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Mescladis e còps de gula
Mescladis e còps de gula
  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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23 juin 2020

Une voix pour les voyageurs

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Raymond Gurême, Voyageur et Résistant, qui nous a quitté ce mois de mai, présent à la manifestation pour Angelo Garand à Blois, le 30 septembre 2017. A sa droite Aurélie, la soeur d'Angelo

 

In Memoriam Angelo Garand, abattu par le GIN

 

à propos du livre de Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris, Le Seuil, 2020.

Dans le contexte des manifestations au sujet de l’affaire Traoré et contre les meurtres et violences policières à répétition dans notre pays, protestations ravivées par l’embrasement américain après la mort de Georges Floyd et l'ampleur du mouvement Black Lives Matter, ce livre est d’une totale actualité et nécessité. Il est d'abord important pour la qualité de ses analyses sur la question de l’inégalité de traitement des vies par les institutions, sur celle également de la vérité et du mensonge. Mais il l’est aussi parce qu’il fait connaître à un large public une affaire jusqu’alors fort peu médiatisée ; celle d’Angelo Garand, un homme de 37 ans abattu près de Blois de 5 balles dans la poitrine par le GIGN chez ses parents, le 30 mars 2017, alors qu’il était recherché pour ne pas avoir réintégré sa prison après une sortie. On peut en effet parler d’affaire, comme chaque fois qu’une décision de justice est contestée par des groupes de citoyens, et d’abord parce que ce dossier présente deux versions des faits absolument incompatibles : celle des militaires et celle de la famille. Les militaires ont soutenu qu’ils ont été contraints de tirer sur un « forcené » qui les menaçait d’un couteau et se jetait sur eux, après sommations et usage d’un taser, invoquant la légitime défense. La famille affirme qu’Angelo a été tué dans la remise où il s’était caché, sans aucune des sommations d’usage et alors qu’il n’était pas armé. Cette version soutenue par tous les membres de la famille présents n’a pas été prise au sérieux par la justice, qui a préféré suivre celle des gendarmes, malgré ses incohérences. Grâce à l’acharnement de la sœur d’Angelo, un comité de soutien fut pourtant créé, en liaison avec un réseau d’associations qui dénonce en France les bavures racistes de la police, et c’est ce comité qui d’ailleurs a joint Fassin. Pour autant, le cours de la « justice » n’en fut nullement modifié - à ce jour en tout cas, car le livre fait grand bruit, secondé désormais par une enquête de Médiapart.

Le fait qu’Angelo et sa famille appartienne à ce qu’il est officiellement convenu d’appeler la « communauté des gens du voyage », comme le montre très bien Fassin, n’est pas étranger (euphémisme !) à ce traitement de la justice, qui n’a même pas cru nécessaire de faire intervenir ces témoins gênants dans la « remise en situation » (sorte de reconstitution) réalisée avant (et en vue ?) du non-lieu, et d’abord en aval, à la décision de faire intervenir le GIGN pour arrêter un détenu dont le passé n’augurait nullement d’une telle dangerosité. C'est la raison du rest pour laquelle on luia vait accordé une sortie. Angelo était donc un « voyageur », terme englobant utilisé par les intéressés, qui l’associent ou non à d’autres plus spécifiques ; ainsi Angelo était-il sans doute « manouche », terme utilisé par le procureur, non sans condescendance à prendre Fassin à la lettre (« il affirme bien connaître les manouches, car il a souvent affaire à eux, et bien les aimer »), bien que j’ignore, après la lecture de ce livre, si Angelo se disait lui-même ainsi ou non. Par ailleurs, c’est sur internet et non, bizarrement (je vais y revenir) dans le livre, que j’ai appris le nom de famille d’Angelo, la date et le lieu du drame, et d’autres données que Fassin, volontairement, ne donne pas. Je vais y revenir, mais je veux dire d’abord que néanmoins, c’est bien grâce à ce livre que j’ai pris connaissance de cette affaire, et il me semble très révélateur que, en Haute-Vienne où je réside, à 200 km à peine du village où Angelo Garand est mort (Seur, près de Blois), les familles manouches que je fréquente n’en avaient elles-mêmes pas non plus eu vent, ou de manière tout à fait lointaine et imprécise.

