Mal à la langue ! Le Débat, n° 144
La langue française
emprunté au blog Comme une image
Le n° 144 de la revue Le Débat présente un dossier autour des Conversations sur la langue française de Pierre Encrevé et Michel Braudeau, livre auquel j’ai déjà consacré un petit compte rendu. Il est constitué de quatre lectures critiques du livre, respectivement dues à Alain Bentolila, Jean-Marie Borzeix (j’y ai déjà fait référence), Jean-Claude Chevalier et Erik Orsenna, suivies des réponses des auteurs, auxquelles s’ajoutent deux longs articles ; l’un de Henriette Walter sur les « langues régionales », l’autre de Paul Bogaards intitulé « Le château de cartes de la défense de la langue française ».
Le français, malade imaginaire
Cet article, écrit par un universitaire néerlandais, passe en revue une petite partie seulement des deux à trois cents organismes consacrés à la défense du français recensés par Hagège. Bogaards commence sa revue par l’Office de la langue française, créé en 1937 et poursuit par l’Office du vocabulaire français, le Comité d’étude des termes techniques français, l’association Défense de la langue française, la Fédération du français universel, le Haut comité pour la défense et l’expansion de la langue française, le Conseil international de la langue française, etc. etc. « Aucune autre langue que le français n’est entourée d’autant de comités, de conseils, de directions, de fédérations ou de délégations ayant pour but de surveiller et de protéger l’état de santé de la langue nationale ». La métaphore médicale s’impose, quand on constate que la langue française, malgré la santé tout à fait florissante dont elle jouit (ce que montre justement le livre d’Encrevé et Braudeau), apparaît bien, dans la conscience des élites hexagonales qui la parlent, comme « un grand corps malade », et le slam à les en croire ne serait que le moindre de ses maux. Elle est en fait un grand malade imaginaire ; ce fantasme de la maladie de la langue, cette obsession de sa mort imminente de la langue sont évidemment des symptômes d’autres maux dont souffrent ceux qui ne cessent de geindre qu’ils ont mal à la langue. Blessure narcissique d’une France qui n’en revient toujours pas d’avoir perdu son empire colonial ? D'une nation arrachée aux rêves de l’universel par un rappel brutal à la dure réalité du particulier ? Maladie politique d’un pays qui conçoit toute différence culturelle et linguistique en son sein comme une menace à la sainte unité nationale ? Maladie sociale d’une élite menacée qui s’accroche au pouvoir culturel avec l’énergie du désespoir ? Les maux de l’imagination, on le sait, sont les plus difficiles à diagnostiquer et à traiter.
Boogards établit une importante distinction, en matière de politique linguistique, entre « des mesures qui concernent le statut ou les conditions d’emploi d’une langue et des dispositions qui touchent à la qualité ou à la pureté de son usage ». Or, en France, les deux plans sont sans cesse mêlés et confondus, comme le montrent les tentatives récurrentes pour exclure les anglicismes, dont la loi Toubon, en partie retoquée par le Conseil Constitutionnel en 1994, est un bon exemple, qui, entre autres choses, a donné lieu à cette étrange réalisation du Dictionnaire des termes officiels, autrement appelé « le Toubon », qui recense 3500 mots adoubés et présente un index ubuesque et très lacunaire des anglicismes proscrits. Autant les mesures concernant le statut et les conditions d’emploi d’une langue peuvent être efficaces (par exemple l’ostracisme de toute autre langue que le français sur le territoire national, inscrit dans la loi, ne s’est que trop traduite dans les faits), autant celles qui visent la correction de la langue sont vouées à l’échec : il est « aussi difficile de mener une politique concernant la qualité et l’emploi de la langue que d’essayer d’améliorer la politesse des citoyens en adoptant de nouvelles lois ». Cette comparaison montre bien quel type d’ingérence dans la vie des citoyens est visée, en pure perte, par ce type de loi. Du reste les citoyens eux-mêmes, quand on les interroge à ce sujet, sont assez défavorables à cet interventionnisme et ne considèrent pas que leur langue est une citadelle assiégée par l’anglais, même s’ils partagent le constat erroné (ou est-ce un présupposé des sondages eux-mêmes ?) d’une langue malade (sondage SOFRES, 1994). La question de fond, que pose Boggards à la fin de son article, est de « savoir pourquoi en France la langue est devenue un sujet qui est débattu au Parlement et traité dans des lois ».
