire, je me suis fait mon propre cinéma, à propos de la réalisation de la vidéo. J’ai cru qu’il existait en Périgord une artiste couturière occitanophone confectionnant des drapeaux imaginaires sur laquelle l’équipe de l’Agence Culturelle avait réalisé un collectage. J’ai cru, j’ai voulu croire qu’elle disait ces choses étonnantes, sur la recherche d'un drapeau idéal, digne d’être planté sur la lune.
Je me suis informé auprès de l’Agence, et j’ai appris que tous ces éléments relevaient en fait du docu-fiction ou plutôt du collectage-fiction et que le vidéaste qui, au départ, ne savait rien de l’occitan, avait travaillé avec Lucienne Phélip, rencontrée à travers des amis et sollicitée comme actrice.
J’ai lu aussi l’interview de l’artiste réalisé au moment où son film n’était encore qu’en projet : « Je vais dans un premier temps filtrer vos archives pour en réagencer des bribes, un travail d’écriture en somme, puis dans cette idée de collage et d'hétérogénéité, je vais construire un récit de voix de synthèse anglaises qui ponctuera ces fragments de témoignages des derniers occitanophones ». « Derniers occitanophones »… « – Vas un pauc tròp redge en besonha, pichon ! », me suis-je dit… Suit dans l’interview la revendication du concept de « grand 8 », qui convient en effet très bien à l’esthétique de G. Power : « J’entends par grand 8, la faculté d’être ici et là, anglophone, occitanophone, terrien, gascon. Je préfère faire un film dans lequel on verrait comment on s’approprie aujourd’hui un patrimoine immatériel, à savoir une langue qui s’éteint, et montrer quels usages on en fait. Voir où se situe l’occitan dans un territoire bien plus vaste que lui : celui de ses utilisateurs ». C’est-à-dire ceux qui utilisent, si j’ai bien compris, la langue qui s’éteint, mais… sans plus la parler et sans plus la comprendre (mais qui doivent bien s'y mettre d'une façon ou d'une autre, s'ils veulent en faire quelque chose !).
Je me suis dit que ce qui intéressait l’artiste était qu’il existait une langue, sur le territoire où il vit et travaille, dont il ne savait jusque là à peu près rien, une langue qu’il croyait sans doute morte et qu’il considère d’ailleurs sur le bord de l’extinction. C’est cette éminente qualité d’être en voie d’extinction qu’il exploite, non en vue d’une quelconque revitalisation, mais dans le cadre d’un projet esthétique où l’occitan est d’abord un motif extérieur, motif certes majeur, dans un jeu de contrastes à travers sa rencontre avec l’anglo-américain et une part de l’imaginaire dont il s’accompagne (musical, spatial, etc.), mais un motif presque dénué de contenus culturels propres car, disons-le, l’exploitation du motif de la chasse volante est bien ici superficielle et très décalée par rapport aux contes d’épouvante que l’on en possède. De sorte que, me semble-t-il, n’importe quelle langue vernaculaire aurait pu faire l’affaire, ne fût-ce les spécificités proprement linguistiques (l’accent, los biasses de dire) remarquablement apportées dans le film par Lucienne Phélip.
Certes, la culture et la langue occitanes appartiennent à tous ceux qui en font quelque chose, qu’ils parlent ou non la langue. Cependant, l’initiative occitane consistant à proposer à des artistes non occitanophones de se saisir d’un matériel occitan pour réaliser leurs œuvres est à double tranchant. Elle est évidemment d’abord un acte fort d’ouverture, d’offre du patrimoine à qui se montre désireux de s’en saisir, de se l’approprier pour en enrichir sa propre création. Mais elle est aussi un aveu ; la reconnaissance que l’occitan est effectivement absent de la plupart des formes de la création contemporaine (c’est-à-dire de ce que l’on nomme « la création contemporaine » : installations, performances, art d’attitude, vidéo, musique, théâtre et danse dits « contemporains », etc.). Car en allant chercher ailleurs (je veux dire hors de l’occitanophonie) ce que l’on ne peut produire soi-même, on avoue bien sûr sa propre insuffisance. Cet aveu, évidemment, nous interpelle, car il montre tout ce qui sépare, par exemple, la situation de l’occitan de son cousin catalan (voir à ce sujet une petite réflexion à propos du spectacle de Roger Bernat aux Francophonies de Limoges l’année dernière). Car je ne dis pas qu’il faut préférer les créations occitanophones contemporaines à celles qui ne le sont pas, je ne dis pas « fabriquons et consommons occitan », je dis seulement : « Voilà, en effet, il y des pans entiers de la culture contemporaine qui ne se disent pas en occitan, et cela bien sûr est fort dommage ».
Un autre sujet de réflexion, qui me tient à cœur, est celui de l’exploitation des films et enregistrements de collectage. L’Agence culturelle Dordogne-Périgord s’est engagée résolument dans cette voie, en sollicitant non seulement des vidéastes mais aussi des musiciens, comme on a pu le voir cette année à l’Estivada de Rodez avec la production du spectacle Scène de Familha, spectacle musical créé à partir de films de collectage projetés simultanément sur scène (voir la vidéo de présentation du spectacle par le collectif Detz).
L’enjeu est ainsi de trouver des moyens de rendre attractif un genre – le collectage – que l’on pense ne pas pouvoir l’être de lui-même, au risque bien sûr qu’il ne devienne à la fin qu’un prétexte ou une simple illustration. Le présupposé de tout cela, c’est quand même un peu que les films de collectage sont chiants. Or je ne le crois pas, pas du tout, même si, comme en tout autre genre, ce qui est susceptible de les rendre attractifs est l'adoption et la maîtrise d'une forme.
J’ai cherché en ligne des extraits des films de Mémoire(s) de demain et, justement, je n’en ai pas trouvé, même si je sais qu’il existe un film de « restitution » de la collecte (que je n’ai pas vu), diffusé en Périgord (voir, là encore, la vidéo de présentation). Pourquoi ne le trouve-t-on pas en ligne ? Cette forme de diffusion est-elle prévue ? Les équipes d'Al Canton, en Aveyron, ou encore de La Talvera, dans le Tarn, prévoient-elles également une exploitation en ligne de leurs trésors ? Il existe, je sais, un projet similaire en Limousin. Perqué aquò tanben nos interessariá bravament ! La collecte ne nous ennuie pas, elle nourrit notre langue et nos imaginaires, elle est en effet notre mémoire de demain.
Jean-Pierre Cavaillé