1982, théâtre de Sent-Saud : Le temps des batteuses
Corrèze - Juillet 1927 © DR / Archive de Michel Heurtaux
Une pièce de Jaumeta Beauzetie
En farfouillant dans les rayonnages du pôle limousin, à la Bibliothèque de Limoges, je suis tombé sur un petit livre qui ne paie pas de mine, une pièce de théâtre intitulée Lu temps de las bateusas, œuvre mise en scène par le Teatre de Sent-Saud. Datée de 1983 et publiée par la très regrettée Clau Lemosina (faisons un vœu pour sa renaissance), elle est attribuée par erreur sur le catalogue informatisé à Alphonse Lazeyrat[1], mais fut en fait écrite par Jaumeta Beauzetie. Cette pièce qui unit le français et le limousin est pleine de fraîcheur, d’entrain et de fantaisie… 23 ans plus tard, il serait très intéressant de la reprendre, mais il apparaîtrait alors que pas mal de choses ont changé… et la plupart, hélas, de façon tout à fait négative pour la langue occitane, sa présence sociale et sa reconnaissance.
La pièce a en effet pour sujet la langue, ce qui est, soi-disant, un défaut majeur. On n’arrête pas en effet de nous tarabuster en nous expliquant qu’on ne peut pas faire vivre une langue, donner envie aux gens de l’apprendre par des discours et des œuvres qui font de la langue elle-même leur centre d’intérêt premier, leur objet de réflexion, leur souci numéro un. Une langue, surtout lorsqu’elle est menacée, si elle veut relever le défi, doit pouvoir parler de tout, de la coupe du monde de foot, du kat 40, de la contraception et de la culture hors sol, mais sans doute pas de ses états d’âme d’idiome minoré. Je ne suis qu’à moitié d’accord. Certes une langue ne vit pas de sa propre substance, mais de ses usages, certes il faut pouvoir parler de tout, mais il se trouve que le désir de faire vivre et de transmettre la langue, parce qu’elle est menacée, n’est pas séparable de la crainte de la perdre et que ce souci est aussi, parfois d’abord, ce qui nous fait parler et écrire. Cela prouve certes que, dans notre bouche, la langue est menacée, faible, incertaine, souffrante, opprimée, etc. et cela est bien normal, puisque tel est le cas, puisque telle est sa réalité. On ne va quand même pas nier cette réalité, faire comme s’il suffisait de vouloir pour pouvoir, pour nous faire entendre, pour trouver ne fût-ce qu’une petite place dans l’espace social et culturel, alors que le simple fait d’utiliser la langue et surtout de prétendre la transmettre et de la publier, nous condamne à l’ostracisme, à la clandestinité, à la marginalité, attire sur nous tous les soupçons, toutes les insultes (communautarisme, archaïsme, passéisme, etc. etc.) et nous confronte à tous les obstacles (pas de moyens, pas de diffusion, pas de relais médiatiques, pas de reconnaissance institutionnelle, etc. etc.). Parler de la langue, de ses difficultés, de sa relégation, du dénie qui pèse sur elle, est donc chose tout à fait naturelle et légitime. Le tout est de le faire sans être emmerdant, le tout est d’être attractif, et on peut l’être bien sûr, y compris dans l’invocation de la marge et de la clandestinité, il faut juste trouver le ton et le rythme … ce qui est éminemment difficile, j’en conviens, et je ne cache pas que je nourris les plus grands doutes à ce sujet, en ce qui concerne ma propre prose.
En tout cas, la pièce du théâtre de Saint-Saud en Dordogne montée au début des années 80 n’est pas du tout ennuyeuse, elle est même très drôle, malgré son militantisme et, il est vrai, un côté didactique, un peu appuyé, surtout vers la fin… Voilà, en bref l’histoire : trois enfants, dans la cuisine familiale, parlent à leur mère du cours d’occitan qu’il viennent d’avoir à l’école. Il s’agit donc de théâtre qui intègrent des enfants et des adultes, initiative excellente, dont on comprend mal pourquoi elle est si rare. La maîtresse leur a prêté un livre, Lu prumier sendareu[2], qu’ils écorchent allègrement, en tentant de prononcer à la française : « Las canasses an trapat lasse pitasse carpasse » (las canas an trapat las pitas carpas) ; l’un chante la berceuse de la Dronne[3], l’autre simule le geste de la vielle : « gnan-gnan-gnan, gnan-gnan-gnan ». La maîtresse leur a recommandé de regarder à la télé, une émission sur les batteuses du temps jadis. C’est maintenant la télé qui joue… L’ « espicarina » présente l’émission « annuelle » d’occitan (elle dit d’abord « excitant »), où une animatrice ès patois donne d’abord la parole à Victorina, qui vient de fêter… ses 200 ans ! L’aïeule vénérable a bien sûr connu le temps d’avant la batteuse (« que machin que put… que fai dau bruch...), quand on coupait à la main et battait au fléau (« quò fasia… plin-plau… plin-plau… plin-plau… plin-plau… plin-plau… plin-plau… »), puis la batteuse à manivelle (« quò fasia tra-tra-tra-tra-tra-tra-tra-tra-tra »). L’animatrice ne comprend rien et congédie la bicentenaire et appelle Monsieur Emile, alias Milon, le temps d’évoquer les fêtes des batteuses et surtout, de raconter, « dans notre beau patois », deux gnorles parmi les plus grasses du répertoire. Mais l’émission annuelle est déjà achevée.