On ferait bien en tout cas de méditer ces mots de Samuel Johnson, cités opportunément : « Les sons sont trop versatiles et trop subtils pour des restrictions légales ; enchaîner des syllabes et fouetter le vent sont des entreprises qui relèvent de la même façon d’un orgueil qui refuse d’adapter ses désirs à ses forces ».
Daumier, Le Malade imaginaire
Indigènes morigénés, vaines écrivaines et bloc-notes électroniques
Trois des papiers qui discutent le livre d’Encrevé sont de parfaites manifestations de l’étrange pathologie de ces français qui ont mal à la langue. On trouve même dans celui d’Érik Orsenna (signataire du manifeste Pour une littérature monde), un début de réponse aux questions que j’ai esquissées plus haut, et qui n’est pas non plus étrangère à celle de Boggards. La langue y est appréhendée comme le dernier refuge du sentiment national : « Toutes les définitions de la nation volant en éclats (la monnaie, la propriété de la terre, le pouvoir de l’État, la possibilité d’action militaire autonome…), la langue française ne serait-elle pas en train de devenir ma première référence, ma solidarité principale, mon pays ? Un pays débordant largement le mien et se nourrissant de tous les autres… » Mais comment pourrait-il se nourrir de tous les autres, alors même que le culte du monolinguisme semble au contraire en exclure la plus grande partie ?
L’affection dont souffre Borzeix est particulièrement grave s’il est vrai qu’il voit le mal partout : « Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur notre langue – comme sur toutes les langues, y compris l’anglais – sont en effet sans précédent ». Le ton, on le voit, est apocalyptique… Menaces sur notre langue, sur toutes les langues… Sur le langage même. Comment ? Pourquoi ? Cela a directement à voir avec la mondialisation et surtout avec l’expansion de l’anglais par le biais des techniques de communication. Au beau temps où le français régnait sur l’Europe, explique le directeur des Francophonies de Limoges, « il n’atteignait pas le fameux cocher de Frédéric II, relégué dans l’infra-monde d’une culture germanique vernaculaire ». Un cocher du XVIIIe siècle qui ne connaissait pas le français était donc condamné à vivre dans un infra-monde ! Les préjugés de classe n’ont guère évolué, comme on peut le constater, depuis l’époque des Lumières. Mais passons… Aujourd’hui, poursuit notre francophoniste, « la famille du chauffeur d’Angela Merkel, comme les membres de toutes les familles européennes […] est atteinte dans son intimité par la télévision, la radio, le téléphone portable, Internet… […] Ces médias modernes servent et illustrent des langues disposant de moyens de diffusion et de promotion fort inégaux ». Si je comprends bien, ce qui aurait été une bénédiction pour le cocher de Frédéric II (sortir de son infra-monde en parlant le français) est une malédiction pour le chauffeur de Merkel… on aura du mal à ne pas en déduire que cela n’a rien à voir avec le fait que cette langue censée pénétrer dans l’intimité de tous n’est plus le français, mais l’anglais. Je dis censée, parce qu’en vérité, sa présence dans la vie de l’immense majorité des Français et des Allemands, reste on ne peut plus marginale. Du reste, jusqu’à preuve du contraire, il est possible de faire parler une radio, une télévision ou un téléphone portable en n’importe quelle langue du monde. Quant à l’Internet, Encrevé, dans sa réponse, rappelle que si en 1992, 100 % de son contenu était en anglais, il est tombé à 35 % en 2006 et ne va cesser inexorablement de chuter… De toute manière l’invocation de cette invasion technologique supposée anglophone ne suffit raisonnablement pas à expliquer pourquoi toute langue est aujourd’hui menacée en son essence. On songe, en lisant ces lignes, à ces prophètes de l’Ancien Régime qui percevaient la diffusion du livre imprimé dans des couches de plus en plus nombreuses de la population comme un péril pour la religion et l’ordre social.
