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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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12 janvier 2011

Le Salento et sa culture orale : chansons, proverbes et devinettes

 

Taurisano

Taurisano au coucher du soleil




Le Salento et sa culture orale : chansons, proverbes et devinettes

 

 Au mois de novembre dernier, j’ai fait un court voyage dans le Salento, au sud des Pouilles (talon de la botte italienne), un pays particulièrement attractif, entre Adriatique et mer Ionienne, couvert de pierres blanches et de grands oliviers, peuplé de plus d’un million cinq-cents mille habitants dispersés dans un dense réseau de petites villes, de gros bourg et de villages, au plan en damier et à l’architecture résolument sudiste qui fait tout de suite penser à la Grèce, mais aussi à l’Espagne, sous la domination de laquelle la région est restée longtemps.

 J’aime retourner dans ce pays qui a beaucoup à offrir et dont les habitants sont d’une saisissante, hospitalité, presque embarrassante pour nous autres. J’y allais parler d’un philosophe né dans le gros bourg de Taurisano, que l’on a brûlé vif pour blasphème et athéisme place du Salin à Toulouse en 1619, après lui avoir arraché la langue. Il se nommait Giulio Cesare Vanini. Sur son destin toulousain, il faut absolument lire le très beau roman de Robert Lafont, L’Eroi talhat, dont toute la première partie relate, sous forme d’un échange épistolaire au style éblouissant, l’évolution de Vanini en région toulousaine, son procès et son supplice. Or l’un des compatriotes du philosophe, de Taurisano lui aussi, Francesco Paolo Raimondi, vient de publier ses œuvres complètes, enfin accessibles à la fois en latin et en italien.

 L’ironie du sort a voulu d’ailleurs qu’à Taurisano même, où le projet d’érection d’une statue à la mémoire de Vanini est un enjeu idéologique considérable, je rencontre un sculpteur (D. Minonni) qui travaillait à la réalisation d’un très impressionnant sarcophage de marbre destiné à accueillir la dépouille d’une jeune femme morte il y a quelques années d’une tumeur au cerveau : Mirella Solidoro. Malade depuis son enfance, devenue aveugle, elle recevait dans sa chambre des personnes endeuillées, qu’elle réconfortait et, selon ce que j’ai entendu dire, qu’elle renseignait sur leurs proches disparus ; L’Église parle du rôle d’intercesseur, à travers l’expérience oblative de la souffrance, assumé par la jeune fille pour les âmes du purgatoire. Une partie de la population voue une véritable dévotion à sa mémoire et travaille à sa canonisation. Le grand sarcophage de marbre sera disposé dans une chapelle d'une église de Taurisano. Ce court-circuit entre d’une part l’athée du début du XVIIe siècle, qui se gaussait dans ses textes des billevesées sur l’au-delà et des pseudo-miracles de l’église de Presicce voisine de Taurisano et d’autre part cette sainte d’aujourd’hui, dit beaucoup, je crois, sur les forts contrastes que l’on peut trouver dans la culture du Salento.

 

Griko et Salentino

 Comme je l’ai déjà décrit dans un post déjà ancien (Le Salento et ses langues), outre l’italien, on parle dans le Salento, en cette zone que l’on appelle la Grèce salentine, le griko, grico ou gricanico, idiome à base grecque dont la survie est des plus menacées, et partout le salentino (salentin en français), que l’on fait spontanément entrer dans la catégorie « dialecte » (conformément à la structuration italienne langue - terme réservé à l'italien - /dialectes/ langues allogènes, la notion de langues régionales ou minoritaires ayant beaucoup de mal à s'imposer). Le salentin est, quant à lui, largement, très largement même pratiqué en de nombreuses variantes mineures. On l’entend en effet partout et il reste la langue de communication privilégiée d’une partie importante de population, sans bénéficier pour autant d’une véritable reconnaissance culturelle, ou alors seulement dans ses fonctionnalités propres, qui le placent dans une relation de totale extériorité vis à vis de la culture « savante », apanage du seul italien : ainsi trouve-t-on d’innombrables recueils de proverbes et de chansons (j’y reviendrai), des recueils de contes et de niorles, de nombreux poètes aussi, un théâtre toujours très vivant (essentiellement comique)... Cet ordre fonctionnel est une évidence pour tout le monde et l’idée ne viendrait à personne de le mettre en cause.