C’est au tour de la mère de famille alors de raconter ses souvenirs de batteuses… Retour dans le passé, dans la cuisine, lieu central et vital pour qu’un langue reste vive, où se prépare le repas de batteuse et où les moissonneurs viennent boire de bons coups. Titi, la petite de la famille (la future maman ?), veut aider et trépigne d’impatience (« Si tu sabes pas que far, trapa na peira e borra-te sus los dets » finit-on par lui dire). On note qu’elle s’exprime en français, avec des occitanismes (« c’est mon mien »)… d’ailleurs tous les enfants dans la pièce ne parlent pratiquement que le français… il faudra y revenir. La voilà dehors, si c’est bien toujours la même (car elle s’appelle Pita filha[4]) avec son chat, qui se plaint en bon chat-limousin pessimiste qu’il est : « Quò vai mau… quò vai mau ! » et dévide un petite merveille de comptine qu’il me faut reproduire :
Mau mau !
Ente as-tu mau ?
Voes-tu dau miau ?
Un grun de sau ?
O ben un cacau ?
Visa lo jau
Sus lo portau
Lo picatau
Dins lo suecau
Pitit margaud
Dau pair Marçau
Per la Nadau
Queu grand drollaud
Botet Margaud
Coma un dindau
Dins lo forn chaud !
Paubre animau ![5]
La petite se plaint des reproches qu’on lui fait à l’école, de dire « margaud » pour chat et « prope » pour propre[6]… mais elle se plaint aussi des adultes de sa famille : « ils croivent peut-être que le patois, c’est fait pour dire des bêtises… Ma mémé, elle, elle me parle bien le patois […] d’ailleurs, y a qu’elle qui me parle patois dans cette maison… on dirait que les autres, ils ont peur que ce soit contagieux… pour les bêtises ». Aussi prend-elle une grave décision… Au cours du repas, les langues vont bon train, entre autres pour raconter une histoire de circonstance signée Panazô, recruté par le voisin Borrasecha pour travailler à la batteuse. La « goiata » survient et déclare devant tout le monde : « vous croyez que le patois c’est fait que pour dire des bêtises, raconter des nhorles ou des histoires cochonnes… […] et à moi, vous me parlez français… eh bien moi j’en ai marre ! n’i a pro ! et je veux parler patois… et je parlerai patois à tout le monde ». La fin de ce propos vient manifestement du premier tome des Mémoires de Marcelle Delpastre, qui se rappelle avoir fait une déclaration tout aussi solennelle en sa prime jeunesse (Chemins creux).
La fin de la pièce voit l’irruption sur le plateau de la « Chasse volante », menée par la Dame blanche, « que vai querre los pitits qu’an pas reçaubut batesme ». La Pita Filha n’en mène pas large. Les membres de cette chasse volante sont la mémoire humaine et linguistique des lieux depuis la préhistoire jusqu’en 1881, création de l’école laïque pour tous, bonne chose en soi, mais dont l’un des objectifs était d’inculquer que « le patois était honteux, méprisable, grossier… que pour réussir il fallait le bannir », en passant par les Romains, les Wisigoths, la croisade contre les Albigeois, la capitulation de Raimond VI, l’Edit de Villers-Cotterêts, etc… un bref résumé, mais assez précis, de ce qui pourrait être une histoire occitane. La chasse volante a charge, autrement dit, de délivrer le message occitaniste et plurilingue (« i a de la plaça per totas las lingas dau monde ») et de prédire, avec un bel optimisme : « dins quauquas annadas… quò se tornarà parlar ! », les batteuses disparaîtront, mais la langue se maintiendra ; la Chasse volante, prévoit même l’avènement dans un futur encore lointain, 1982, d’un rapport qui aura pour titre Démocratie culturelle et droit à la différence.