Alain Bentolila, quant à lui, identifie le foyer du mal : la banlieue, la « cité » dont il dresse un tableau linguistique tout autant apocalyptique et, qu’il le veuille ou non, proprement infamant. La communication des jeunes des cités serait, selon lui, marquée au fer rouge de la pénurie et de l’imprécision. Il parle de « populations » en pleine déshérence, qui savent de moins en moins « qui » elles sont, « d’où » elles viennent et « où » elles vont (mais leur a-t-il demandé ?) souffrant de déficiences linguistiques gravissimes qui les avoisinent de la barbarie… le tableau est effrayant, absolument fantasmatique et ne repose sur aucune espèce de données objectives, en dehors des difficultés scolaires avérées dont on peut donner de toutes autres raisons sociales et psychologiques. De la part d’un linguiste ou prétendu tel cela est tout de même pour le moins étonnant, mais dans ce domaine il ne faut s’étonner de rien. Encrevé rappelle dans sa réponse que conclure de l’échec scolaire et de l’inégalité linguistique (au sens d’une inégalité sociale des variétés de langue, égales par ailleurs pour le linguiste qui les étudie) à l’inégalité cognitive ne fait que rajeunir la « vieille théorie, aujourd’hui abandonnée par tous les spécialistes, du ‘handicap linguistique’ des locuteurs socialement les plus défavorisés ». William Labov et ses collaborateurs ont depuis longtemps mis à mal cette théorie défendue dans les années 60 par le psychosociologue Basil Bernstein, en établissant que « l’échec linguistique dans la situation scolaire est un indicateur très insuffisant des capacités linguistiques et cognitives des enfants vivant dans un milieu culturel sans rapport avec la culture scolaire ». Il renvoie Bentolila à la lecture des ouvrages importants de Labov lui-même, Logic of Non-Standard English (1970) et Language in the Inner City (1974) et de Herbert Ginzburg, The Myth of the Deprived Child (1972). Mais le mythe a la peau dure, surtout lorsqu’il sert, en contre-partie, à flatter des convictions de classe. Car, sous couvert de s’insurger contre les conditions faites aux plus pauvres, Bentolila impose sans pudeur ni retenue aucune de grossières convictions de classe : « Certains enfants ont eu la chance qu’on leur ait donné le goût de l’exigence, l’appétit de la précision ; d’autres ont dû se réfugier dans le flou et le banal pour ne pas s’exposer, pour ne pas se dévoiler au monde qu’ils pensaient hostile et dangereux. L’imprécision des mots lorsqu’elle est systématique va de pair avec l’insécurité linguistique et sociale ». Le lien est ainsi établi entre une prétendue déficience linguistique et l’insécurité, donc la criminalité. La stigmatisation culturelle et sociale ne saurait être plus lourde et surtout plus gratuite, car Bentolila avance de manière obsessionnelle le critère de l’imprécision du vocabulaire, mais justement avec une totale imprécision ! Car il ne fournit aucune donnée, aucun argument permettant de montrer que le langage des jeunes des « cités » est effectivement affecté de cette imprécision et pauvreté viscérales qu’il déplore avec tant de véhémence. Imprécision, dit-il, de leur vocabulaire, du mot « bouffon » par exemple, de « cool », de « niquer » (tels sont quelques-uns des mots retenus comme significatifs)... Dans leurs contextes d’énonciation, il est pourtant facile de montrer que ces termes sont d’une précision redoutable ; et personne ne s’y trompe, aucun des locuteurs ne se demande ce qu’ils veulent vraiment dire en les entendant ou les disant… Si l’un d’entre eux (à Dieu ne plaise), traitait Bentolila de « bouffon » en l’entendant disserter sur sa manière de parler, cela aurait pour lui et ses amis un sens très précis, n’en doutons pas ! Évidemment une injure ne tient pas lieu de critique argumentée, mais cela est une autre question, et celle-ci est tout autant effective, mais avec des mots et tournures qui ne sont bien sûr pas ceux que Bentolila reconnaît comme pertinentes… Pour le coup, c’est lui qui montre une incapacité radicale à sortir de sa propre variété linguistique et de son microcosme social pour appréhender la différence autrement que de manière négative. Un exemple d’ailleurs m’a frappé. Pour montrer que « plus la fréquence d’utilisation d’un mot est grande, moins son pouvoir d’information est élevé » (axiome à mon sens absurde, parce qu’un mot n’a de toute façon de signification, plus ou moins précise, que dans le contexte des énoncés, et la fréquence d’utilisation n’entre nullement en compte), il prend le mot « morigéner », par opposition à « gronder ». Du plus loin qu'il m'en souvienne, voilà un mot que je ne me rappelle pas avoir jamais entendu autour de moi, ni dans ma famille, ni même dans la bouche de mes amis ou collègues de travail ; je l’ai lu, certainement, en n’étant jamais sûr de ce qu’il signifie exactement et l’usage que je pourrais en faire ne manquerait pas d’être en effet imprécis. Même si j’ouvrais d’abord le dictionnaire, mes interlocuteurs seraient étonnés (à mon tour de passer pour un « bouffon » !) et il y aurait de fortes chances pour qu’ils trouvent le terme nébuleux. Il ne me semble donc pas que je perde quoi que ce soit à ne pas l’employer dans ma conversation, ou bien, tout au plus, comme marqueur, pour faire le malin ou ironiser.
