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Pour en finir avec la francophonie

L’émission « Répliques » de France Culture, animée par Alain Finkielkraut, recevait le 26 mai dernier Jean-Marie Borzeix et Michel Le Bris autour du thème « Littérature-Monde et francophonie ». J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les Carnets d’un francophone de Borzeix, pressé d’enterrer son cher « patois limousin » avec force larmes de rapiettes (on a les crocodiles qu’on peut !), et par ailleurs de critiquer dans Libération le récent manifeste intitulé Pour une littérature monde, dont Le Bris est l’un des signataires, qui me semble reproduire ce qu’il dénonce, à savoir l’idéologie franco-centrée de la francophonie.

J’aurais presque (je dis bien presque) envie de faire un mea culpa à ce sujet, tant les arguments des deux autres compères contre le texte et, maintenant, l’ouvrage collectif de Le Bris et de ses amis, dénotaient une étroitesse d’esprit, une crispation nationaliste tout à fait révélatrice de ce qu’est et reste foncièrement la francophonie (on n’oublie pas que Borzeix est directeur des francophonies limousines), et l’écrivain breton, créateur d’Étonnants Voyageurs, fit souffler un peu le vent du large dans l’atmosphère confinée du studio pavoisé aux couleurs de la France éternelle.

 

Prière de déposer ses bagages avant d’entrer

 Sommé de se justifier sur le thème « pourquoi tant de haine de la francophonie, et donc de la France ? », Le Bris insista justement sur le clivage entre écrivains français et la sous-catégories des « écrivains francophones », priés de « déposer leurs bagages avant d’entrer » dans le temple de la littérature nationale. Bref il soutint l’idée bien connue selon laquelle la francophonie est le « dernier avatar du colonialisme ». Borzeix s’en montra fort fâché, affirmant haut et fort que la francophonie telle qu’elle est pensée aujourd’hui fut élaborée par des intellectuels « décolonisés » (Senghor, Césaire, etc.), alors que ces premières formulations historiques, aux temps du colonialisme (Onésime Reclus…) n’avaient eu aucun succès. Il faut concéder que la question de la francophonie, pris au sens le plus large, est plus complexe que sa simple réduction au colonialisme. A la fois, il est clair que la francophonie n’est pas, n’a jamais été un mouvement culturel autonome, et n’existe qu’à travers son institutionnalisation et sa promotion, depuis la France, à des fins trop évidentes de propagande nationale. Les intérêts français avancent ainsi de par le monde drapés dans l’universel des droits de l’homme et de la francophonie confondus. Car la spécificité de l’idéologie linguistique nationale française réside dans cette double opération de prestidigitation, qui consiste d’abord à établir une relation consubstantielle entre la nation et la langue – en complète contradiction avec la réalité plurilingue de l’histoire de la France – et à créditer cette langue de l’universel, du fait de son identification d’une part avec une littérature (la « grande » littérature française) et d’autre part avec les « valeurs » des droits de l’homme et de la démocratie – autre tour de passe-passe consistant à confondre la langue avec la culture littéraire (une certaine littérature, bien entendue, « classique », etc.) et avec les valeurs dont elle a pu être porteuse de manière en vérité purement accidentelle (voir à ce sujet le compte rendu du livre de Pierre Encrevé et Michel Braudeau).

 C’est justement avec cette conception nationaliste et cryptocolonialiste de la littérature française et de la francophonie, que les signataires du manifeste Pour une littérature monde entendent rompre, appelant à délier le pacte entre la littérature de langue française et la nation française. Voilà de quoi en effet attirer le juste courroux des vaillants petits soldats de la nation française.

 

Colonisés, payez votre dette !