Pour le griko, les choses sont très différentes. D’une part la langue est moribonde et exige – ou exigerait – un très grand volontarisme pour la sauver (ce dont pas mal de gens son conscients, mais en conduit beaucoup à décréter que les jeux son faits et que tout est désormais inutile), d’où de timides tentatives d’introduction dans l’enseignement et le projet, à Calimera, d’une école de griko ouverte à tous. On est cependant à mille lieux des méthodes de type immersif. D’autre part, le griko bénéficie aujourd'hui, eu égard à son très noble et ancien pédigrée, d'une image beaucoup plus gratifiante, après avoir été considéré comme inférieur au salentin lui-même, lequel d'ailleurs s'est largement substitué au griko dans toute sa zone d'usage. En Grèce salentine, se sont formés des groupes musicaux qui chantent en griko, comme l’excellent Ghetonia (Voisinage), dont je recommande la version de la chanson fétiche des « Grecs » du Salento, Are mou rindineddha (Qui sait hirondelle…), qui est un peu l’équivalent du Se Canta. Il existe en effet, indiscutablement, en Grèce salentine, une forte conscience culturelle, associée au griko et en fait surtout au revival, pour le meilleur et pour le pire, de la tarentelle (la pizzica, dans sa forme salentine, avec l’impressionnant festival de « La Notte della Taranta » à Melpignano au mois d’août) qui charrie avec elle toute la mythologie du tarentisme et un peu, mais trop peu de sa mémoire ethno-historique.

taranta

 

 Photogramme tiré deLa Taranta, Gianfranco Mingozzi

 

 

Tarentelle et tarentisme

 Les groupes qui chantent et dansent la tarentelle sont très nombreux : il faut citer au moins l’Officina Zoe et la famille Zimba d’Aradeo, dont le patriarche charismatique, Pino Zimba, Giuseppe Mighali pour l’état civil, est hélas mort en 2008 (voir par exemple la vidéo de l’un de ses concerts). La chance historique de la tarentelle est son rythme en 6/8 marqué au tambourin, dont la rapidité n’a rien à envier aux danses les plus frénétiques des XXe et XXIe siècle. Le succès du genre vient évidemment de s’être trouvé en parfaite syntonie avec le processus moderne d’accélération rythmique et d’être aussi immédiatement appropriable par l’imaginaire néo-chamanique. La pizzica est généralement chantée en salentin.

