Brève excursion en terre mirandaise, via Euskadi
Costantim 27 décembre 2012
Voyage d'hiver : Trás-os-Montes par Hegoalde
Entre Noël et le premier de l’an, je suis retourné, un peu à l’improviste, dans la région de Miranda do Douro au nord du Portugal, près de la frontière espagnole, où l’on parle le mirandais (voir mon post d’août dernier). Mon objectif n’était pas, en si peu de temps, d’en apprendre plus sur la langue. J’ai quand même eu la confirmation que celle-ci est en grand danger, n’y ayant pratiquement plus, nulle part, selon les personnes que j’ai rencontrées, de transmission familiale, y compris dans les petites aldeias (villages). Sa présence à l’école n’est que purement symbolique (un cours optionnel de trois quart d’heure par semaine et un seul maître pour toute la région !).
Par contre les personnes d’un certain âge ne se font pas prier pour vous montrer comment les choses se disent en mirandais… la fierté est évidente d’avoir une langue reconnue comme telle (« officielle »), même si tout le monde semble résigné à sa disparition, ou plutôt à une sauvegarde purement symbolique. J’ai rencontré aussi par hasard (enfin pas exactement, presque par hasard, comme je dirai plus loin), l’un des acteurs de la blogosphère mirandaise, Thierry / Tiégui, du village de Cicouro, qui vit en France et a appris la langue à Bordeau, au sein de sa famille (voir par exemple son blog You que sei...). Parfois l’émigration ou l’exil offrent paradoxalement des opportunités de transmission qui ont presque disparu in situ.
Haltes en Euskadi
Lorsqu’on part du Limousin, où la langue vernaculaire est moribonde, pour gagner la région de Trás-os-Montes, où le mirandais ne se porte guère mieux, malgré la reconnaissance dont elle bénéficie, quel choc, en tout cas, que de faire halte en Euskadi, côté Espagnol. La longueur du voyage nous y convie. Mais aussi, quel bonheur ! Car, en ce pays – je dis une trivialité, excusez-moi –, c’est vraiment autre chose ! A Donostia / San Sebastian, où je me suis arrêté à l’aller, même si le castillan domine, la langue basque est présente partout, et pas seulement parce que Zorionak (Bonnes fêtes) s’affiche en lettres de 20 m de haut sur le palais des congrès flambant neuf. C’est bien le basque qui est parlé dans les cafés de jeunes de la vieille ville. Et je garderai un souvenir ému de ce bistrot, au matin, où la serveuse discutait avec des enfants de sa famille et leur mère, dans un basque troué de mots et d’expressions espagnoles. Cette scène tout à fait banale, évidente, se charge pour nous de la plus grande émotion… Des enfants bascophones, s’exprimant naturellement dans une langue qui circule dans l’intimité familiale et ne se cache pas. Une scène que nous n’osons même plus imaginer ici. Et cela, oui, comparativement, nous remplit de tristesse ; ce n’est pas seulement que la langue puisse être parlée en bouches enfantines mais aussi et plus encore qu’elle puisse être celle du lien entre les âges.
Au retour, j’ai fait une halte à Zizurkil, près de Tolosa, où toutes les indications urbaines sont d’abord en basque, dans un gite de la vallée d'Aiztondo, tenu par la ferme d’à côté. Dans cet espace, le basque était partout ; langue là aussi de toute la famille, et omniprésente dans ce gite destiné pourtant aux touristes : dans la bibliothèque, qui comprenait notamment les œuvres de Fernando Artola Sagarzazu alias Bordari (Bakoitzak berea), romancier et grand poète improvisateur, et trois monographies entièrement en basque ou bilingues sur l’histoire et l’habitat de Zizurkil ; sur le mur, où trônait une grande carte en relief d’Euskal Herria aux couleurs passées d’où toute frontière entre France et Espagne était ostentatoirement absente... A la radio, plusieurs stations émettaient en Euskadi et, au moins, une chaîne de télévision.
Et vous ne voudriez pas que je trouvasse (!) les fadaises de la CRIL de Limoges affligeantes !
