Documentaires en Limousin
Documentaires en Limousin
Pour une fois (que l’on veuille bien me le pardonner), je vais faire la promotion d’une entreprise à laquelle je participe, non certes pour me mettre en avant (je ne joue désormais qu’un rôle secondaire dans ce travail), mais parce qu’il me semble qu’elle le mérite, et surtout, qu’elle donne à voir et à penser.
La chaîne locale 7A Limoges, diffuse depuis quelques temps une série de documentaires intitulés En Lemosin, réalisés par un petit groupe d’amis et membres de l’Institut d’Études Occitanes dau Lemosin. Cinq courts métrages, que je vous invite à visionner sur le site de 7A Limoges, ont été à ce jour diffusés, au rythme d’un par mois. Six au moins le seront encore. Ils rejoindront ensuite les fonds sonores et audiovisuels de l’IEO du limousin, dont une partie importante est déjà mise en ligne, dans la Biaça, sur le site de l’association.
L’idée
Du reste, l’idée nous est venue de passer au documentaire lors de la réalisation d’un collectage linguistique et ethnographique. Jean-Paul Faure, un caméraman professionnel qui nous prêtait amicalement son assistance, nous fit comprendre l’intérêt qu’il y avait à saisir des images en mouvement dans le but de les monter, afin de réaliser de véritables films et non simplement de capter des entretiens de manière statique, l’image n’ajoutant finalement que très peu à la parole. Depuis, J.-P. Faure est devenu le principal maître d’œuvre de ces réalisations, assisté de l'équipe de l'IEO Lemosin et de quelques autres personnes, dont moi-même.
Ces documentaires ont pour but d’explorer des lieux et des situations et surtout de côtoyer des personnes qui parlent la langue – et éventuellement leurs proches qui ne la parlent pas –, saisies dans leurs activités quotidiennes. Sans fioritures, sans musique ni voix off, sans un discours extérieur donc, qui serait plaqué sur les images et en donnerait le sens, et en prenant le parti de montrer la relation entre celui d’entre nous qui conduit les entretiens (Jean-François Vignaud) et ceux avec lesquels il échange.
Nous ne voulons rien démontrer, nous n’avons pas de message a priori à faire passer, hors du geste de monstration et de démonstration – de preuve – que les locuteurs, que l’on dit tous morts depuis longtemps, sont encore bien vivants. Le plus jeune que nous ayons trouvé, au moment où nous l’avons filmé, il y a deux ans, avait 27 ans. Cela ne veut pas dire pour autant que la langue se porte bien ; notre constat est plutôt qu’elle est au plus mal, c’est-à-dire qu’elle n’est presque plus parlée, alors que les locuteurs sont encore très nombreux. Je reviendrai sur ce paradoxe.
Je veux simplement souligner ici une partie de la tâche que nous nous assignons : témoigner et produire la preuve qu’en 2013, en Limousin, une langue différente du français était encore parlée. « Était » ? Oui, car je me situe déjà dans un futur indéterminé, mais très proche, où les traces de la langue seront devenues imperceptibles, réduites à des bribes de toponymie. Je me situe dans cet avenir, parce que nous savons désormais que la preuve que nous apportons avec nos films n’est pas aujourd’hui, en Limousin, recevable (hé oui, il faut qu’il existe dans le public une disposition à la recevoir, pour qu’une preuve fasse preuve ![1]) ; mais dans l’avenir, nous aurons produit en effet la preuve qui nous permettra de l’emporter enfin, dans cette désolante confrontation avec l’ensemble des productions culturelles qui nient la réalité linguistique, négation parfois, mais rarement, explicite, le plus souvent par une conspiration du silence, en faisant comme si cette réalité n’existait pas. Piètre consolation, certes, mais quand le présent ne veut pas de vos preuves, force est de travailler pour l’avenir.