 En arrière fond, on trouve donc le phénomène en effet fascinant du tarentisme ou tarentulisme, grave affection psychosomatique qui touchait des femmes (mais aussi plus rarement des hommes) de la campagne travaillant à la journée ou à la saison dans les latifundia, un mal au retour cyclique, attribué par la culture salentine à la morsure d’une araignée (ou parfois d’un scorpion, voire d’un serpent). Lorsque les crises survenaient, généralement au début de l’été, la maladie était soignée par un rituel magico-religieux fondé sur la musique et la danse : une troupe de musiciens intervenait au logement de la tarentulée et conduisait la malade à « danser », couchée, par reptation au sol, mais aussi debout, souvent pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que « le saint », Paul en l’occurrence, préposé aux morsures des serpents et des insectes, concède la « grâce » d’une guérison au moins provisoire. Il faut lire à ce sujet le grand livre d’ethnologie d’Ernesto de Martino, publié en 1959, La terra del rimorso (La terre du remords[1]. De Martino, en effet, a étudié avec une grande accuité les contenus culturels et les conditions sociales et psychologiques du phénomène. En relation étroite avec De Martino, ont doit aussi mentionner les travaux de l’ethnomusicologue Diego Carpitella (La Terapia coreutico-musicale nel tarantismo ; L’exorcisme chorégrapho-musical du tarentisme, 1960, intégré à l’ouvrage de De Martino). J’ai ramené de mon dernier voyage un petit livre du cinéaste Gianfranco Mingozzi, qui travaillait pour Fellini, mais aussi a collaboré avec De Martino. Ce livret est justement consacré à son documentaire intitulé La Taranta, premier film montrant des moments du rituel du tarentisme ainsi que le « pèlerinage » très spécial que les tarentulées faisaient le 18 juin à l’église des saints Pierre et Paul de Galatina. Le film a été tourné 1962, lorsque le phénomène était déjà en forte régression[2]. Le dvd en est joint au livre, mais on peut aussi le visionner sur le net (en deux parties). Il faut absolument le voir, entre autres pour ce moment incroyable où la tarentulée de Galatina, Lea, qui danse déjà depuis des heures, s’adresse en dialecte à la chromo de saint Paul tenue sur ses genoux par son fils de six ans assis près d’elle ; elle implore la grâce du saint sur un ton de reproche : « ... no, non aggio soldi pe’ dirti la messa... Ti debbo dare la gamba ? Me la posso tagliare ? » (« non, je n’ai pas d’argent pour te faire dire une messe... Je dois te donner la jambe ? Je peux me la couper ? »). Le saint, par la bouche de la femme, refuse d’accorder la délivrance ; elle flanque alors un coup de poing à l’image et se remet à danser, avec résignation. Le film est accompagné de la voix-off d’un poète majeur, Salvatore Quasimodo (prix Nobel de littérature) qui déclame son texte écrit pour le film, plutôt sobre et correctement informé (le poète avait lu De Martino), évidemment dans un très bel italien. Par contre, hormis les quelques mots de la Tarantulée, le peuple du dialecte n’a pas voix au chapitre. C’est l’ethnologue, par la bouche du poète, qui dit ce qui est à dire... Pourtant un homme au moins, qui joue un rôle essentiel dans la séance de Galatina, aurait eu sans doute beaucoup à dire : le violoniste et chanteur Luigi Stifani, barbier de profession, qui interpétait la pizzica d’une manière incroyable et dont on peut trouver sur le net quelques uns des enregistrements effectués par De Martino et Carpitella (Pizzica tarantata, Pizzica indiavolata). Je donnerai seulement une version du texte de la Tarantata, mélange détonnant de dévotion et d’obscénité, qui dit bien sûr d’emblée quelque chose de la dimension érotique du tarentulisme.

Santu Paulu miu te le tarante

Pizzichi le caruse a mminzu a ll’anche

Santu Paulu miu de li scusuni

Pizzichi li carusi a lli cujuni

Santu Paulu miu de Galatina

Ci l’ha fare la grazia falla mprima

Santu Paulu miu de Galatina

Nu fare cu lucisca cra mmatina

« Mon bon saint Paul des tarentelles/ pique les filles entre les cuisses/ mon bon saint Paul des scorpions/ pique les garçons aux couilles/ mon bon saint Paul de Galatina,/ si tu dois faire la grâce, fais la vite/ mon bon saint Paul de Galatina/ n’attends pas que demain se lève. »

 Il faut ajouter que Stifani, disparu en 2000, fut une sorte d’ethnomusicologue « sauvage », tenant un journal et réfléchissant, de « l’intérieur », à sa propre pratique (voir son livre, Io al santo ci credo. Diario di un musico delle tarantate / Au saint, moi, j’y crois. Journal d’un musicien des tarentulées, ed. Amarirè, 2000). Ce journal est écrit en italien.