La force du livre tient en ce qu’il présente successivement les points-de-vue divergeants d’un certain nombre d’acteurs et témoins des événements (plusieurs membres de la famille, les militaires qui ont tiré, le médecin appelé pour constater le décès, le journaliste de la République du Centre, le procureur…), mais il n’en reste pas là, car cela est en fait impossible du fait des pesantes et irréductibles contradictions entre les versions, mais aussi devant les données de l’enquête, en particulier celles qui ont été écartées, comme le témoignage d'un médecin urgentiste. Aussi Fassin prend-il le risque de donner sa propre version qui accrédite en grand partie la parole de la famille de Voyageurs, que la justice a méprisée. C’est en cela que son livre est en effet une « contre-enquête ». Ce n’est pourtant pas pour cette raison qu’il ne donne aucune des coordonnées – noms, lieux et dates – de l’affaire assure-t-il, ni d’ailleurs par respect pour l’anonymat des personnes, puisqu’en effet on retrouve toutes ces données, comme je l’ai fait, en quelques clics sur internet. C’est, dit-il, « la volonté de donner une signification plus large à cette mort, à ses conditions de possibilité, aux actions des forces de l’ordre, aux pratiques des magistrats, au combat de la famille », car « toute spécifique que soit cette histoire, elle n’en révèle pas moins des traits fondamentaux des institutions répressives de l’État et du traitement punitif des voyageurs » (p. 20).

Cela est quand même bizarre, car pour que le spécifique puisse avoir valeur générale encore faut-il le traiter d’abord dans sa singularité, et même considérer ce que cette singularité a d’irréductible aux entreprise de généralisation. D’une certaine façon, c’est bien que ce que fait d'ailleurs l’auteur, qui se montre d’une précision extrême dans le travail de reconstitution des faits, à partir des données objectives et des versions de chacun, mais cela est accompli à travers une manière spécifique d’écrire, la plupart du temps en adoptant le style distancié du chercheur, qui n’est évidemment jamais celui de l’acteur dont il restitue le point de vue en troisième personne : « elle », « il a vu... » 1. C’est uniquement à la fin du livre qu’il s’écarte de ce parti-pris de distanciation pour tenter d’imaginer comment Angelo lui-même a vécu ses derniers instants. A ce moment là, il cherche alors par un geste d’humanité venant clôturer un livre d’une extrême rigueur et sobriété, d’écrire en empathie avec Angelo lui-même : « le daron avait raison, pense Angelo. Les schmitts, ils m’ont eu ». Je ne cacherai pas ma gêne, à ce moment précis, où le récit, fatalement glisse du côté de la fiction, et ma gêne est aussi relative à cet énoncé, qui se tient en fait à un endroit proprement impossible (le point où la vie bascule dans la mort), même si rien n’est plus commun en littérature (mais alors à propos de personnage fictifs ou fictionnés). Mais il y a aussi le fait que cet énoncé n’est pas forcément fiable d'un pint de vue lexical: sur mon terrain par exemple, personne n’utilise le mot de « daron » et l’on dit plus spontanément « klisté »2 que schmitts ; cela bien sûr n'est pas très important, mais montre combien il est difficile de faire parler les personnes quand et si l’on n’a pas les moyens de les citer, et je dirais même de les citer exactement.

Cette question du vocabulaire et plus largement de la langue est des plus importantes, car c’est à travers ces spécificités et différences de langue que chaque acteur construit et reconstruit la réalité ; qu’il élabore et dit « sa » vérité. Fassin relève les mots qui lui paraissent les plus significatifs (« les gendarmes nomment leur victime la cible, l’objectif, l’individu ou l’homme, disent qu’ils l’ont neutralisée lorsqu’ils l’ont abattue. […] La famille appelle […] les militaires des schmitts, des clistés ou des cagoulés, leurs armes des mitraillettes »), mais il ne donne jamais, par choix d’auteur, de citations explicites d’entretiens oraux ou de témoignage écrits ; aussi ne sommes-nous jamais confrontés aux différences qui affectent substantiellement, non seulement le lexique, mais aussi la syntaxe des discours. De sorte que, pour ma part, les Voyageurs, je ne les ai pas retrouvés dans ce livre, je ne les ai pas « entendus », ils sont bien évoqués et invoqués, mais ils restent muets, et à quelques rares mots près3, leur style de parole, qui exprime leur style de vie et en fait pleinement partie, est absent. Tel n’était pas le but de l’ouvrage, certes, que de créer cette illusion de présence, mais cette absence, tout de même, interroge. On ne peut faire parler les acteurs uniquement avec les mots du « sociologue » (ainsi se présente l’auteur Didier Fassin), ou alors, d’aucune façon ne peut-on prétendre à leur rendre une voix. D’autant plus qu’il s’agit ici d’un choix délibéré, réfléchi, nous dit l’auteur : « il ne s’agit pas pour autant [...] d’incorporer au texte des tics de langage, les erreurs de syntaxes, les maladresses d’expression qui disqualifieraient les locuteurs et distrairaient les lecteurs. D’où le refus des effets de réalisme des guillemets et des dialogues ».