Finkielkraut, fidèle à lui-même, s’est empressé, bien sûr, d’asséner, comme s’il s’agissait d’une vérité éternelle, le poncif de l’identité nation/ langue/ littérature. Cet homme fait un usage spécial de la philosophie ; elle ne lui sert pas à s’interroger, à poser des questions, mais à appuyer et conforter des réponses toutes faites, toutes prêtes, et qui, dans le discours des autres, se passent très bien de la philosophie, reproduisant les lieux communs les plus éculés de l’idéologie réactionnaire mise au goût du jour (car même un réactionnaire n’échappe pas à la mode !). Comme chez beaucoup d’autres, la philosophie lui sert de bouche-trous, lui permettant de parler, toujours avec véhémence, de ce qu’il connaît mal ou ne connaît pas et surtout de ce qu’il ne veut pas connaître, ayant trop peur d’entamer ses belles certitudes. D’ailleurs, les savoirs qui lui permettraient de parler de manière censée de ses objets – la linguistique, la sociologie, la sociolinguistique, l’histoire sociale, etc. – sont pour lui du côté de l’ennemi ; les ennemis du beau, du vrai et du bon, valeurs qui, chez lui, se trouvent coïncider avec le vade mecum des nouveaux réacs. La connaissance est inutile, un vernis philosophique plaqué sur une rhétorique de l’indignation supplée à tout, ornées de citations. Ah les citations ! Quel que soit le sujet du débat, Finkielkraut a toujours dans son sac une citation bien sentie, définitive, qu’il assène avec emphase, comme une formule magique, fin mot et mot de la fin de toute discussion possible. Ce jour là, il se contenta de Ernst Curtius, de Roland Barthes et de Gustave Flaubert. Excusez du peu… Curtius d’abord, le « grand » (voilà un adjectif dont il a plein la bouche, notre « grand » Finkielkraut) philologue, qui remarquait en 1925 : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Il n’y a qu’en France où la nation entière considère la littérature comme l’expression représentative de ses destinées »[1].

Franchement, on m’excusera cette grossièreté, mais mon père, mon grand père, mon arrière grand-père, dans leurs champs de fèves, n’en avaient pas grand chose à fiche de « La » Littérature ; c’est sans doute pourquoi, ils étaient de si tièdes patriotes, pressentant seulement, à chaque fois qu’il entendaient parler de « nation » avec trop d’insistance, que l’on n’allait pas tarder à les envoyer se faire trouer la paillasse.

Mais écoutons encore Finkielkraut, ajoutant, à l’adresse de Le Bris : « C’était la langue, et c’était la langue par la littérature. Et au moment où vous dites : « il faut que la langue se délie de la nation », qu’est-ce qu’on constate en France ? On constate que c’est la nation qui est en train de s’affranchir de la langue ». C’est le moment de sortir du sac Barthes citant Flaubert, les deux « grands » auteurs ayant assumé la possibilité que la langue cesse de vivre, c’est-à-dire, traduit-il abusivement, « cesse d’être inspirée par la littérature, se rétrécisse, se rabougrisse avec des tas de mots étrangers ». La langue est menacée ; le français risque demain de disparaître englouti par les langues étrangères. Il suffit de lire le dernier livre de Pierre Encrevé et de Braudeau pour savoir que ces terreurs de l’an (deux) mille sont de pures idioties.

Mais justement, Finkielkraut attaque Encrevé, au passage, qui a commis le crime d’avoir parlé de la vitalité et de la richesse de la « langue des banlieues ». Ce qui le révulse, c’est, il le dit, la perspective égalitaire, égalitariste adopté par le linguiste, dont il faut pourtant rappeler ici à notre idéologue de la nation que s’il ne l’adoptait pas, il ne serait plus un linguiste : « on ne fait pas de hiérarchie, on ne dit pas qu’une langue peut être plus belle que telle ou telle autre ». Évidemment, ce qu’il veut dire, c’est que sa langue d’abord (le français) et son idiolecte à lui ensuite, le français compassé du bourgeois lettré producteur sur France culture (c’est-à-dire grosso modo, à quelques négligences près, tout aussi bien le mien) sont les plus beaux du monde ! Comme l'on dit dans les Pouilles « Ogne cciuccciu se vanta de lu raju sou », c'est-à-dire « Il n'est point d'âne qui ne se vante de son braiement ». Quant à « la langue des jeunes des cités », ses caractéristiques, ses spécificités, ses liens étroits avec le multilinguisme sur lequel elle est adossée, il n’en connaît rien et ne veut bien sûr rien en connaître ; d’ailleurs elle n’est, pour lui, même pas audible, redisant à l’occasion, pour la nième fois, que les émeutes de 2005 avaient été « aphasiques » et pleine de « vacarme silencieux ». Il n’est de pire sourd que qui ne veut entendre.

