Mirandun, Mirandela… La Talvera au Portugal
Vila Chã, Fiesta de la Bielha i de l menino, photo Cláudia Costa 2020
Miranda do Douro, talvère du Portugal
à propos de : Cordae La Talvera, Mirandun, Mirandela… Chants et musiques du Concelho de Miranda do Douro (Trás-os-Montes, Portugal), Mémoires sonores, 2018.
En 2012, j’avais publié sur ce blog un texte sur la langue mirandaise parlé près de la frontière espagnole dans le nord-est du Portugal (Le Mirandais, seconde langue officielle du Portugal), puis un second l'année suivante, sur la fête de Saint-Jean de Constantim l’un des villages où cette langue est présente (Brève excursion en terre mirandaise, via Euskadi). A cette époque, le livre et la cassette de collectage de Loddo et de la Talvera consacrés aux chants et à la musique du territoire de Miranda, pourtant publiés en 1995, m’avaient complètement échappé et leur réédition intégrale sous forme de livret-CD en 2018 me donne l’opportunité d’en parler, car il s’agit d’une réalisation consistante, au contenu riche et abondant (127 p. de texte et 77 min de son), qui m’aurait bien été utile si je l’avais connu à l'époque. Cela me donne aussi l’occasion de répéter l’importance des recherches et collectages de l’équipe de la Talvera, auxquels j’ai consacré quelques posts (pas assez !) sur ce blog (voir la liste à la fin du texte).
D’autres collectages existent, de littérature orale et de musique, dans ce coin de Portugal, au patrimoine particulièrement foisonnant, réalisés dès les années 1950 par Antonio Maria Mourinho, curé érudit de Duas Igrejas, puis par l’ethnomusicologue corse Michel Giacometti1 associé dans ses recherches et publications au compositeur Fernando Lopes-Graça, et enfin, à partir des années 1970, par une chercheuse belge, au travail remarquable, Anne Caufriez2, qui a d’ailleurs cédé deux de ses enregistrements pour ce CD de la Talvera. Cette publication a le mérite de faire connaître ce patrimoine en France, dans toute sa diversité, mais elle est aussi reconnue au Portugal, car elle rassemble tout de même pas moins de 45 morceaux, souvent dans des versions musicales ou chantées différant des autres enregistrement disponibles3. Comme Loddo l’indique dans son avant-propos à cette réédition, ce collectage réalisé entre 1993 et 1995 – un travail de terrain rendu possible par des immigrés portugais de France originaire du village de Teixeira aux confins du territoire de Miranda-do-Douro – ne pourrait plus l’être aujourd’hui, car bien des chanteurs et musiciens sont aujourd’hui partis rejoindre leurs aieux.
La Talvera s’intéressait entre autres, et sans doute d’abord, à la pratique de la gaita de foles (fole en mirandais), cornemuse locale, encore jouée à l’époque par quelques vieux musiciens. Loddo, qui depuis organisa un colloque à Gaillac en 2008 sur les cornemuses à bourdon d’épaule (édité en 2010 par la Talvera), remarque d’ailleurs dans sa réédition, qu’entre temps cet instrument a connu un remarquable regain, comme les percussions qui l’accompagnent le plus souvent : la caixa (tambour à deux membranes) et le bombo (sorte de grosse caisse). C’est par exemple cette formation qui accompagne la danse de pauliteiros ou de bâtons, exécutée en diverses circonstances festives (processions, quêtes, exhibitions aussi dans des spectacles folkloriques, etc.), par un groupe de huit danseurs (voir par exemple une courte vidéo de présentation). Ces danses sont connues en Espagne, de l’autre côté de la frontière dans la région de Zamora et en Galicie, mais nous avons affaire à un genre présent aillers dans l’espace européen (danses de bâtons ou d’épées). Réputées exclusivement masculines ses formations sont pourtant parfois féminines et donc de Pauliteiras (plusieurs vidéos en ligne montre un groupe féminin de Miranda et un autre de Sendim). Les figures complexes exécutées par les Pauliteiros/as se nomment laços / lhaços) et l’un des plus connus, Mirandun, s’exécute sur une musique et des paroles qui sont l’adaptation du célébrissime Malbrough s’en va-t-guerre (n° 24 dans le livret et le CD). Les pauliteiros sont présents à Constantim lors de la quête carnavalesque du Carocho et de la Bielha, le 27 décembre, dont j’avais parlé dans mon post de 2013, et qui se trouve fort bien décrite ici dans le livret (voir par exemple une vidéo synthétique de 2017). Le couple formé par le personnage du Carocho, au comportement farouche et anomal, nanti de longues tenailles télescopiques en bois et par celui de la « Bielha », une vieille qui ne l’est pas, jeune travesti masculin dans ses plus beaux atours brandissant une fourche de bois où pend la charcuterie quêtée, est pour le moins fascinant. Une quête en musique de maison en maison tout à fait similaire se déroule le 1er janvier à Vila Chã de Braciosa (Bila Chana de Barceosa), dite Fiesta de la Bielha i de l menino, où la Bielha est un travesti au visage noirci et arborant un baton chargé de vessies de porc (assumant ainsi une part de la sauvagerie du carocho de Costantim). Elle évolue en dansant, non pas accompagnée de pauliteiros, mais d’un bailador (danseur) et d’une bailadeira (danseuse, mais là encore un jeune travesti). La Talvera, dans son CD, donne un extrait du paysage sonore de cette quête (en ligne ici-même) et, pour l’image, on verra une belle vidéo de la fête de cette année même4.
