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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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1 septembre 2015

Alberto Cesa et son Chansonnier du Piémont

canzoniere

 

L'héritage de Cantovivo

 

En passant par les Langhe, où j’ai entendu partout, dans la vie la plus quotidienne de presque toutes les générations (excepté, il faut le dire, les plus jeunes), parler le Piémontais, j’ai fait l’acquisition, dans la petite ville d’Alba, d’un livre de et, à la fois, dédié à Alberto Cesa, paru en 2011 chez l’excellent éditeur frioulan Nota, qui publie des ouvrages souvent remarquables surtout dédiés à la musique et à la poésie frioulanes en frioulan comme dans les autres langues minorées de la péninsule, mais aussi du monde entier. Il est intitulé (je traduis de l’italien), Il Canzoniere del Piemonte. Canti e musiche tradizionali piemontesi, occitane, francoprovenzali : Le Chansonnier du Piémont, chants et musiques traditionnelles piémontais, occitanes, francoprovençales[1], et accompagné de deux CD qui reprennent de nombreux titres de chansons et de pièces, dont les notations musicales figurent dans l’ouvrage (il s’agit donc d’un livre très utile pour les musiciens trad), avec les paroles en piémontais, occitan etc. (assorties le plus souvent d’une traduction italienne) et de présentations en italien. Cesa, décédé en 2010, avant que ce livre déjà largement préparé ne paraisse, était un personnage de premier plan sur la scène italienne et internationale du folk et des musiques traditionnelles, grand chanteur et grand vielleux. Dans les années 70 il fut le représentant majeur, au moins pour Turin et sa région, de la rencontre entre répertoire protestataire et retour à la culture populaire paysanne dans les langues originales, réalisant lui-même de nombreux collectages et créant un groupe mythique, toujours existant : Cantovivo (littéralement « chant vivant »), qui parcourut le monde et mit au jour pas moins de 15 albums, dont le mythique Leva la gamba, grand prix international du disque de Montreux en 1979. Cesa publia d’ailleurs, l’année de son décès, chez le même éditeur, ses carnets de route de musicien itinérant (Con la ghironda in spalla).

Il ne se contentait pas de porter la culture d’expression piémontaise, faisant toujours un place importante à l’occitan et au francoprovençal (autres langues du Piémont). Mais son répertoire excédait les limites de la région et n’avait rien de systématique, comme on le voit avec les pièces occitanes qu’il interprétait, souvent transalpines, provençales et même parfois languedociennes. A cela s’ajoutait la mise en musique de poètes piémontais, comme Angelo Brofferio (1802-1860) ou Antonio Bodredo (1921-1999, voir ici-même), la reprise des trésors contenus dans les recueils plus anciens (Costantino Nigra, Leone Sinigaglia, Alfredo Nicola) et surtout l’écriture de pièces originales, tout à fait remarquables, comme le fameux Barbagal, qui était un peu son morceau fétiche. Tout cela en fait à la fois un personnage exceptionnel et pourtant parfaitement représentatif du grand mouvement revitaliste folk des années 70-80 qui a impliqué toutes les cultures minorées d’Europe (et au-delà !) où en effet étaient indissociables lutte sociale, revendication culturelle, collectage direct, reprise des collectages plus anciens, modernisation et création musicales, de musiques amplifiées et acoustiques à écouter mais aussi et d’abord à danser, comme on l’a si bien vu par exemple en Bretagne ou encore dans les terres occitanes (qu’il suffise de citer l’œuvre musicale de Melhau et Combi ou, bien sûr, celui de la Talvera). C’est pourquoi il faut bien distinguer le collectage proprement dit (activité à laquelle Cesa renvoie souvent, et avec précision, mais sans publier directement les sources) de ce que ces groupes donnent à entendre.