C’est peu dire que cette façon de considérer un groupe humain, à travers ses manières de parler et sa culture, réduite ainsi à l’indigence, à l’insignifiance, voire même au néant de sens, est la pire des injures que l’on puisse lui faire, une injure d’une violence redoutable, à mon sens autrement plus grave que la destruction physique d’automobiles ou mêmes d’écoles (partant du principe qu’il est moins grave de casser des choses, même à fort potentiel symboliques, que de détruire ainsi la dignité des gens). Cette violence n’est pas étrangère à la manière, elle aussi extrêmement brutale, de rappeler aux écrivains francophones en mal d’émancipation leur dette à l'égard de ce contre quoi ils s’insurgent, c’est-à-dire, leur dette envers la colonisation. Le philosophe en appelle à un fait, indiscutable : « Il y a une antériorité, une durée, on ne peut pas éviter cette réalité que la littérature française est très ancienne et a produit d’immenses chef-d’oeuvres et que ces chef-d’oeuvres sont en danger, comme dit Barthes ». Inutile de rappeler ici que l’ancienneté de la littérature française est très relative, inutile de suggérer que ses « chef-d’œuvres » continuent à être lus et traduits dans le monde entier et ne sont guère en danger de ce côté là ; inutile, cela ne servirait à rien. Allez donc raisonner les prêcheurs d'apocalypse ; c'est à peu près impossible, tant ils désirent en fait eux-mêmes la destruction  purificatrice de toute chose. Pour notre Savonarole, la corruption et le péril sont partout, et ici bien sûr, dans la prétention de délier le bien suprême, « La » littérature, de son « pacte avec la nation », comme le voudrait Le Bris et ses amis de toutes les couleurs. De la part d’auteurs francophones issus des ex-colonies, cela revient à une « non reconnaissance de dette » ! Qu'ils sont ingrats ces enfants envers la République coloniale qui leur a fait « le don » de la langue, et de quelle langue ! La question de l’ancienneté et de la valeur culturelle des langues minorées par la colonisation ne se pose évidemment pas : Finkielkraut veut bien reconnaître que « la colonisation, ça été l’oppression, la domination, l’exploitation, le racisme, mais ça été aussi le rayonnement de la langue française, et dire en français, comme le font Chamoiseau et d’autres, que cette présence a seulement été négative, c’est presque contradictoire dans les termes, parce que cette langue a permis que Chamoiseau écrive de grands livres ». Parce que sans la colonisation Chamoiseau n’aurait pas eu de langue, il serait sans doute resté dans un coin d’Afrique à ânonner un patois aussi indigent que celui des cités, le genre d’idiome dans lequel on n’a jamais écrit le moindre « grand » livre. Même si cela n’est pas dit, c'est là une conséquence obligée, nécessaire de l’argument selon lequel la langue de la colonisation « a permis » (comme si le véritable acteur de l’écriture était la langue même et non l’écrivain : Finkielkraut est très irrité de ce que Mayse Condé puisse affirmer « j’écris en Maryse Condé ») à l’ex-colonisé d’écrire de « grands » livres et de lui avoir même permis finalement, du fait de l’union substantielle de cette langue avec les principes républicains, de s’affranchir de la colonisation elle-même. L’affranchissement par la littérature méritait bien le sacrifice d’un peu d’esclavage, non ? Ah ingrats, ingrats enfants des colonies !