Souvenir de Zizurkil : dans le gite
La fête de Constantim (Miranda do Douro)
Mais je ne suis pas allé au Portugal via Euskadi pour confronter les situations socio-linguistiques et comparer le limousin au mirandais… Je signale seulement à l’attention des Limousins que, s’ils vont à Zamora, à quelques encablures de Miranda, ils pourront visiter une chapelle romane dédiée à… San Leonardo de Noblat. Ils se sentiront moins perdus !
Même si le motif principal du voyage n’avait pas de rapport immédiat avec la thématique du blog, j’en dirai quelque mots, car il montre au moins que la diversité linguistique ne fait pas obstacle à la circulation de pratiques culturelles communes, indéfiniment adaptables et transformables, d’un bout à l’autre de l’Europe (et en fait bien au-delà). En écrivant cette phrase, je pensais aux contes et à des formes comme celle du duel poétique. Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit. J’avais été fasciné, à Bragança, au musée du masque, par les tenus incroyables, incroyablement belles, chamarrées et étranges, des personnages masqués qui se produisent dans les villages de la région, côté portugais et côté espagnol, pour les fêtes de la période du solstice d’hiver. J’avais parcouru, avec le même émerveillement, le livre de photographies de Charles Fréger, Wilder Mann, consacré à la figure qui se trouve au centre des rituels de solstice aux quatre coins de l’Europe, celle de l’homme sauvage : homme-monstre, l’homme-diable, l’homme-animal (ours, cerf, sanglier), homme-végétal, souvent ceint de cloches et de grelots. Fréger était aussi passé par le Portugal.
C’est ainsi que je me suis retrouvé, le 27 décembre, dans le village de Constantim, tout près de Miranda, sur le plateau granitique des confins, de la « raia » (frontière), le matin de la fête du saint patron, Jean l’Évangéliste, fête aussi de la jeunesse (festa dos moços).
Jamais je ne vis fête de solstice plus discrète. En arrivant dans la rue principale du village embrumé, quasiment désert, dénué de toute décoration ou d’un quelconque autre signe, j’étais sûr de m’être trompé de jour. Mais ces villages ne sont pas comme les nôtres ; ils sont composés de différents quartiers, et un passant m’indiqua vers où je devais me diriger pour rencontrer la petite troupe des quêteurs qui donnait l’aubade de maison en maison.
Chemin faisant, entre les vieilles et belles maisons de granit souvent mal en point, parfois ruinées, les maisons modernes que l’on appelle en France « de maçons portugais » et les jardins enserrés dans leurs murets de pierre grise où sont encore plantés les hauts pals des balanciers destinés à tirer de l’eau, on voyait sur une place excentrée les restes d’un grand brasier, un peu comme un feu de la saint Jean (de l’autre Jean, le baptiste), mais avec de très grosses bûches capables de brûler plusieurs jours. J’en en avais vu un de semblable la veille à Miranda do Douro devant l’église avec les charriots décorés qui servent à récolter le bois, tirés – ai-je lu –, par la jeunesse du lieu.
A Constantim le feu est allumé le soir du 26 décembre et accompagné d’un rituel précis : une troupe de jeunes du village (pauliteiros, il y en a dans toute la région, mais sur place les gens disent simplement "dançadores"), costumés, exécutent des danses de bâtons, comme on en voit justement au Pays Basque et en bien d’autres lieux d’Europe, accompagnés d’une bande musicale (gaiteiros), avec cornemuses et percussions. Près du feu, on boit du vin et de l’eau de vie et on mange des lupins et des châtaignes cuites, offertes par les deux masques centraux de la fête : le « carocho » et la « belha » (la vieille).
o Carocho (l Carochu)
Le « carocho » est la version locale de l’homme sauvage. Il porte un masque hirsute en cuir, mais il est vêtu d’une espèce d’uniforme, dont le référent historique ne peut être très ancien ; sur ce vêtement, il porte des pièces d’étoffe et des rubans et tout autour du haut du corps des sortes de longs colliers constitués de pièces de bois. Il est choisi chaque année en secret par la commission qui organise la fête, et, en théorie au moins, son anonymat est préservé.
La « belha » est un jeune travesti masculin maquillé agréablement, en robe longue colorée et en fichu portant un collier de châtaignes cuites (bellos) et une fourche de bois sur laquelle est pendue quelques plis de saucisse sèche.