Stifani

               Luigi Stifani et sa bande en pleine action

Chant a pare uce

 Dans un autre livre, à peine paru chez l’éditeur Kurumuny de Calimera, Le Cicale - canti salentini di tradizione orale / Les cigales – chants salentins de tradition orale, il est cependant rappelé que la pizzica n’était certes pas la seule forme musicale utilisée pour libérer du tarentisme. L’auteur, Luigi Lezzi, y présente en effet une chanson particulièrement lente – aux antipodes donc de la pizzica –, Teresina / La petite Thérèse, qui était très certainement associée au rituel. Ce livre d’ailleurs, lui aussi accompagné d’un cd de collectage effectué dans les années 60-70, comprend une série d’exemples d’une forme de chant choral a capella que l’on nomme « a pare uce », à l’unisson, beaucoup plus dépaysante en fait pour nous que la pizzica. Ce type de chant de travail requiert un groupe plus ou moins étendu de chanteurs, qui s'organisent selon trois rôles définis de manière limpide par les mots suivants : « Jèu `ttacu, tìe la giri e tutti l’àuri se mìnanu e fànnu te bassu » (« J’attaque, tu me réponds et tous les autres se lancent pour faire la basse »). L’auteur du livret insiste justement sur ce que les voix qu’il a enregistrées, maintenant éteintes, ont d’absolument singulier : un timbre surtout, impur, éraillé, de gens exposés aux intempéries, fumant du tabac autoproduit et mal conservé, etc. Ces propos m’ont remis en mémoire le très beau cd accompagnant le livre de Giuseppe Mighali (Pino Zimba donc), Zimba, voci suoni ritmi di Aradeo, toujours chez le même éditeur (2004), qui présente des collectages effectués chez les Zimba dans les mêmes années (1976-1978), où les chanteurs arborent de très belles voix cassées ou voilées et fragiles (à écouter, dans ce disque et sur le net, notamment une fameuse chanson de quête de Pâques, San Lazzaru, qui me tire toujours, quoi que j’y fasse, la larme de l’œil[3]

 Concernant la langue des chansons, Lezzi remarque qu’il s’agit en fait d’un mixte de « dialecte », mobilisé dans l’effusion et le passionnel, et d’italien, utilisé dès que l’expression devient plus formelle. Il en résulte une sorte de « macaronique » dit Lezzi, une langue artificielle propre au chant, que l’on veut intentionnellement distinguer de la langue parlée. Soit la chanson du Capucin quêteur, qui existe sous de nombreuses variantes :

Vistìtu ti cappuccinu jèni a bussà alli pòrti

E no no per carità non si bussa così

Tegnu na fija a lettu e me la fai morì./

Ma prima ti morìri facìtila confissàre

Ca bi lu fàzzu ìu lu pàtri cunfessor.

« Habillé en capucin, tu viens frapper aux portes/ - Hé non, non par pitié, ne frappez pas ainsi/ Je garde une fille au lit et tu me la fais mourir.// - Mais avant qu’elle ne meure fais-là confesser/ que je lui serve moi de Père confesseur ».

L’histoire se termine par une naissance et les mots suivants :

E ìu maletìcu il preste e il cuore che ci

Ha tratìtu ha la mia figlia che a letto sta.

« Et moi je maudits le prêtre et le nom qui ont / ont abusé de ma fille qui est au lit ».

 

Cicale_kurumuny


 On peut d’ailleurs remarquer que le « dialecte » est tellement associé à la parole et non à l’écriture qu’il n’est en fait jamais écrit, ou presque, que pour fixer des propos oraux, dits ou chantés. Souvent même, il s’agit de discours rapportés au second degré, par exemple dans le livre consacré lui aussi au tarentisme de Luigi Chiriatti, un ethnographe salentin, Morso d’amore / Morsure d’amour (Lecce, Caponi ed. 2001). Louvrage contient de très nombreux entretiens, mais tous conduits (ou transcrits ?) en italien : le salentino y est omniprésent mais toujours sous la forme de paroles vives citées, soit par les informateurs, interrogés en italien, soit par l’auteur dans ses propres textes. Par exemple, pour montrer dans l’une de ses analyses la dureté des conditions de travail des ouvrières du tabac, qui fut longtemps l'une des ressources majeures du Salento, Chiriatti donne quelques mots particulièrement significatifs et expressifs - parce qu’en « dialecte » - de l’une d’entre elles : « Faticavamu comu ciucci de fatia, non te potivi fermare cu pensi mancu nu picca » (« On travaillait comme des bêtes de somme, tu ne pouvais même pas t’arrêter un instant pour penser »). Un peu plus bas, comme élément de preuve et d’épreuve, il mentionne le texte d’une chanson célèbre « Fimmene fimmene, ca sciati a llu tabaccu, ne siati doi e ne turnati a quattru » (« Femmes, femmes, qui allez travailler le tabac, vous y allez sur deux jambes et retournez à quatre pattes »), dont on peut d’ailleurs trouver sur le net une belle version a capella de Simone Kalogheròpoulos Contaldi. Ces bouts de dialogues, expressions, proverbes, dictons, chansons ont valeur d’expression directe, mais encadrée et contrôlée par l’italien, des conditions de vie et de travail, extrêmement dures dans ou à la marge du système latifundiaire. Ainsi, tout à la fois, le salentin est-il minoré à l’extrême et mis en scène dans et par l’italien comme expression immédiate d’éclats de vérité ; il est chargé de dire la vérité brute du peuple et de sa culture matérielle et orale, que la langue noble et « littéraire » ne saurait rendre d’aucune façon.