 

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Superdupont de Godlieb, encore (on ne s'en lasse pas) 


« La langue française, c’est la France »

 Jean-Marie Borzeix interpella Le Bris en adoptant une position tout aussi nationaliste, et une conception de la nation qui semble même (j’en fus très étonné) assumer un caractère racial alors qu’il faut reconnaître que sur la question de la langue, sa position est plus libérale que celle du « philosophe » : « La langue est un élément fondateur de la nation, avec la race peut-être, le territoire, avec la mémoire… Souvenez-vous de ce que Braudel disait jusqu’à sa mort : la langue française, c’est la France ; la France c’est la langue française »[2]. On entendit alors Le Bris, dont la voix était couverte par ce cocorico assourdissant, manifester son désaccord en marmonnant : « c’est peut-être que je suis Breton... ». J’eusse aimé qu’il eût parlé plus fort, cela aurait pu être – qui sait ? – l’occasion d’évoquer au moins une fois au cours de l’émission les langues régionales. Tant pis… Borzeix n’entendit pas et poursuivit, reconnaissant qu’il « peut y avoir plusieurs langues. Je suis très frappé, ajouta-t-il, par ce que dit Boualem Sansal : il dit « mon pays est fait de plusieurs langues qui sont les miennes ! », il dit « notre langue française ». Je ne vois pas ce que serait un pays dont le rapport n’existerait pas entre langue et nation. Que serait le Québec sans la langue française ? que serait la Wallonie sans la langue française ? Je ne vois pas. C’est une abstraction ».

Ces déclarations sont très intéressantes :

1- parce que, ce qui est reconnu légitime pour un écrivain algérien (avoir plusieurs langues, dont il peut dire qu’elles sont les siennes) est exclu pour un écrivain français de France. Borzeix ne dirait sûrement pas, lui qui se vante de ses racines limousines, « mon pays est fait de plusieurs langues toujours vivantes qui sont les miennes ! », sinon il aurait depuis longtemps intégré les langues régionales aux francophonies de Limoges. Il a certes volontiers reconnu, au cours de l’émission, que bien des jeunes immigrés, en France même, sont des bilingues, qui s’ignorent (« dans les banlieues il y a des jeunes qui sont francophones sans le savoir, ils ont hérité d’autres langues, maternelles ou d’usage »), et qu’il faudrait que l’école valorise cette richesse. Formidable. Mais comment ? hé bien en leur enseignant « la littérature francophone ». Nous voilà rassurés, il ne s’agit certes pas de reconnaître ces autres langues en elles-mêmes, certes pas, surtout pas (il n’a jamais évoqué l’enseignement des langues de l’immigration), mais seulement à travers le prisme de la francophonie. De la même façon, lors de sa discussion du livre d’Encrevé et Braudeau, parue récemment dans Le Débat, Borzeix se fait l’apôtre du multilinguisme, contre l’enseignement systématique de l’anglais (qu’Encrevé considère comme nécessaire, mais non certes comme devant être exclusif)[3]. Il déplore que « dans nos lycées, l’allemand, l’italien, l’arabe, le chinois, le russe.. soient désormais ravalés au rang de langues rares à cause de l’hégémonie de l’anglo-américain » (p. 149). « Rares » est un euphémisme (rares, à part les deux premières, elles l’ont toujours été dans nos écoles) ; force est de constater qu’elles disparaissent purement et simplement et que l’offre scolaire se rétrécit comme une peau de chagrin… et l’anglais a bon dos ! Mais surtout, il est significatif que les langues prises en compte soient les langues considérées comme les plus nobles dans le palmarès des valeurs culturelles, et qu’elles sont appréhendées indépendamment de la présence effective des langues de l’immigration véritablement parlées (par exemple « arabe » veut dire ici, j’en suis sûr, arabe classique, « chinois », chinois mandarin…), qui est cette richesse dont il ne propose l’exploitation que par le biais de la francophonie. Évidemment, il n’a pas le moindre mot pour les langues régionales, et fait exactement comme si elles n’existaient pas, malgré l’existence des (trop rares certes) structures d’enseignement bilingues dans le public et dans le privé. Là encore, il est manifeste que francophonie, hélas ne rime guère avec polyphonie, c’est-à-dire avec une reconnaissance effective de la diversité linguiste. J’admets que par rapport à la position de type Finkielkraut – levée des couleurs, adoration des classiques et prosternation devant la langue unique – il y a un léger progrès… mais enfin, on est encore loin du compte…