Le livre et les cd, qui constituent de fait une anthologie testamentaire de Cesa, reprennent toutes ces facettes de la production de Cantovivo (à l’exception des interprétations de chansons protestataires qui ont joué un rôle important dans la production du groupe). Chants de quête (mai, etc.), ballades, contrasti, berceuses, danses diverses (courantes, gigues, mazurka, valses…), etc. La richesse et la qualité du répertoire, mis à la disposition de tous, est vraiment impressionnante. J’ai une affection particulière pour l’interprétation originale de la terrible ballade fameuse entre toutes en Italie, Donna lombarda, chantée ici par Donata Pinti, grande chanteuse qui fut membre de Cantovivo : la version proposée n’est cependant pas en piémontais mais en mantouan qui est un dialecte émilien bien différent du piémontais… C’est cela d’ailleurs qui est drôle chez Cesa, cette désinvolture ouverte et créative, on trouve du mantouan et du languedocien dans un chansonnier piémontais, on y entend du dulcimer, instrument tout droit venu des Appalaches, etc. Je citerai au moins Il Curato galante, belle leçon d’ironique humilité « Veuli ’n pò che o dìa pare/ sor curà l’ha basà mare/ bala ridòn dòn déna/ bala ridòn dòn dòn// Còs’it veus-to mai ch’i fassa/ veus-to’d vòlte ch’i la massa// Le meisin-e a son care/ bastonà fan mal le spale » : « Vous voulez un peu que je vous dise père/ monsieur le curé a donné des baisers à ma mère/…/ Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?/ Veux-tu par hasard que je la tue ?// Les remèdes son trop chers/ les coups de bâtons font mal aux épaules ».

Pour ce qui est des pièces en occitan (données en diverses graphies), on y trouve une très belle version d’Escriveta (ou Escrivòta) empruntée à Peire Maria Blajà, annoncée comme « provençale », mais en fait languedocienne (Guilhaume se marida Guilhaume tan polit/ La pren tan joveneta que se sap pas vestir, etc.), une version de La Mau Marideia (maridada) du Dauphiné, une autre de Diga Janeta, et surtout, pour le coup vraiment du Piémont, deux danses occitanes sans parole de la Val Varacha, Espouzin et la Giga di Sampeyre. On trouve aussi, bien présente sur l’un des CD, la mise en musique d’un magnifique poème d’Antonio bodrero Avìan jomai vegü[2]. Une curiosité enfin : la chanson à danser en provençal intitulée Lou calissoun d’la luno toute écrite par Alberto Cesa lui-même et Gabriella Brun en 1998 lors d’une tournée au Portugal !

Le chansonnier est en quelque sorte illustré et soutenu par tout un ensemble de textes plus ou moins courts en italien de Cesa (sur l’arbre de mai, le carnaval, la veillée, les instruments traditionnels), d’articles de presse, de photographies, d’un recensement de tout le répertoire discographique de Cantovivo… Un beau foutoir qui fait quand même un bel ensemble.

 

Le projet de Cesa, comme de tant d’autres groupes de l’époque, était de faire confluer, idéalement, « l’ancienne mémoire paysanne » et le « nouveau langage urbain et ouvrier ». C’est ainsi par exemple que Cesa voit dans le premier mai le renouvellement des arbres et fêtes de mai paysans. Il cite d’ailleurs la fameuse phrase de Gramsci : « Rien ne se perd dans la Tradition : dans le vieux tonneau, on verse un vin nouveau » (p. 26). C’est une façon de voir les choses, car le vieux tonneau souvent, pourrit dans son coin. L’idée d’une continuité entre le nouveau et l’ancien et d’une réutilisation permanente est tout à fait discutable : il est facile d’observer partout les pertes irrémédiables et les ruptures drastiques. D’ailleurs le revival folk montre combien la reprise et le ré-usage ne vont pas de soi, car cette attitude impliquait de rompre en fait radicalement avec la culture dans laquelle la plupart des ouvriers et des paysans se reconnaissaient dans les années 50- 60 et jusque dans les années 70 (ce que l’on appelle le « liscio » en Italie et le « musette » en France). Ces groupes se sont construit un public, certes, qui existe aujourd’hui encore, mais qui est resté, à quelques rares exceptions près, en marge et à contrecourant des cultures dominantes, aussi bien celle consommée par les classes populaires que celle des élites. Leur destin est ainsi, quelle attractivité que puisse exercer la musique et la danse, celui-là même de toutes les formes qui, jusqu’à nous, ont porté les langues et les cultures minorées.