Ce propos pourra sembler exagéré car, au présent, ces films sont montrés et diffusés et rencontrent un très modeste succès en Limousin. S’il en est ainsi, me semble-t-il, c’est essentiellement pour leur valeur sentimentale et leur intérêt documentaire, le partage et peut-être la transmission discrète d’une culture commune. Mais ce bien commun reste privé de reconnaissance, c’est-à-dire qu’il lui manque ce discours qui lui donnerait publiquement une existence, qui produirait la reconnaissance collective de son importance vitale pour la région. Un tel discours, en effet, tout simplement, n’existe pas. Il n’existe pas, non pas au sens où il ne serait pas formulé ou formulable – nous nous entêtons pour notre part à tenter de le faire entendre – mais au sens où il n’est pas relayé, au sens où il est privé de toute légitimation, où il est inaudible – un peu comme dans ces rêves, où l’on cherche en vain d’appeler ou de crier, sans parvenir à émettre le moindre son.
Les sujets
Concernant leur valeur documentaire, les sujets abordés dans ces films courts (entre 10 et 25 mn) sont très différents ; d’une certaine façon, ils sont portés, apportés par les locuteurs eux-mêmes. Nous avons d’abord tourné surtout dans le nord Limousin, autour de Saint-Symphorien sur Couze, non loin autrement dit de la frontière linguistique avec le pays marchois, mais nous étendons désormais notre activité à l’ensemble de la région.
Dans le bourg, Marcel, nous fait visiter son potager, auquel il apporte tous ses soins quotidiens et il nous raconte quelques bribes de sa vie d’ex-agriculteur fumeur de gris.
Raymond, maçon à la retraite, nous montre comment il confectionne ses « palissons » (prononcez « palissou » ; ce sont les corbeilles que l’on utilisait pour faire lever la pâte à pain), un savoir faire acquis dans son enfance et dont il s’est souvenu tardivement, non sans peine et tâtonnements.
Raymonde perpétue le rituel de « mettre de part » ou de « tirer les saints » ; elle nous introduit, avec la plus grande simplicité et un sens didactique aigu, aux pratiques « dévotionnelles » (en réalité magiques et thérapeutiques) des Bonnes fontaines, encore vives en Limousin.
Le domaine de Salesse est une propriété d’élevage bovin qui a conservé sa structure sociale ancienne avec le propriétaire, son homme de confiance faisant l’office de régisseur, un ouvrier agricole (celui que l’on nommait autrefois métayer) – et sa femme occupée ailleurs qui l’aide pour les travaux importants – un valet de ferme enfin à l’ancienne mode. Ce monde, qui survit à lui-même, éloigné de tout profit agricole consistant, où la source de revenu principale n’est pas l’élevage, mais une chasse privée et les coupes de bois, a pourtant parfaitement sa raison d’être : l’entretien paysager d’un espace bâti, agricole et boisé magnifique.
La propriété du Moulin de Courieux est bien différente, même si l’on y élève aussi des vaches ; il s’agit d’une petite propriété familiale, qui fut aussi, jusqu’à la deuxième guerre, un moulin en activité, et c’est l’histoire de cette famille qui est relatée par ses membres à travers la double question du travail de paysan, de son évolution et transmission, et de la langue, du déclin et de l’abandon de sa transmission.
Voilà, en deux mots, les thématiques des sujets mis en ligne à ce jour.
Dans l’un des films achevés en attente de diffusion, nous traitons de questions semblables à celles qui se sont imposée dans la ferme du moulin, en nous intéressant aux activités d’un Gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun) familial. Dans leurs entretiens, les membres – deux frères et le fils de l’un des deux – évoquent la place centrale, dans la mémoire familiale, de la figure d’un patriarche qui fut à la fois un pionnier du machinisme et un défenseur intransigeant de la pratique de la langue au sein de la famille. Nous observons alors la force, le poids et les limites de cet héritage : l’usage résolu des machines les plus modernes se conjugue à la nostalgie du temps de la batteuse – cultivée lors de la grande fête annuelle de la batteuse qui se déroule dans le bourg le plus proche de Saint-Symphorien sur Couze –, mais aussi à la présence obstinée et désormais finissante de la langue, le plus jeune des membre du Gaeg, ayant moins de trente ans se révélant par exemple un bon locuteur, mais sans aucun espoir de transmission ni d’ailleurs de pratique personnelle.