salentolevantino

Proverbes et conditions sociales

 A ce propos, j’ai ramené de Taurisano un autre livre encore imprimé de frais intitulé Lavoro e proverbi nella società del bisogno. Taurisano tra’ 800 e 900 / Travail et proverbes dans la société du besoin. Taurisano entre XIXe et XXe siècle (Congedo, Galatina, 2010). L’auteur, Vittorio Preite,  s’emploie à reconstruire la vie sociale, économique et culturelle de la ville natale de Vanini à un époque disparue, mais encore présente à la mémoire de ses habitants (sachant que nous sommes souvent dépositaires d’une part des souvenirs de nos parents et de nos grands parents), en s’appuyant sur plus de 360 proverbes recueillis à Taurisano, chacun donnant lieu à la présentation d’un métier ou d’une activité, le plus souvent à travers l’évocation d’individus désignés par leurs noms, prénoms et surnoms. La somme d’informations est tout à fait considérable, qui dépasse de très loin l’intérêt patrimonial et familial de tous ceux qui retrouvent leurs ancêtres dans l’index. Bien sûr les proverbes, matière orale par excellence, sont en salentin (avec traduction en italien), bien sûr l’ouvrage est écrit en italien, bien sûr encore le texte ne cesse de citer des façons de dire et de nommer en salentin, mais cette fois sans traduction italienne.

 Un exemple : à l’occasion d’un proverbe qui dit : « Tutti i cori torti,/ nnanti e chiancimòrti » (« Tous les cœurs sont feints,/ devant les pleureuses »), l’auteur parle de l’institution des pleureuses, dites « chiancimorti » (les « pleure-morts »), disparues depuis des décennies mais bien présentes dans la mémoire populaire (soit presque un siècle après le Béarn où existait une tradition similaire, celle des « aurostèras », disparue vers 1850[4]). La pleureuse faisait la louange de défunts qu’elle ne connaissait souvent même pas, à partir d’un canevas préétabli, mais « facìa cchiàncine puru ‘e petre » (« elle faisait pleurer même les pierres »), « spizzàva ‘u core ‘lli cristiàni » (« elle brisait le cœur des gens »), même si « ccerte fiàte a ìḍḍa no’ nnè scappàva mancu nna làcrima » (« parfois, à elle, il ne lui échappait pas même une larme »).

 Or ces phrases ne sont pas traduites en italien et il est ainsi évident que l’ouvrage est destiné à des lecteurs connaissant le « dialecte », sans que pourtant l’auteur n’ait eu l’idée que des parties entières du livre, à ce compte là, auraient pu être composées dans l’idiome. Mais cela serait en fait impossible à envisager, car la même évidence qui conduit à citer le plus possible en salentin pour donner vie et vérité aux descriptions, exclut que l’on puisse songer à utiliser l’idiome pour tout ce qui concerne l’exposition didactique ou l’objectivation de la réalité sociale et historique. Une expression par exemple comme celle qui apparaît dans le titre du livre, « società del bisogno », « société du besoin », ne saurait se dire, d’aucune façon, en « dialecte » (sachant, évidemment, qu’il s’agit là uniquement d’un tabou diglossique). Par contre et en effet, qu’est-ce qui pourrait mieux exprimer une situation sociale, vue par ceux qui la subissent, mais aussi sa perception dans le cadre d’une vision rageuse et fataliste (anti-providentielle au possible), que le proverbe en « dialecte » ?