Le texte du livret est très précis et développé dans la description des techniques de jeu, des répertoires des musiciens et chanteurs, des occasions de jouer (en particulier dans la présentation des fêtes et quêtes) et s’accompagne d’un véritable travail ethnographique auprès des joueurs et des chanteurs, et plus largement d’ailleurs concernant la vie pastorale et agricole de ces terres difficiles où l’on fauchait encore naguère le sègle à la faucille et qui connaît l'exode rural aujourd'hui encore (la région a perdu la moitié de ses habitants durant la seconde moitié du siècle dernier). Des témoignages recueillis donnent par exemple des précisions sur la répartition des locations foncières sous la protection des saints tutélaires et des âmes du purgatoires (ainsi la plus grande quantité des terres, à Teixeira, est-elle détenue par les âmes… pour lesquelles on sonne les cloches à la tombée de la nuit, du 1er novembre jusqu’à Pâques). Usant toujours de sa méthode consistant à interroger longuement ses interlocuteurs, Loddo nous présentent ainsi de véritables esquisses de récits de vie en première personne, souvent marqués par la pauvreté et de longues périodes de migrations.
Mais ce livret / livre possède aussi un air de chronique et de journal de terrain qui lui donne tout son sel. Je me permets de citer un passage sur la quête au moment de la fête des Rois, à Miranda, qui introduit l’enregistrement de deux jeunes garçons : « 6 janvier 1995 nous avons enregistré plusieurs groupes d’enfants, d’adolescents et d’adultes en train de quêter les Rois. Le premier groupe rencontré, vers 21h à Miranda se composait de deux enfants d’apparence pauvre dont un petit noir : Luis Filipe Alves de Algarve et José Carlos Gomes de Monteiro. Ils chantaient les Rois devant les portes des maisons. L’un d’eux accompagnait le chant en frappant deux bouts de bois l’un contre l’autre [ce sont eux que l’on entend sur le CD]. Le second groupe croisé à Bila Chana au détour d’une rue se composait de six adultes : un accordéoniste, un guitariste, un joueur de triangle et trois femmes pour chanter. Un troisième rencontré à Bal de Mira vers 22h 30, comprenait une vingtaine d’adolescents, garçons et filles chantant sans accompagnement. De retour à Miranda vers 23h, nous rencontrâmes un groupe d’une vingtaine d’adolescents, garçons et filles, chahutant dans les rues en mêmes temps qu’ils qêtaient les Rois. Certains criaient et sifflaient pendant que d’autres jouaient de la guitare, de la flûte à bec, des castahnolas, du triangle ou des panderos. Ils allaient en courant d’une maison à l’autre, prenant plaisir à réveiller les gens et à faire aboyer les chiens. Après avoir frappé à une porte, ils se mettaient à chanter en s’accompagnant de leurs divers instruments... ».