Nous avons consacré un autre sujet, dans les mêmes lieux, à la culture légumière et en particulier à celle de la pomme de terre, en accompagnant l’activité d’un cultivateur émérite du tubercule de Parmentier, de la semence à la récolte. Par le biais de la pomme de terre, si importante dans l’économie vivrière et la culture culinaire limousine, c’est le récit de toute une vie passée, sans interruption aucune, au village, en contact continu avec la langue.
Un autre de ces films à paraître est d’ailleurs consacré à la confection et à la consommation du pâté de pommes de terre, plat mythique et rituel de la famille limousine, celui que l’on consommait pour carnaval.
Nous avons aussi rencontré un vieil agriculteur, le doyen du bourg de Saint-Symphorien, qui nous a raconté, dans une très belle langue, tout son temps d’armée et de guerre entre 1936 et 1945 ; un récit construit, une sorte d’épopée privée d’une remarquable précision historique, qui nous a saisi. Cet homme récitait aussi une « niorle » de Lingamiau (Édouard Cholet), La bourrico dau paï Cassou, composée de plusieurs centaines de vers, offrant ainsi un exemple, l’un des derniers sans doute, de culture littéraire (dite) populaire mémorisée.
D’autres réalisations sont en cours ou en projets, pêle-mêle, sur le communisme rural ; sur les Bonnes fontaines, encore (sujet précieux s’il en fut) ; sur la fabrication et le rôle de l’accordéon ; sur la culture du châtaignier ; sur une tournée de boulanger creusois ; sur les enfants de l’assistance publique dans les milieux ruraux, etc.
Ainsi, espérons-nous que ces films, pièce après pièce, reconstitueront à terme une sorte de cartographie, certes incomplète, mais assez indicative, tout à la fois de la culture (entendue au sens le plus large) populaire limousine encore vive et de l’éventail des usages de la langue, telle qu’elle est impliquée dans la diversité des pratiques de ses locuteurs.
Silence on tourne
Des locuteurs, c’est-à-dire des gens capables de s’exprimer dans la langue (qu’ils nomment invariablement « patois ») sur tous les sujets, comme je l’ai dit, il n’en manque pas, même si, dans les jeunes générations (moins de 40 ans), il devient très rare d’en rencontrer. Mais nous avons pu faire la constatation de ce que l’on pourrait appeler un effondrement des pratiques. Les plus anciens, s’ils ont des interlocuteurs, parlent très facilement, mais – justement – les interlocuteurs se raréfient ; souvent, même les vieux n’ont plus personne à qui parler, en dehors d’occasions spéciales : une rencontre au supermarché, à la foire, quand il y en a encore, et surtout aux funérailles, bien souvent d’un ou d’une qui parlait... Mais plus on descend la pyramide des âges et plus on trouve de locuteurs muets, oui muets, car ils n’utilisent généralement pas la langue avec les gens de leur âge et jamais avec plus jeune qu’eux (autrement dit toute transmission directe est abolie), et il est bien rare que les anciens s’adressent à eux en autre chose qu’en français. C’est dans une relation familiale ou de voisinage avec un ancien, souvent un grand-père ou une grand-mère, qu’ils ont appris à parler en leur enfance et lorsque cette relation est rompue, souvent par le décès de l’ancien, hé bien, ils n’ont tout simplement plus aucune occasion de parler. On trouve également des fratries divisées linguistiquement : entre deux naissances les parents ont cessé de communiquer dans la langue avec les plus jeunes enfants ; ceux-ci néanmoins, par imprégnation, la connaissent le plus souvent, mais n’imagineraient pas la parler avec leurs parents et leurs frères et sœurs. Quant aux plus jeunes, hé bien, généralement, ils possèdent au mieux une connaissance passive (ils comprennent mais ne parlent pas), mais de plus en plus souvent ne comprennent même plus, hors de quelques expressions et de quelques vocables.