Campa u missère ta carne malàta,

strazza u prete quiḍḍa ddifriscàta,

spurpa l’avvocàtu la stizzàta,

tutti lu tiempu futte a sciurnàta.

« Le médecin vit du pauvre malade,/ Le prêtre vivote sur le défunt,/ L’avocat dépouille le furieux,/ le temps fout la vie de tous. »

 Cela est encore plus évident dans un livre écrit en 1978, à peine réédité (ou édité pour la première fois ?), que l’on offrait à la bibliothèque de Martano à l'occasion de sa présentation Oppressione e resistenza nei proverbi di lavoro salentini / Oppression et résistance dans le proverbes de travail salentins (edizioni Panico, 2010), écrit par Nicola G. De Donno, qui fut un infatigable collecteur de proverbes et de mots, en même temps que l’auteur d’une série de recueils de poésie en salentin. Cet ouvrage, qui mériterait sans nul doute une majeure diffusion, est très analytique, parfois d’une théorisation exigeante, très engagé aussi. De ce point de vue, il représente une expression typique des années où il a été écrit : pour l’auteur, les proverbes de travail expriment la réalité sociale la plus immédiate, les rapports entre ouvriers agricoles et propriétaires, entre prolétaires et possédants, et s’ils se contredisent souvent ou présentent des ambiguïtés qui induisent à des interprétations contraires, c’est qu’ils sont utilisés par les maîtres comme par les subalternes.

Ces développements, accompagnés de la déploration de l’absence d’une « littérature salentine cultivée de contestation », m’ont rappelé ce que l’ethnomusicologue Lezzi dit, dans son livre sur le chant a pare uce, de l’époque où il s’est lui-même engagé dans la voie de la recherche militante, période faste pour l’enquête et le collectage (en tout cas comparé aux dernières décennies) et où tous ceux qui le faisaient, comme lui, furent contraints de travailler longtemps en dehors des institutions, car les deux parties se trouvaient « des deux côtés opposés de la barricade ». On trouverait de grandes similitudes, je crois, sur ce terrain avec la plupart des pays européens.

Malgré son important degré de généralité, l’ouvrage de De Bonno est lui aussi très précisément ancré dans le lieu : tous les proverbes ont été recueillis à Maglie et dans ses environs. Dans un livre aussi exigeant du point de vue de l’effort d’analyse et d’interprétation, il va de soi que seule la matière, les innombrables proverbes cités au fil du texte, sont en salentin.

Voici quelques exemples qui attestent je crois de la pertinence de la thèse de De Donno que j'ai résumée ci-dessus : Amore de patruni amore de scursuni (Amour de patrons, amour de couleuvres) ; Se cate l’arciprèite è ddiscrazzia, se cate lu sacristanu va mvriacu  (Si tombe l’archiprêtre c’est un malheur, si tombe le sacristain, c’est qu’il est saoul) ; Cristu de sussu cràndina e ttempesta, Cristu de sutta se futte quiḍḍu ca rresta e nnui a mmenzu a ddoi altissimi rimanimu futtutissimi (Le Christ de dessus grêle et tempête, le Christ de dessous [le patron] fout [s’approprie] ce qui reste et nous, entre ces deux grands seigneurs, nous sommes archifoutus [au sens de où nous nous faisons mettre par le haut et par le bas, si quelque chose de tel est possible !]). « Même la religion, dit l’auteur (d’une manière d’ailleurs un peu trop tranchée), est une chose de la classe des patrons, et donc peu susceptible de prise sur le travailleur agricole et sur l’ouvrier ». Enfin, je ne manquerai pas de citer celui-ci, qui peut sembler innocent, mais ménage une ambiguïté on ne peut plus transgressive : Quannu àutru nu tteni, cu mmàmmata te curchi (Quand tu ne peux faire autrement, va au lit avec ta maman).