Mais justement qui parle encore, en 2006, du rapport rédigé en son temps par Henri Giordan ?[7] La Délégation Générale aux Langues de France, peut-être, qui s’en rappelle pour dire qu’elle fait beaucoup mieux… en tout cas sur le papier et sur l’internet… parce que la dure réalité est là : les années ont passé et l’on ne « reparle » guère le limousin, mis à part en quelques îlots associatifs, extérieurs aux institutions de l’Etat ou à leur marge extrême… Au début de la pièce, les enfants ont une maîtresse qui enseigne le limousin aux enfants. Combien d’écoles publiques dans la région délivrent un tel enseignement ? Très peu, et c’est de toute façon difficile à savoir, dès lors que les rares instituteurs qui s’y risquent doivent le faire en se cachant autant qu’ils peuvent des foudres du rectorat. Vous comprenez, cela serait indûment prendre des heures à l’anglais ! A toute protestation, question, ou simplement demande d’application des dispositions officielles, il est répondu dans la plus pure des langues de bois de la bureaucratie nationale que les besoins sont couverts ! Les enfants, dans la pièce, peuvent voir à la télé une émission, certes annuelle, en occitan… C’est, on l’a compris, une fiction. Mais la réalité aujourd’hui dépasse cette fiction : en Limousin, il n’y a même pas d’émission annuelle en occitan, il n’y a rien de rien. Pour ce qui est de la transmission par l’école, en 1982 déjà les choses étaient manifestement mal parties, s’il est vrai que les enfants, dans la pièce parlent déjà tous… français. Au moins dispose-t-on aujourd’hui des calandrons qui pourraient jouer dignement leurs rôles en limousin et rendraient surtout caduque la scène de l’épelage à la française : vu qu’ils parlent avant de lire (il est difficile de comprendre que l’on s’obstine pourtant à enseigner les langues et même l’occitan en refusant ce principe élémentaire) et apprennent à lire en même temps les deux langues… mais cela est une goutte, une toute petite goutte d’eau dans un océan scolaire où le monolinguisme est de rigueur, car le badigeon d’anglais, tel qu’il est pratiqué, pensé et vécu, est tout sauf une ouverture linguistique. Bref, la Chasse Volante s’est assez durement trompée et le message de la pièce, il faut le reconnaître bien amèrement, est resté lettre morte. En fait, Lu temps de las bateusas, ne devrait pas être remonté en l’état, mais réécrit et adapté à la situation actuelle, pire, globalement, qu’elle ne l’était en 82. Mais justement, cela en vaudrait d’autant plus la peine !
J.-P. C.
PS) Suite à la parution de ce post, Jaumeta Beauzétie m'a contacté, notamment pour me dire qu'au moment de l'écriture de la pièce, elle n'avait pas lu Delpastre et qu'elle rapporte là sa propre décision de jeunesse, en tout point similaire à celle de la grande Marcelle.
[1] Les noms qui figurent sont tous féminins et sont ceux de Jaumeta Beauzetie, Marisson Beauzetie, Joela Couvidat, Julie Couvidat, Viviana Lembert, Maria-Josep Lidonne, Matilda Mage, Maia-Joela Rossignol. Le livre, si je ne me trompe, est encore en vente à la Librairie occitane, rue de la Porte-Panet à Limoges [maintenant rue Haute-Vienne]
[2](Le premier sentier) Il s’agit en fait de Lo prumier sendaron : per aprener a parlar, a legir e a escriure, du CRDP de Limoges, 1982. A la BFM on le trouve au pôle jeunesse, et ce soir il est porté disponible ! Je crains bien qu’il ne le soit depuis assez longtemps…
[3] Le texte et la partition de cette « breçairòla » sont données à la fin du livre. Idem pour la plus célèbre Gerba bauda de Rebier et Le Gentile.
[4]Il y a quelques petites incohérences qui en font douter, outre le nom… mais même les maladresses contribuent au charme du texte
[5] Les auteurs de cette comptine sont J.-M. Simeonin et J-Cl. Rollet que tout bon occitaniste limousin se doit de connaître.
[6] Elle donne un bel exemple de ce qui est réputé « meschant patois » et « mauvais français» :
« Les groles montent dans l’ar dau temps,
Les pigeons roucoulent sus la teulade,
Le vent bufe dans les papelons,
Le lièvre traverse la tauvère :
Marie, rentre ta bujade
Il va plore…
Tout aura. »
[7]Commission des cultures régionales et minoritaires à M. Jack Lang, Ministre de la culture (1981-1986), Paris, Ministère de la culture, 1982