2- parce qu’il reconnaît la légitimité pour le Québec et la Wallonie de se définir comme des nations (langue française oblige !), et donc en principe, il ne saurait s’opposer à ce que la Bretagne, la Corse, l’Occitanie, le Pays Basque en fassent de même, au nom de leurs langues respectives et respectables. On ne peut pas être nationaliste pour soi tout seul ! Mieux, dans l’article en réponse au livre d’Encrevé et Braudeau, il va jusqu’à écrire : « N’est-il pas légitime pour un État de vouloir protéger l’usage d’une langue nationale, l’usage d’une ou plusieurs langues minoritaires, de maintenir des accès libres et égalitaires à sa propre culture ? » Ne croirait-on pas qu’il prend ici fait et cause pour les langues minoritaires partout, et donc aussi en France ? On se tromperait, il ne veut par là qu’affirmer la légitimité des langues minoritaires reconnues comme des langues nationales et en fait la légitimité des mesures prises en faveur du français en France (évidemment contre l’anglais, mais aussi contre les langues minoritaires) et dans les pays où le français est présent comme langue minoritaire : « Sans la loi 101, le Québec n’aurait pas sauvegardé sa langue et Montréal serait une ville de plus en plus anglaise parlant français en cachette » (p. 148). Hé oui ! Jean-Marie Borzeix a bien raison ; sans loi en notre faveur, mais au contraire avec un article constitutionnel utilisé contre toute velléité d’affirmation publique des langues régionales, nous en sommes effectivement réduits à parler occitan et breton en cachette, c’est-à-dire sans aucune reconnaissance, légitimité et aide publiques.

 

Le français langue africaine

Quant au marin Le Bris, ardent promoteur et défenseur de la catégorie de « littérature monde » d’expression française, rejetant la notion de francophonie et les épousailles de la langue avec la nation, il fut fortement balloté et essuya un gros grain. C’est peut-être la raison pour laquelle il concéda, hélas, l’essentiel à ses objecteurs. Le problème avec cette expression de littérature-monde, dont il reconnaît ce qu’elle a de vague, c’est qu’elle est contradictoire : elle me semble en effet nécessairement polyglotte et non française, le monde se dit dans la pluralité des langues, et s’il est tout à fait louable de défendre la littérature d’expression française des ex-pays colonisés encore sous-estimée, il me paraît par contre très discutable de le faire si l’on ne prend pas de manière claire nette et précise fait et cause en même temps pour les autres langues de ces pays et bien sûr de la France elle-même, comme langues de culture tout aussi capables de porter une littérature que le français. Or dans son propos, il n’en fut pas question… Surtout, lorsque Finkielkraut affirma qu’il fallait « prendre acte de la crise, du désamour de la langue, de la violence faite à la langue » en renvoyant aux pages clicheteuses des Carnets d’un francophone, il jura (« nom d’une pipe ! ») qu’il était « d’accord avec ça ». « ça »  : le mythe du déclin, de la décadence du français… seulement, ajouta-t-il, les responsables de cette situation ne sont pas les jeunes des banlieues, mais les écrivains français, dont il trouve la littérature d’une pauvreté extrême… Je ne suis pas en mesure de discuter le constat, tout en ayant la certitude qu’il pourrait l’être ; par contre l’idée que la mauvaise qualité de la littérature puisse avoir pour effet une détérioration de la qualité de la langue parlée elle-même, non seulement me paraît reposer sur des présupposés que l’on devrait commencer par interroger (quels sont les critères de la qualité, aussi bien pour la langue littéraire que parlée, et quelles sont les preuves de la perte ou détérioration de la qualité ?[4]), mais me semble revenir à octroyer aux écrivains un pouvoir sur la langue qu’ils n’ont pas et, grâce au ciel, n’ont jamais eu et n’auront jamais.