 

Deux devinettes

Je terminerai ce butinage dans les quelques livres et disques ramenés du Salento par un rapprochement avec la culture occitane (en fait j’aurais pu en faire déjà quelques uns pour les proverbes, même si la structuration sociale dans nos régions est généralement assez différente), à partir d’un recueil de devinettes équivoques du même De Bonno[5]. Ces énigmes, qui existent en presque toutes les langues occidentales, évoquent ostensiblement les réalités les plus crues du sexe, tout en signifiant les choses les plus innocentes. Or il se trouve que Philippe Gardy a publié récemment aux éditions Letras d’òc de Jean Eygun le recueil de devinettes versifiées que Jean de Cabannes écrivit à la fin du XVIIe siècle, et il est intéressant de rencontrer les mêmes énigmes à travers l’espace et les siècles, tournées aussi autrement, de manière assez brutale dans la culture populaire salentine, et de manière plus ronde dans les vers de Cabannes, qui était fin lettré (je rapporte ses vers dans l’orthographe originale conservée par Gardy) :

I-

Sputu e llicu,

an culu te lu ficcu

vau e vvegnu,

an culu te lu tegnu

Je crache et lèche/ dans le cul je te le fiche/ je vais et viens,/ dans le cul je te le tiens.

 

(Cabannes)

Jouine fillon m’aient entre sei dets

pren gros plaisir a me metre onte penso,

en me pousant voou que de ma semenço

ce que toqui se troba pres


 

Ma semenço es fino e subtilo

Douno la formo en quauquaren

Au may la fileto es habillo

Au mies mon engien li conven[6]

 

II-

Longa e janca, capirossa,

se la trasu a vanna scura,

dopu pocu lu nasu ni cula.

 Longue et blanche, tête rouge,/ Si je la mets en lieu obscur,/ au bout de peu de temps le nez lui coule.

 

(Cabannes)

Long et redon, et rouge sus lou bout

Me plasi d’estre a la sourniero

En trabaillant tresailli de partout

Et trop d’ardour dissipo ma matiero


 

Lou fuec que senti sus mon corps

Qu’uno vivo passien allumo

Et que pauc a pauc me consumo

Me fa perir senso remors[7]

Vous trouverez les solutions par votre propre perspicacité, en confrontant les deux versions… ou en regardant l'image ci-dessous... Sinon, je les donnerai (s'il le faut vraiment) en commentaire…

 

Jean-Pierre Cavaillé

chandellecouture


 

[1] Voir la trad. française de Claude Poncet, 1966, rééd.

[2] La Taranta. Il primo documento filmato sul tarantismo, Calimera, Kurumuny, 2009.

[3] On en trouve en ligne deux autres très belles versions enregistrées l'une à Collemeto en 1976, l'autre à Aradeo en 1977 (celle-ci tirée du disque Musica Popolare del Salento, Voix et instruments : L. Rizzo, A. Micali, N. Carrozzo enregistré par Brizio Montinaro), sans oublier la version du groupe Gli Ucci de Cutrofiano en 1979 (Antonio Bandello, Luigi Vergari, Antonio Aloisi, réédition Luigi Chiaritti, Lecce, ed. Aramirè, 1999). Mais il faut aussi écouter et voir quelques unes des multiples versions de rue récentes mises en ligne, saisies sur le vif, chantées par divers groupes amateurs (ce chant se donnant la nuit tombée, les vidéos sont souvent fort sombres !) à Aradeo ( ?) encore, à Alva, dans un appart à Matino (2010), et enfin une très belle version « a casa di Mario », à comparer avec la version du groupe Ghetonia. Ces vidéos pour la plupart de qualités médiocres sinon déficientes donnent pourtant, mieux que n’importe quel reportage professionnel, une idée de l’atmosphère créée autour d’elle par cette chanson, que beaucoup de monde semble connaître, y compris par les plus jeunes. On trouve les paroles, très différentes selon les versions, sur le site La Terra del rimorso et sur Stornelli salentini. Ces deux sites contiennent de très riches collections de paroles de chansons en salentino.

[4] Dans son introduction, Luigi Montonato rappelle le nom d’une certaine Ntonia Pacella « capable d’improviser en vers et pleurer les morts dans les jours de deuil et réjouir les vivants les jours de fête ». Dans la vallée d’Aspe, l’improvisatrice Maria Blanga - Marie-Blanque -, considérée comme l’une des toutes dernières « aurostèras » est morte en 1849. Voir Maria Blanga- Marie Blanque – 1765-1849 – Auròsts. Era darrèra deras aurostèras dera vath d’Aspa, éd. M. Grosclaude, Per Noste, La Civada, 2004.