Bentolila défend donc les mots rares – morigéner plutôt que gronder – et stigmatise le parler des banlieues pour sa pauvreté et son imprécision ; Orsenna décrète la « laideur » du mot « écrivaine » ; Borzeix parle des « vulgarités et complaisances » charriées dans les « blocs-notes électroniques » (sic), certes pour y voir la renaissance possible d’une « nouvelle conversation à la française » (encore un mythe auquel il faudra torde le cou !)… Ces signes épars sont éloquents : ils montrent à quel point ces trois auteurs se tiennent dans un tout petit monde, avec ses critères propres de distinction sociale (esthétiques, culturels, politiques..), dont nous sommes nombreux, très nombreux à être exclus. Nous qui n’utilisons jamais le mot « morigéner », qui ne comprenons pas, mais alors pas du tout en quoi il est laid de dire « écrivaine » et qui ne voyons pas en quoi le blog, pardon « le bloc-note électronique », est plus vulgaire ou complaisant que tout autre forme d’expression, nous sommes décidément ailleurs, à la fois dans l’infra-monde des particularismes vernaculaires et dans le macrocosme des échanges plurilingues. Pour nous libérer du poids symbolique que continuent à faire peser sur notre parole et nos textes les arbitres des élégances parisiennes et les Caton du vocabulaire, maîtres de morale linguistique, pour nous passer d’eux et de leurs livres, il suffit de regarder ailleurs, plus loin et plus près de nous, rien n’est plus simple, et surtout – plus difficile, il est vrai – d’affûter nos armes critiques.
Où l'on morigène le monde... (emprunté au blog Sa vicomterie)
Langues régionales ou patois de France ?
La présence d’un papier sur les « langues régionales » dans le cadre d’une discussion autour de la situation de la langue française aujourd’hui est bien sûr intéressante, d’autant plus que l’auteur n’est nullement hostile à leur enseignement. Cependant, l’approche de Henriette Walter est presque exclusivement descriptive. Elle présente « quelques éléments de l’histoire et de la géographie des langues qui ont fait la France : une image de la diversité linguistique du pays qui reste vivante malgré des siècles de tentatives d’uniformisation », passant en revue la plupart d’entre elles, en linguiste, mais en évitant toute approche juridique, sociale, politique, bref tout ce qui fait justement débat. Le lecteur un peu averti a la forte sensation que cet article est mis à la place d’une discussion qui devrait avoir lieu dans une revue dont le débat est justement la vocation. Certes celui-ci porte sur le livre d’Encrevé et Braudeau consacré au français ; mais pourquoi les langues dites régionales sont-elles abordées si rarement et, lorsqu’elles le sont, uniquement à l’occasion du français ?
Les questions « pressantes », selon le mot même de Henriette Walter, ne sont posées que dans les toutes dernières lignes : « faut-il les abandonner à leur destin, ou plutôt tenter de sauver des parcelles de cette autre vision du monde que peut offrir chaque langue, qu’elle soit minoritaire ou de grande diffusion ? Faut-il favoriser l’enseignement de ces langues, pour la plupart désormais confidentielles, alors qu’il serait si utile d’apprendre des langues largement répandues ? » (p. 176) En guise de réponse, la linguiste fait l’éloge du bilinguisme précoce et écrit que l’ « avantage de commencer par une des langues régionales qui […] entourent [l’enfant], c’est justement qu’elle lui est très proche, physiquement et affectivement – c’est le plus souvent la langue des grands-parents –, et qu’elle peut l’aider à mieux comprendre sa propre identité et, paradoxalement, à mieux connaître la langue française », la preuve étant faite que les élèves bilingues ont de meilleurs résultats en français (et même en mathématique) que les unilingues (l’auteure se réfère à une étude menée entre 1989 et 1993 au Pays Basque, mais il y en a bien d’autres). En dehors du rappel des avantages incontestables de l’apprentissage bilingue, il s’agit là de rapides et faibles réponses à de rapides et faibles questions, car posées en quelque sorte in abstracto, sans référence aux contextes politiques et juridiques qui, précisément, scellent le destin des langues minorées en France. L’offre d’enseignement public de ces langues est extrêmement faible ; là où il existe, il n’est tout au plus qu’une réponse minimale à une réelle demande sociale et n’oublions pas que le bilinguisme effectif, c’est-à-dire immersif, est déclaré anticonstitutionnel. L’auteure, autrement dit, formule des vœux pieux, sans aborder un seul instant la question des moyens de leur réalisation.