C’est dans cette tenue que les deux masques participent à la longue quête, de maison en maison, qui commence au matin suivant, accompagnés des huit danseurs et des musiciens. Ils se présentent comme une famille nombreuse (le père, la mère et leurs huit enfants), affamée, quémandant de porte en porte.
J’ai fini par trouver la petite troupe, au fond du village, attiré par la musique et le jet d’une fusée. Un homme de la troupe est en effet préposé à lancer par intermittence des fusées de joie dans le ciel gris de décembre. Deux autres portent un grand seau en plastique plein de lupins cuits. Quelques curieux suivent (à peine une vingtaine de personnes tout au plus), parmi lesquels des photographes et – je les reconnais de loin – des chercheurs.
Celui que l’on voit tout de suite, qui est vraiment au centre de toute la performance de déambulation, c’est le carocho, dont le comportement est ostentatoirement, vigoureusement, résolument anomique, désordonné, déréglé. Il est affublé d’une pince en bois télescopique avec laquelle il saisit les jambes des enfants et les appareils photos, il court, ouvre les barrières, renverse et jette tout ce qu’il peut (mais m’a-t-il semblé sans jamais rien briser ou gâcher d’important), arrête et rançonne les voitures. Il affecte d’être libidineux au dernier degré, se saisit des femmes et surtout des jeunes filles, les couche sur la route en simulant plus ou moins l’union sexuelle, monte sur un tonneau et fait semblant de se masturber… Il se précipite dans les maisons, où, à ce qu’on dit (les spectateurs n’entrent pas), il a le « droit » de voler de la nourriture s’il n’est pas satisfait de ce qu’on lui offre, utilisant sa pince à cet effet. Par contre, il ne parle pas, il ne dit pas un mot. Pour préserver son anonymat ? Parce qu’il est hors civilisation et donc hors langage ? (ce que j’ai vu sur ce point n’est pas exactement en accord avec ce que j’avais lu, un anthropologue affirmant que le carocho se permet de critiquer les gens et de lancer des plaisanteries grasses ; y a-t-il eu un changement récent du rituel ?).
Le rituel est le suivant : la troupe joue et danse devant la porte, pendant que le carocho et sa « vieille » entrent dans la maison où on leur donne de la nourriture et de l’argent ; généralement toute la troupe des danseurs est invitée à se restaurer et à boire. En retour, un bol de lupins cuits est offert à chaque maison. On aperçoit en passant devant les habitations que les entrées sont apprêtées avec des napperons et des bouquets pour recevoir le groupe de quête.
Avec l’argent et les victuailles récoltées, le lendemain a lieu un festin où ne peuvent participer que les habitants du village et peut-être, tout au plus, quelques voisins proches.
Quand le tour du village est achevé, vers deux heures de l’après midi, toute la troupe, avec une grande partie des habitants, se retrouve à l’église pour la messe votive. Seul le carocho n’a pas le droit d’entrer. Tous les autres y viennent en grande tenue, y compris la « belha », parfaitement à sa place dans sa tenue de travesti ! Les pauliteiros exécutent une danse avec les musiciens au beau milieu de la messe, suivie d’une procession avec la statue du saint.
Je ne tenterai pas ici, surtout pas, de reprendre et de résumer les analyses que les folkloristes et les anthropologues ont pu faire de ces fêtes, comme survivances de rituels de solstices païens, héritage lointain des saturnales, sur les conditions de leur persistance à travers une intégration au rituel catholique, etc. le sujet est à mon avis complexe et demande une érudition et des outils critiques dont je ne dispose pas. Il serait par contre très intéressant de demander dans quel état d’esprit exactement les masques, les danseurs et les habitants exécutent aujourd’hui ces rituels (il existe un bouquin de ce type pour le carnaval du village de Podence, dans la même région[1]).