L’aspect linguistique est en cette terre de frontière particulièrement passionnant et n’a évidemment pas échappé à la Talvera, les langues de migration (le français surtout) venant s’ajouter à des pratiques le plus souvent trilingue, puisque le mirandais, variété d’astur-léonais parlé dans la région (voir le post déjà publié à son sujet en 2012, et le texte de présentation du mirandais en mirandais qui figure dans le livret, que je reprends dans un autre post associé à celui-ci), s’y combine avec le portugais et, tout naturellement, le castillan. Ainsi le répertoire chanté, d’une très grande richesse, se partage-t-il les trois langues : mirandés, portugais et espagnol… mais beaucoup de textes en fait mêlent le portugais (langue réputée noble et savante) et le mirandais, ou bien le castillan et le mirandais.
Les plus remarquable des pièces chantées le sont a capella à une ou deux voix et appartiennent au genre épique de la péninsule ibérique : (« romanceiro »). Les « romances » (au masculins) sont la version spécifiquement ibérique de la ballade européenne5 et exploitent des récits historiques, légendaires et amoureux, puisant dans un fond ancien, bien souvent issu de l’époque médiévale et de la première époque moderne (XVIe-XVIIe siècle). La métrique est fixe, les textes sont tous en vers octosyllabiques assonancés dans les vers pairs (ce qui conduit à supposer d’ailleurs, à l’origine, des vers de 16 pieds). La région de Trás-os-Montes est considérée comme un véritable conservatoire du genre, d’autant plus que ce répertoire était l’affaire de tous – non de bardes attitrés – et se chantait soit dans la vie domestiques, soit – et surtout – au moment des travaux des champs collectifs, en particulier la moisson et le battage du grain.
Il revient surtout à Anne Caufriez d’avoir étudié les lieux et les moments sociaux de ces chants, et en particulier des chants de moisson à la main, destinés à « stimuler les phases dépressives du travail » : « Le romance de moisson se présente comme une longue suite de vers qui répond à la forme alternée. Le chant est balancé entre deux chanteurs ou deux choeurs homophoniques. On assite aussi à une répétition des vers que l’on reprend soit à l’hémistiche soit au distique. En fait, les règles de répétition des vers du romance de moisson mirandais sont bien déterminées, voire rigoureuses : on répète chaque fois les deux premiers hémistiches du texte avant d’entamer un nouveau vers, lequel est ensuit repris par le second chanteur. Pour clôturer le chant, le moissonneur recourt souvent à une formule conclusive appelée remate dont le caractère est moralisateur et humoristique »6. Ces chants obéissaient également à un véritable rituel puisqu’ils étaient chantés à des heures précises, scandant et rythmant rigoureusement la journée de travail. Il en allait autrement de ceux chantés au moment du battage, essentiellement par les femmes, entre les moments d’usage du fléau et qui se sont perdus les premiers car la mécanisation du battage est arrivée bien avant celle de la moisson. Caufriez nous dit aussi que ces chants, dont les paroles sont très solidement arrêtées (ce qui n’empêche pas les variantes évidemment) – cela est une particularité dans le paysage européen où les chants de moisson étaient souvent improvisés – ne sont pourtant pas attachées à des mélodies fixes ; un même chant peut se chanter sur plusieurs airs, s’adapter à de nouvelles mélodies, etc.
Les paroles de ces chants, souvent de langue mixte en terre mirandaise, sont d’une grande beauté onirique et tragique, caractéritique du genre. Je choisis ici quelques extraits qui figurent dans les pièces recueillis par la Talvera, comme ces vers du romance Don Fernando (n° 21 dans le CD, référence probable au frère d’Alphonse V parti à la conquête de l’Afrique du Nord ) :
…
Logo ali mais adiante
Uma pomba lhe saiu
O cabalo se espantou
Don Fernando se temiu/
‘Não temas, ó Don Fernando
Não te temas tu de mim
Que eu ja foi a tua amada
Que algum tempo te serbi./
...
- Se tu és a minha amada
Perqué não me beijas, di ?
- Boca com que te beijaba
Já na terra la meti.
…
Bientôt plus en avant
Une colombe lui apparut
Le cheval s’effraya
Don Fernando prit peur./
‘N’aie pas peur Don Fernando
N’aie pas peur de moi !
J’ai été ta bien-aimée
Qui t’a servi autrefois./
…
- Si tu es ma bien-aimée
Pourquoi ne m’embrasses-tu pas ?
- La bouche avec laquelle je t’embrassais
Je l’ai déjà mise dans la terre.