Mais les arguments à peine esquissés en faveur de cet enseignement par les liens familiaux à la langue sont aussi insuffisants parce que, précisément, de nombreux enfants des écoles bilingues n’ont pas de grands parents locuteurs ; l’attache identitaire manifestée par le choix de la langue, de la part des parents, n’est pas toujours, et de moins en moins, un lien familial et émotionnel, mais culturel et historique, pour ne pas dire le mot qui convient, mais qui est devenu inconvenant et qui choquerait beaucoup d’entre eux, c’est-à-dire « politique », au sens de la revendication d’une démocratie culturelle effective exercée au niveau local (niveau qui ne se confond pas avec la région ; le lieu de la revendication culturelle peut-être extérieur à la zone géographique de la pratique linguistique), impliquant le droit, obstinément refusé par le centralisme jacobin, à une pratique publique des langues et des cultures minorées.
De plus les outils et les nomenclatures utilisés dans la partie descriptive de l’article sont souvent flous et contestables, à commencer par la notion même de langue régionale, étroitement territorialisée : l’absence complète du rom, non assignable à un territoire déterminé et cependant langue historique de la France, qu’on le veuille ou non, montre par exemple ses étroites limites.
En outre, Henriette Walter s’obstine à parler de « patois » en affirmant qu’il est désormais un terme blanchi par la linguistique. Cela est faux, de nombreux linguistes refusent de l’utiliser pour éviter toute ambiguïté, bien conscients des connotations péjoratives attachées au mot ; s’il s’agit de désigner une identité linguistique infra-dialectale, on le dira plutôt ainsi, sans s’embarrasser d’un mot aussi chargé négativement et, qui plus est, si difficile à traduire. L’auteure écrit, de manière peu rigoureuse : « on les nomme dialectes lorsqu’ils [les parlers] couvrent un territoire assez vaste, ou patois lorsque le territoire est plus restreint », de sorte que lorsque je parle le languedocien de chez moi, je parle patois, dialecte ou occitan, ou les trois à la fois ? J’ai lu, dans un entretien donné par la linguiste sur le blog du journaliste Christian Le Meut que, selon elle, il fallait renverser le sens du terme patois : « Parler un patois, ce n’est pas mal, au contraire, c’est intéressant car dans les patois se sont maintenues d’anciennes distinctions, d’anciens mots, qui ont disparu dans la langue commune. Au contraire, il faut rappeler aux gens que c’est une honneur de parler patois. Il faut en être fier. C’est ce que disent les linguistes, il ne faut pas écouter les autres ». Si l’intérêt de parler patois se limite à y trouver des archaïsmes oubliés par la langue commune (forcément le français, car en ce qui nous concerne, précisément, nous n’avons pas une langue « commune » au sens où Walter l’entend, c’est-à-dire uniformisée), il est, convenons-en, assez réduit. Mais il est difficile d’être fier parce que les linguistes (il serait plus honnête de dire « quelques-uns d’entre eux ») nous disent de l’être, alors que les autres personnes continuent à employer le terme de manière dépréciative, et même si on ne les écoute pas, selon le sage conseil de la femme de science, il est difficile de ne pas les entendre ! En général, dans ces situations, les intéressés adoptent de nouveaux termes. On ne dit plus « nègre » (sauf comme insulte) ; pourquoi devrait-on continuer à dire « patois » ?
Une fois cette réflexion faite, on s’étonne moins de ne pas trouver le terme « occitan » dans le texte, jugé sans doute trop revendicatif, en opposition trop frontale avec ce que colporte l’usage du terme « patois ». Du reste Walter hésite en permanence entre le singulier et le pluriel : parlant volontiers de « langues d’oc » et de « parlers d’oc », là où il nous semble si important de faire reconnaître, pour des questions d’abord linguistiques et non idéologiques (le nationalisme n’y est pour rien), l’existence d’ « une » langue, certes entièrement dialectalisée et plurielle, mais qui n’en est pas pour autant une collection d’idiomes différents. En dehors de la trop évidente crispation campaniliste de certains (le gascon, l’auvergnat, le provençal, « une » langue différente – pourquoi « une » au fait ? Car ce qui fait l’unité des différents parlers provençaux, ou gascons, est ce qui fait précisément l’unité de tous les parlers occitans), je n’ai pas encore entendu le début d’un argument scientifique probant à ce sujet.
Jean-Pierre Cavaillé