 

Jean-Pierre Cavaillé

PS) S'il le souhaite, le lecteur peut compléter ce post, à un plus ancien, consacré à la culture populaire des Pouilles.

[1] Alberto Cesa, Il Canzoniere del Piemonte. Canti e musiche tradizionali piemontesi, occitane, francoprovenzali, Udine, Nota – Valter Colle, 2011.

[2] Avìan jomai vegü i’estéle sòutà/ belüe e valòsce se courìn apré// courìn i’estele e nous minà courìan/ per vèirle a toumbà darì dii crést// darìe de brounze e bàrs vihan i’estéle sòutà/ e i’stéle pouìn pà pouìn pà vèire nous// l’estralòrga avìa dit zé pà anca questa la dàrriéra nuèch/ dàrriéra nuèch

Nous n’avions jamais vu les étoiles danser/ étincelantes et rapides se courir après// les étoiles couraient et nous enfants nous courions/ pour les voir tomber derrière les crêtes// derrières les branches et les ravins, nous voyions les étoiles danser/ et les étoiles ne pouvaient nous voir// l’astrologue avait dit : « cette nuit n’est pas encore la dernière/ la dernière nuit ».

Sur Bodredo, voir ici même et là encore...

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Commentaires
T
Merci beaucoup pour cet apport. Évidemment, je parlais de manière très et trop générale, d'une composante du mouvement folk où l'on trouve associé tous ces ingrédients (intérêt pour la langue, collectages, modernisation, conscience sociale protestataire).
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F
Merci Jean-Pierre pour cet article passionnant. Ça donne vraiment envie d’avoir ce recueil. J’espère que la Librairie occitane de Limoges pourra me le procurer. Les deux danses citées Espouzin et la Giga di Sampeyre ont probablement été collectées en Val Varacha (Val Varaita) auprès du violoneux Juzep da’ Rous. Patrick Vaillant a arpenté ces vallées à la « grande époque », mais le principal collecteur local a été, je crois, Jan Peire de Bousquier, que tu connais sans doute mieux que moi. Pour ce qui est du violon, Maurizio Padovan a publié recueil et CDs. De nos jours, Gabriele Ferrero (violon) et Silvio Peron (accordéon diatonique) sont encore, à ma connaissance, les meilleurs praticiens du répertoire.<br /> <br /> Je nuancerais un peu ta phrase : « Tout cela en fait à la fois un personnage exceptionnel et pourtant parfaitement représentatif du grand mouvement revitaliste folk des années 70-80 qui a impliqué toutes les cultures minorées d’Europe (et au-delà !) où en effet étaient indissociables lutte sociale, revendication culturelle, collectage direct, reprise des collectages plus anciens, modernisation et création musicales, de musiques amplifiées et acoustiques à écouter mais aussi et d’abord à danser, comme on l’a si bien vu par exemple en Bretagne ou encore dans les terres occitanes. »<br /> <br /> Les choses n’ont pas été aussi univoques et homogènes. Il y a eu toute une gamme dans ce mouvement, allant de chanteurs en langue régionale totalement détachés de racines musicales locales à des collecteurs en des régions occitanes, par exemple, dont ils ne comprenaient pas la langue. Ils s’y intéressaient même très peu, ce qui ne les a pas empêchés, souvent, d’être d’excellents musiciens et d’avoir sauvé des pans entiers de répertoires qui auraient disparu sans eux. Tous ont quand même partagé, c’est vrai, la revendication d’une culture « alternative ». Mais chanteurs et musiciens se situant à divers degrés de l’échelle langue régionale musique collectée ont entretenu des relations, souvent, très conflictuelles. Je me souviens, dans les années 70, alors que j’étais étudiante à la fac d’Aix-en-Provence, avoir essayé de rapprocher François Dupont, violoneux de Mont-Jòia, de Jacques Mayoud, violoneux de la Bamboche. Je les connaissais tous les deux personnellement pour des raisons différentes et les deux groupes étaient programmés sur un même lieu en plein air. Mission impossible. Ils n’ont pas voulu se parler.
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