[5] Indovinelli erotici salentini, a cura di Nicola G. De Donno, Congedo, 1990.

[6] Jean de Cabannes, éd. Philippe Gardy, Lettres d’Oc, Toulouse, 2007. « Jeune fille qui me tient entre ses doigts/ Prend un gros plaisir ;/ en me poussant elle veut que par ma semence/ Ce que je touche se trouve pris. »

[7] « Long et rond, rouge au bout,/ Je me plais d’être dans l’obscurité./ Au travail je tressaille de tout mon être/ Et trop d’ardeur dissipe ma substance ;/ / Le feu que je sens sur mon corps/ Qu’une vive passion allume/ Et qui peu à peu me consume/ Me fait périr sans remords. »

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Commentaires
A
Oui, j'ai vu et déjà trié, mettant en regard dans un tableau le griko, l'italien et le français. C'est vraiment un beau texte et je suis ravie ;-) Anne
Répondre
T
Attention ci-dessus la traduction italienne suit le griko sans saut de lignes (tous le système de division que j'avais établi a sauté), le texte est constitué d'une série de strophes de 4 vers (ce qui n'apparaît pas non plus)
Répondre
A
Wow,merci Tavan, pour cette traduction vraiment express ! Je me lance dans mon arrangement vocal tout de suite ! Bonne soirée, Anne
Répondre
A
Bonjour, je viens de trouver sur votre site de précieuses informations sur la chanson "Are mou rindineddha" (que j'ai découverte dans sa version par l'ensemble Arpeggiata de Christina Pluhar : https://www.youtube.com/watch?v=1YzUs2DpmPA).<br /> <br /> <br /> <br /> J'ai le texte original, mais savez-vous comment je pourrais en obtenir une traduction ? J'ai envie de reprendre ce morceau pour le groupe vocal féminin que je dirige en Bretagne, "Les Aéoliennes", mais j'aimerais bien savoir de quoi ça parle avant de l'utiliser.<br /> <br /> <br /> <br /> Auriez-vous des pistes svp ? Merci d'avance<br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> Anne Le Bot - Côtes d'Armor
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D
grazie per questo bel pezzo sulla lingua salentina e sulla pizzica. A proposito di quest'ultima forma espressiva credo che bisogna tener conto del fatto che fino ad una ventina d'anni fa questo genere musicale era ritenuto "inferiore" e relegato nell'ambito di una cultura ritenuta arcaica e rurale(quella contadina), tenuta quasi nascosta, al cospetto di nuove tendenze americaneggianti e consumistiche irruentemente proposte ed imposte dalla cosiddetta "civilizzazione", sull'onda di una mutata concezione economica(industriale) e sociale che aveva come riferimento i Paesi più industrializzati d'Occidente,in ciò supportata dalla divulgazione di nuovi costumi imposti dagli ormai diffusi mezzi di comunicazione di massa(principalmente la tv che è un mezzo che non richiede grandi approcci critici,dal momento che richiede solo un atteggiamento di fruizione passiva).Fu sul finire degli anni Settanta che alcuni intellettuali,che pure conoscevano De Martino,rifletterono e riscoprirono la grande forza ed il grande contenuto storico antropologico insiti in questo antichissimo genere musicale. Oggi la" pizzica ",quasi anacronistica, è diventata di moda e ,come tutte le mode,sarà consumata,espulsa e rigettata. E se chiedi ad un giovane la valenza ancestrale della "iatromusica",la sua parentela con analoghe espressioni del bacino del mediterraneo e dell'utilità della "trance",al ritmo ossessivo dei tamburi, quale mezzo di comunicazione con gli dei,difficilmente avrai delle risposte chiare e convincenti;ci si perderà su vaghi discorsi circa il recupero delle origini e dell'identità: ma,credo, che ciò che più al giovane d'oggi interessa sia l'incalzare del ritmo,facilmente leggibile,alla stessa maniera di una qualsiasi tecnomusica da discoteca. Voglia il cielo che io mi sbagli.
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