Tous ces phénomènes sont bien connus des sociolinguistes travaillant sur les langues en voie de disparition ; mais en lire la description dans un article et en faire l’expérience humaine, in situ, à travers l’enregistrement et la prise de vue, est tout autre chose. En réfléchissant sur cette expérience, j’ai proposé (dans un article – justement ! – à paraître dans la revue Lenga) la notion de « langue rémanente » : une langue qui reste, qui survit à elle-même, pour quelques décennies, à travers des locuteurs qui la connaissent parfaitement mais ne l’emploient plus. Aussi avons-nous, vraiment, la sensation d’assister à une catastrophe immense et absolument silencieuse. Silence, parce qu’on ne parle plus, mais surtout silence, parce qu’on n’en parle pas ; le sujet n’est quasiment jamais thématisé, même pas par les locuteurs eux-mêmes, qui voient là, non de gaîté de cœur, mais sans dramatiser non plus, une « évolution » inéluctable. Il faut dire et redire (et nous le dirons et redirons encore) que tout concourt à ce silence et à précipiter la catastrophe, puisqu’il s’agit justement d’un sujet dont on ne parle pas, en aucun des lieux névralgiques où cela serait possible : ni à l’école (absence totale, non seulement de transmission de la langue, mais d’informations sur la culture locale, complètement tabouée), ni dans les médias, ni à travers le discours public des élus (qui pourtant, en privé, sont encore souvent des locuteurs), et encore moins dans celui des institutions culturelles, où alors de façon minimale et à travers un langage entièrement étranger à celui des locuteurs, qui tout au plus, en présence de l’évocation formelle de l’importance de l’occitan en limousin, se demandent bien de quoi on parle. Mais le mot même d’occitan est en fait employé de la manière la plus parcimonieuse ; sa disparition, la disparition d’une « vraie » langue, apparaîtrait en effet infiniment plus problématique et dommageable – à l’heure où l’on ne cesse de nous bassiner les oreilles avec le syntagme de diversité culturelle – que la fin d’un simple patois.
Dans cette configuration, le militantisme occitaniste, quand il ne se regarde pas le nombril, cultivant la langue avec une condescendance mal dissimulée pour ces locuteurs naturels dont le vocabulaire passe pour francisé à outrance, est réduit ici à une souveraine impuissance. C’est pourquoi, de reculade en reculade, voici où nous en sommes arrivés nous-mêmes : à produire des preuves, des témoignages d’une réalité qui nous file entre les doigts, qui disparaît devant nos yeux à grande vitesse dans une indifférence absolue ; sachant que ces témoignages seront tout ce qui nous restera, et d’abord pour prouver l’existence d’une réalité dépréciée, méprisée, négligée, dont on n’a pas attendu qu’elle disparaisse pour décréter qu’elle appartenait à un passé révolu, qu’elle n’était plus, qu’elle était morte, nulle et non avenue, et depuis si longtemps que la mémoire s’en serait déjà perdue, que l’on pourrait même douter qu’elle ait jamais existé.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Cela vaut aussi bien pour les preuves en matière de science (voir la longue marche de l’héliocentrisme par exemple) et les faits historiques (l’extrême difficulté des rescapés de la shoah à se faire entendre après la guerre, le tabou si longtemps infrangible sur la torture en Algérie, etc. etc.) que pour les faits de société et de culture au présent (voir par exemple, le tabou sur les risques du nucléaire en France et particulièrement en Limousin, voir ma réflexion à ce sujet).