Dans le romance éponyme, Don Jorge (n° 38) annonce à sa bien aimée Juliana qu’il va en épouser une autre. Elle l’empoisonne avec un verre de vin :
Deitei-lhe cobrinhas vivas, ai, ai,
Peixinhos de andar nos mar(i)
Deitei-lhe sangue de lagarto
Ai, era lagarto real.
J’y ai mis des serpents vivants
Des poissons de mer
J’y ai mis du sang de lézard
C’était du lézard royal.
Contant la même vengeance par empoisonnement, une autre dit (Alto, alto, cavaleiro, n° 15) :
Jáque me enganaste a mim
Outra não has-de enganar.
Tu m’as déjà trompée moi
Tu ne dois pas en tromper une autre.
Parole féminine, on le voit, comme dans les pièces qui évoquent de tragiques histoires de rapt, telle Dona Inês (n° 35) :
Bieram os homems d’alvas brancas
Fazer negócio à terra
Roubaram a Dona Inês
Por um lado da janela.
Des hommes avec des aubes blanches
Vinrent faire des affaires dans la région
Ils enlevèrent Dona Inês
Par un côté de la fenêtre.
etDona Irene (n° 23) :
Pegou pelas agemas
Ali a (al)gemou
Tirou o punhal/ Ali a matou.
Il l’attrapa par les poignets
Il tira son poignard
Et la tua.
Féminine encore, la voix donnée à Dona Ancra (n° 40) mariée contre son gré :
A saida da igreja
Pedeu-le a Nossa Senhora :
"Queira Deus que não me logres
Nenhum dia, ninhuma hora."
…
Lá no meio do passeio
Morta ficou caida.
A la sortie de l’église
Elle demanda à la Sainte Vierge :
"Dieu veuille que rien ne m’arrive
en aucun jour, aucune heure"
...
Là-bas au milieu du chemin
Elle tomba morte.
A l’occasion de l’évocation d’un roi tyrannique et cruel qui ne respecte pas les liens sacrés du mariage entre ses sujets, le texte ce charge d’une évidente charge politique (Passiando bai Silbana - Sibana se promène - n° 27) :
Tocan los sinon em Braga
« O meu Deus quem morreria ? »
Respondeu uma criança
O tão linda !
Qu’inda três meses não tinha
« Morreu lo Rei que nos mata
O tão linda !
E a perra da sua filha »
Les cloches sonnent à Braga
« Ô mon Dieu qui est mort ? »
Répondit un enfant
Ô si belle !
Qui n’avait pas trois mois
Répondit : « Il est mort le Roi qui nous tue
Ô si belle !
Et sa chienne de fille ! »
Bref, un livre - CD de la Talvera qui mérite sans nul doute d’être acheté en librairie ou en ligne, à lire et écouter tout l’été durant et plus si affinités.
Jean-Pierre Cavaillé
Vila Chã 2020 photo Cláudia Costa
Sur les collectages de la Talvera, voir aussi sur ce même blog :
- Daniel Loddo, Memòria del país gresinhòl
- Chansonniers des Monts de Lacaune. Armand et Edmond Landes
1 Ce grand monsieur, décédé en 1990, collecteur infatigable du patrimoine musical populaire portugais reste largment inconnu en France, n’ayant même pas son entrée sur wikipedia dans la langue du pays dont il avait la nationalité. Mais voir la notice en portugais ou en mirandés.
2 Voir, d’Anne Caufriez, Le chant du pain: Tras-os-Montes: recherches sur le romanceiro, Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian,1998 ; Romances du Tras-os-Montes: mélodies et poésies, Paris: Centre Culturel Calouste Gulbenkian,1998.
3 Voir à ce sujet l’article de Paulo Gusmão Guedes, « Sonografia da musica mirandesa. Com breves notas e alguma incidência sobre a musica transmontana », in J. F. Meirinhos, Estudo Mirandeses. Balanço e orientações, Porto, Granito, 2000, p. 257-267, téléchargeable ici.
4Voir l’article en castillan de 2020 : « Fiesta del 'Menino' de Vila Chã (Miranda do Douro), integridad del ritual »
5 « nom générique utilisé pour désigner une vieille chanson médiévale européenne aux récits historio-légendaires », Anne Caufriez.
6 Anne Caufriez, « Quelques aspects de la musique vocale mirandaise », in J. F. Meirinhos, Estudo Mirandeses. Balanço e orientações, Porto, Granito, 2000, p. 141-150, téléchargeable ici.