Tout à la fois, je sais gré à Le Bris de m’avoir fait découvrir l’article d’Achille Mbembé, « Francophonie et politique du monde », paru, en réaction au fameux manifeste, sur le blog d’Alain Mabanckou, auquel il renvoya pour défendre l’idée que le français est devenu aussi – et à plein titre – une langue africaine.

Les analyses de l’auteur de l’ouvrage intitulé De la Postcolonie, professeur d’histoire et de sciences politiques à Joanesburg sont tout à fait pertinentes, qui visent à montrer que l’idéologie linguistique dominante chez les élites françaises, dont Finkielkraut et Borzeix représentent deux versions complémentaires, est sur certains points étrangement proche des positions nationalistes panafricaines.

          Selon le discours panafricain (Mbembé cite les noms de Paulin Hountondji et de Ngugi wa Thiong’o) « les langues européennes parlées en Afrique seraient des langues étrangères imposées par la force à des populations défaites et soumises. Elles représenteraient de puissants facteurs d’aliénation et de division ». De sorte que « l’émancipation culturelle ne serait guère possible sans identification totale entre langues africaines, nation africaine et pensée africaine ». Certes « on ne saurait nier les pouvoirs de la langue, notamment lorsque ces pouvoirs s’exercent dans un contexte de rencontre imposée, d’expropriation et de dépossession, comme ce fut le cas sous la colonisation. De fait, il y a toujours, dans ce genre de situations, un équivalent linguistique du « pouvoir du sabre » (razzias et destructions, tortures, mutilations, épurations et profanations) ». Mais il n’en demeure pas moins que le français, comme ailleurs l’anglais, ont fait l’objet d’une appropriation pleine et entière : il est devenu une « une langue africaine à part entière ». Plus encore, Mbembé affirme que « loin d’entraver le pouvoir de figuration des langues autochtones ou de le piéger, ces dernières ont tiré profit du procès d’indigénisation du français. De cet entremêlement est en train de naître une culture baroque caractéristique des grandes métropoles africaines ». Ce n’est pas à mes yeux, la partie la plus claire ni la plus convaincante de l’exposé : « baroque » est un concept fourre-tout dont Pierre Charpentrat nous a appris depuis longtemps à nous méfier[5], d’autant plus que l’auteur ajoute que, sur le plan linguistique, le baroque ici est défini comme « un processus de transformation figurative impliquant, de nécessité, une relative déperdition, une dissipation, voire un obscurcissement de la langue originaire ». Si baroque veut dire, que les langues autochtones disparaissent assimilées par un français qui lui-même s’« africanise », la perte de ces langues me semble fort dommageable, et je serai le dernier à m’en réjouir au nom d’une prétendue esthétique baroque, mais sans doute l’auteur a-t-il voulu dire autre chose, qui ajoute : « Cette dissipation a cependant lieu au sein d’un foisonnement des objets, des formes et des choses. Voilà pourquoi, sur un plan culturel, le baroque rime, non pas avec la production mimétique et l’aliénation comme tend à le faire croire le discours du nationalisme culturel, mais avec vraisemblance, véri-similitude, onomatopée et métaphore ». La seule juxtaposition de ces concepts a elle-même, en effet, quelque chose de « baroque »...