Pour ma part – c’est donc l’œil d’un spectateur étranger mal averti – à Constantim, j’ai trouvé ces rituels très émouvants. J’ai eu le sentiment d’une grande simplicité, de discrétion presque – rien de tonitruant, rien finalement de vraiment spectaculaire – et surtout d’une grande humanité, car ce qui se dégageait surtout était la relation de chaleur et de sympathie entre la troupe des masques, danseurs et musiciens et les personnes visitées, surtout les plus âgées d’entre elles, principalement des vieilles dames vêtues de noir qui, pour la plupart, m’ont paru recevoir les quêteurs avec gentillesse, bonheur et même gratitude.
Je n’ai pas parlé des spectateurs étrangers au village, la petite formation des chercheurs, preneurs d’image et de son accompagnant la troupe, dont j’étais (en pur dilettante). Ceux, sans doute, qui passent pour des touristes et n'en sont pas vraiment. Il y avait là un homme de grande taille, vêtu de l’une de ses grandes pèlerines de feutre que les bergers portaient autrefois, dont j’avais lu le livre (Inverno mágico. Ritos e Mistérios Transmontanos, 2004) qui m’avait donné envie de venir, un anthropologue nommé António Pinelo Tiza, visiblement un habitué, qui serrait les mains de tous. Il y avait là aussi la photographe espagnole mondialement connue Cristina García Rodero (voir son livre Rituels). J’y ai fait la connaissance du blogueur franco-mirandais Thierry Tiégi, venu en voisin, dont j’ai parlé plus haut et qui m'a expliqué plein de choses… Quelques autres suivaient, l’appareil photo parfois beaucoup trop intrusif (c'est ce que Tiégui déplore dans son post, avec raison), généralement ignorés par les masques continuant leur imperturbablement chemin. La scène m’a fait pensé à ce quei se passe lors de la fête de la poésie improvisée de Ribolla, en Toscane, où les chercheurs constituent aussi une partie considérable du public et interviennent d’ailleurs dans l’événement lui-même. Ainsi, des formes de culture populaire complètement décalées par rapport à la culture de masse contemporaine, et donc largement négligées ou méprisées par les classes populaires et d'ailleurs aussi les élites d’aujourd’hui, survivent aussi à travers cette présence, cet accompagnement, des chercheurs, qui sont les seuls à pouvoir en affirmer publiquement l’intérêt et la dignité. Des puristes, qui sont eux-mêmes d'ailleurs des "savants" (ou des savantasses), trouvent cette présence et cette implication délétères et contre-nature, mais c'est qu'ils se font une idée totalement fausse des traditions et des cultures (dites) populaires.
C’est largement ce qui se passe aussi pour les langues minorées, lorsqu’elles ont la chance (ce qui n’est certes pas toujours le cas) que des linguistes s’intéressent à elles, et au-delà, militent (bien ou mal, c’est une autre question) pour assurer le maintien de leur pratique. Cette nouvelle alliance objective est sans doute largement fondée, de part et d’autre, sur certains malentendus qui peuvent s'avérer très dommageables, mais elle est indéniable et globalement, me semble-t-il, bénéfique, même si elle mérite d’être soumise, bien sûr, à l’analyse critique.
Jean-Pierre cavaillé
la Belha
Pour de meilleures photographies de la fête de Constantim que les miennes, voyez celles de Manuel Fonseca prises à en 2010. Aussi une belle photographie de Carlo Jimenez prise 2008 et une série intéressante de Antero de Alda prises en 2006 et 2009 (il montre surtout des intérieurs), avec des commentaires, je ne sais pourquoi, en anglais (avec en plus un petit bout de musique prise sur le vif). Voir aussi les posts de Thierry Tiégui avec photos (cliquer pour l'agrandir) de la fête de cette année (1 ; 2; 3) en mirandais (mais parfaitement lisibles, vous verrez). Je n'avais trouvé aucune vidéo valable en ligne, sinon un service de la télévision en ligne SIC, qui mérite d'être vu, jusqu'à ce que Tiégui m'envoie celle qu'il a faite cette année même, du coup j'en ai trouvé aussi deux de lui de l'année dernière à voir aussi ! (1 et 2)
Enfin, il faut visiter le site de l’Academia Iberica Mascara, consacrée à toutes les fêtes similaires, au Portugal et en Espagne.
[1] Paolo Raposo, Por detrás da Máscara: ensaio de antropologia da performance sobre os Caretos de Podence, Instituto dos Museus e da Conservação, 2011.