Je tiens ici, à la lecture de ces mots, exprimer mon plus grand désaccord, non avec le choix final d’écriture, qui appartient à l’auteur, mais avec les présupposés de cette déclaration qui, à mon sens, relèvent de l’idéologie excluante que Fassin s’emploie pourtant lui-même à combattre. Car non, les formes linguistiques alternatives du français des Voyageurs ne sont pas erronées ou maladroites, comme le décrètent les gardiens de la norme, mais elles expriment une réalité sociale elle-même alternative, et même plus, appartiennent à cette réalité. Car oui, il existe un « français voyageur » un sociolecte qui admet évidemment des variations en son sein, mais il est suffisamment cohérent et homogène pour pouvoir être très précisément décrit. Ainsi, par exemple, la troisième personne du pluriel en « on » (« ils mangeont » / « ils mangiont »), n’est-elle pas une faute de syntaxe, mais une forme parfaitement régulière en français voyageur, tout comme certains usages de l’auxiliaire avoir là où l’on utilise le verbe être en français standard (« il a passé par ici », etc.). De même, il y a fort à parier que les « maladresses d’expression » évoqués dans cette phrase ne soient en fait que des façons différentes, propres au voyageurs, d’exprimer les choses, qui au contraire sont souvent très adroits dans le maniement de la parole ; la maîtrise de la performance orale jouant un rôle crucial dans leurs relations de groupe, plus important sans doute que parmi les gadjé, où l’écrit fait foi.

Que l’on me comprenne : cette mise au point n’est pas une cuistrerie, mais elle revêt pour moi une importance politique cruciale. Presque tous les Voyageurs que je fréquente se désolent, sincèrement, de ne pas « bien parler français », car c’est ce que tout le monde des gadjé leur rabâche (en particulier à l’école) ou leur fait comprendre en les corrigeant. Cette conviction de « mal parler », malgré des efforts conséquents, dans les situations d’interaction avec les gadjé, pour parler « comme eux », joue un rôle inhibiteur considérable dans la prise de parole, y compris lorsqu’il s’agit de faire valoir ses droits. Cette crainte de "mal parler" n’est pas pour rien dans la difficulté que beaucoup de Voyageurs rencontrent lorsqu’ils veulent participer à des mouvements sociaux, comme cela a été le cas lors des manifestations des Gilets Jaunes, largement supportées par la, ou plutôt par les communautés de voyageurs (voir sur ce blog Comment et de quoi parlent donc les Voyageurs Gilets jaunes ?). J’irai même jusqu’à dire qu’une part de ce que l’on attribue à une culture de la réticence et de la restriction de la parole est dû à cette intériorisation de l’idée d’une mauvaise maîtrise du français. D’ailleurs, lorsqu’un Voyageur s’exprime dans un française standard – la plupart des gens diront « correct » – on le soupçonne d’avoir appris par coeur une leçon, comme le fit Macron qui déclara, on s’en souvient, que Christophe Dettinger ne parlait pas comme le « boxeur gitan » qu’il était et que ses propos lui avaient donc été dictés par son avocat. C’est justement le cas d’Aurélie, la sœur d’Angelo, qui se montre dans chacune de ses interventions, depuis les premiers jours de 2017 dans sa première vidéo, d’une précision et d’une hauteur d’esprit tout à fait remarquables (voir par exemple plus récemment ici). Elle montre, évidemment, qu’un voyageur peut aussi parler le français standard, le seul « correct » pour l’école, les médias et, hélas, aujourd’hui encore, trop de chercheurs. La réalité décrite par Phuilippe Blanchet dans son livre sur la « glottophobie »4 (même si pour ma part je ne suis guère satisfait du concept5), semble résister à toute révision critique.

Jean-Pierre Cavaillé

 

1 Voir l’article de l’historien Philippe Artières, « Tué par la police. Éthique d’une enquête », publié dans En attendant Nadeau. Artières cependant est un lecteur quelque peu distrait qui se demande si le nom d’Angelo n’est pas fictif (imaginant même qu’il pourrait venir du Théorème de Pasolini), alors que Fassin est très explicite à ce sujet.

2 Didier Fassin cite à ce sujet l’appel de Charlie, le fils d’Angelo, première personne interpelée : « Les clistés sont là ». Dans son article sur Mediapart, « Mort d’Angelo Garand, tué par le GIGN: ce que dit le dossier judiciaire », Matthieu Suc écrit : « les christés ». J’ai signalé l’erreur en vain. Qui en effet se préoccupe d’exactitude en la matière ?

3 Je note par exemple le mot « platz » (« platz, terme romani désignant les airs d’accueil »), mais qui ne se dit pas parmi les voyageurs français : ils disent simplement, en français, « une place », ou une « place désignée » lorsqu’il s’agit d’une « aire d’accueil » (qui généralement n’a d’accueillant que le nom, aussi les Voyageurs ne l’utilisent-ils pas), ou bien en dialecte manouche i platsa, au singulier (la place), ou o platsi (les places), au pluriel.

4 Philippe Blanchet, Discriminations : combattre la glottophobie, Paris, Éd. Textuel, coll. Petite Encyclopédie critique, 2016. Voir par exemple le compte rendu en ligne de Touriya Fili-Tullon.

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