        Là où Mbembé m’a convaincu, par contre, c’est en montrant que « le discours officiel français sur la langue française présente des similarités avec celui des nationalismes panafricains ». En effet, la France, mal décolonisée, « continue de promouvoir une conception centrifuge de l’universel largement décalée par rapport aux évolutions réelles du monde de notre temps. Elle fait, aujourd’hui, l’expérience d’un blocage culturel. L’une des raisons de ce blocage est que le français en France a toujours été pensé en relation à une géographie imaginaire qui donnait à ce pays l’illusion d’être le « centre du monde ». Au cœur de cette géographie imaginaire, la langue française était supposée véhiculer, par nature et par essence, des valeurs universelles (les Lumières, la raison et les droits de l’homme, une certaine sensibilité esthétique, un certain esprit de la méthode) ». Or, « dans ce mouvement, ni l’Autre, ni le Monde n’existent point ». L’autre raison du blocage « c’est la totale identification de la langue française et de la république française. Les noces de la république et de la langue sont telles que l’on pourrait dire : la langue n’a pas seulement créé la république (l’État). La langue s’est elle-même créée au travers de la république. Dans un acte de transsubstantiation, la république s’est déléguée elle-même dans un substitut, la langue française, qui la représente et la prolonge. Du coup, parler ou écrire le français dans sa pureté, c’est, essentiellement, dire non point le Monde, mais sa nationalité, sa race et son ethnie. D’où la difficulté pour le Français moyen de prendre au sérieux le français des non-Français, voire les institutions telles que la Francophonie ; ou encore de penser que la littérature de langue française écrite par des non-Français fait partie de son patrimoine culturel. » Enfin, ajoute-t-il « ce rapport métaphysique à la langue s’explique lui-même par la double contradiction sur laquelle repose l’État-nation français. D’une part, les noces de la langue et de l’État trouvent une partie de leur origine dans la Terreur (1793-1794) durant la Révolution. C’est de cette époque que date le réflexe du monolinguisme – cette idée typiquement française selon laquelle la langue française étant une, indivisible, et centrée sur une norme unique, tout le reste n’est que patois. Il s’agit, d’autre part, de la tension, elle aussi héritée, du moins en partie, de la révolution de 1789, entre le cosmopolitisme et l’universalisme. Cette tension est au fondement de l’identité française. L’universalisme à la française n’est, en effet, pas l’équivalent du cosmopolitisme même s’il signifie, quelque part, une certaine manière de lecture du monde et de relation au monde. Dans une large mesure, la phraséologie de l’universalisme a toujours servi de paravent à l’idéologie du nationalisme français et à son modèle culturel centralisateur - le parisianisme ».

        On m’excusera d’avoir cité ci longuement cet article, qui mérite d’être lu en entier et in situ, mais il me semble produire la critique la plus efficace qui soit des adversaires de Le Bris, mais aussi de Le Bris, lui-même, avec cette idée de Littérature monde française, dans laquelle se rejoue le paradoxe et la tension d’un universalisme qui se dit en une langue particulière, centrée sur Paris, s’il est vrai que l’on attend de Paris même qu’il reconnaisse, par des prix et des récompenses, la littérature d’expression française produite aux quatre coins du monde. Si la culture francophone (sans notion de francophonie) est structurée et fonctionne dans des réseaux multiples qui ne font que traverser la France sans s’y arrêter, qu’a-t-elle besoin de Paris ? Francophones, encore un effort, foutez-vous de Paris ; de toute façon, quand Paris s’apercevra que les choses importantes, y compris en français, se passent ailleurs, il sera trop tard pour la ville lumière, c’est-à-dire que son avis n’intéressera plus personne, et qu’elle aura perdu sa domination symbolique sur la langue. Mais ne rêvons pas, nous n’y sommes pas encore !

 

Jean-Pierre Cavaillé

 


[1] Ernst Robert Curtius Essai sur la France, traduit de l'allemand par J. Benoist-Méchin, avant-propos de François Ewald, éd. de l'Aube Éd. de l’Aube, 1990.

[2] C’est cette seconde version qui est la véritable expression utilisée par Braudel dans un entretien avec Michel Kajman paru dans le Monde les 24-25 maris 1985, où l’historien défend cette conception de l’union mystique entre la nation française et sa langue unique et une vision politique ultra-centralisatrice.

[3] « Pour prolonger la conversation », Le Débat, n° 144, mars-avril, 2007.

[4] Voir en particulier l’ouvrage collectif intitulé La qualité de la langue ? le cas du français, Paris, H. Champion, 1995 et en particulier la postface problématique de Jean-Michel Eloy.

[5] Pierre Charpentrat, Le Mirage baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1967.