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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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31 juillet 2011

Les « régionaux de l’étape »

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Les « régionaux de l’étape »

 

L’autre jour, vendredi 22 juin, j’écoutais les infos de 12h 30 sur France culture, puis distraitement, les vaticinations de l’invité du jour, Marin de Viry, écrivain pamphlétaire, prof à sciences Po, reçu dans le cadre des Rencontres de Pétrarque à Montpellier, consacrées cette année à la question du peuple (« Le peuple a-t-il un avenir ? »). Il fut présenté comme l’auteur d’un article récent, paru dans le Monde, qui avait marqué les esprits.

Ce monsieur tirait la sonnette d’alarme : le fossé ne cesse de grandir entre la culture des « élites » et celle du « peuple ». Ni lui ni le journaliste qui l’interrogeait (Antoine Mercier) ne se demanda si l’échelle nationale était pertinente pour aborder une telle question, laquelle d’ailleurs exigerait d’être elle-même justifiée, après tant de travaux montrant combien les catégories de culture populaire et de culture d’élite étaient douteuses et discutables.

Mais on comprenait bien vite que la seule question qui comptait, dans cet entretien, était celle, exclusive, de l’unité culturelle de la nation française menacée de désagrégation par l’adhésion des nouvelles élites et des masses abruties à la culture anglo-saxonne mondialisée, mais aussi par les revendications localistes, entendues en termes à la fois géographiques et sociaux (voir infra) ; les bénis de la crèche multiculturaliste faisant le trait d’union entre les deux. Avec une suffisance et une morgue sans égales, de Viry entrepris de désigner et de décrire quatre populations qui bientôt, selon lui, ne communiqueront plus : les élites françaises  mondialisées ; les thuriféraires de la culture classique ; les partisans des parlers locaux (catégorie pour le moins bizarre, sur laquelle je reviendrai) et la grande masse des consommateurs passifs de produits manufacturés.

Le discours se voulait ferme, distant, ironique. De Viry stigmatisait la jeunesse décérébrée adonnée aux SMS et les nouvelles élites parlant le « franglais pékinois » auxquels s’opposent les défenseurs de la « Grande Culture Française », les Finkielkraut, les Richard Millet, les Régis Debray et les Jean Clair, que l’invité chahutait bien un peu, mais avec une aménité, une indulgence, une complicité, qui montraient bien de quel côté allaient ses sympathies. D’ailleurs, il appelait de ses vœux l’avènement d’un génie de la langue française capable de ramener toute la société à l’unité de la communion autour de la grande œuvre. C'est un « Molière » qu'il nous faut, dit-il.

Le discours me parut parfaitement lénifiant, immédiatement assimilable à l’idéologie néo-droitière qui infeste désormais jusqu’aux médias naguère encore identifiés à la gauche. Tout cela était simpliste et navrant, pontifiant aussi, énoncé avec l’ironie méprisante des pamphlétaires de droite (type Philippe Muray) et, qui plus est, dans un jargon exécrable (« segments » de population, « décorrélation » des élites et du peuples, etc.). Ce ronron de la France rance ne parvenait pas à susciter chez moi la saine indignité d’autrefois, sans doute par lassitude ; ce type de propos se banalisant au point où nous n’y faisons plus attention, ce qui d’ailleurs n’est guère rassurant. Tout au plus laissais-je échapper de longs bâillements postprandiaux et quelques soupirs à l’idée que les journalistes du Monde et de France Cul étaient désormais dénués d’esprit critique au point de gober sans broncher, voire avec intérêt, sinon même avec dévotion, les billevesées du premier réac venu.

Ce qui m’éveilla de ma torpeur fut la description de l’un de ses soi-disant « segments » de population, le troisième dans l’ordre d’apparition, dont je donne ici une exacte transcription (sans le postcast, que deviendrait-on ?) : « Les espèces de régionaux de l’étape, qui sont délibérément dans un segment dans lequel ils se réchauffent. Les amateurs de langues régionales, mais aussi les amateurs de langues de milieux, qui survalorisent en fait le segment régional identitaire dans lequel ils sont. » Au-delà du mépris et de la condescendance, je fus suffisamment intrigué par cette association des langues régionales et des langues de milieux, non autrement précisées, pour jeter un coup d’œil à l’article du Monde, paru le 15 du même mois.

J’y trouvais d’abord, mot pour mot, à quelques légères nuances près, le discours entendu à la radio, qui n’en était donc que la simple récitation. Je compris que de Viry voulait en fait associer aux « langues régionales » non les « langues » des divers milieux sociaux (inutile de faire remarquer que dans l’un et l’autre cas, le mot de « langue » n’a absolument pas le même sens), mais en fait, sous ce fallacieux prétexte, seulement le discours de ceux que  ce grand penseur de la société contemporaine nomme les « bobos », adeptes du « métissage » culturel, et qui lisent Libération ; autrement dit un groupe identifié et inventé de toute pièce à partir de la condensation de termes purement polémiques, sans contenu social déterminé : les « bobos » et un journal, dont le langage serait celui-là même de cette classe supposée.

Je cite en effet le passage de l’article (on pourra juger de la redondance de l’entretien) : « Segment 3 : les régionaux de l’étape, qui attendent surtout de la culture qu’elle enjolive leur intérêt de classe ou leur amour-propre collectif. Je mets dans ce segment aussi bien les bobos qui surpondèrent le métissage que les tenants d’un régionalisme exacerbé, les uns comme les autres adeptes d’un narcissisme de clocher ». L’amalgame est justifié par le fait que, dans les deux cas, on aurait affaire à « un parler régional étanche » : « le parler Libé ou le patois savoisien »… Quels sont donc les intérêts de classe enjolivés par la pratique de parlers étanches : ceux de la bourgeoisie des villes branchés et de la bourgeoisie des champs patoisantes ? La langue de Libé – du français que tout le monde comprend immédiatement – est donc un parler étanche ? Et un parler de « classe » ? Il est étonnant que l’auteur n’ait même pas essayé de donner à cette soi-disant « langue » la localisation géographique qui s’impose ; car ce que nous pouvons reprocher à Libé, comme au Monde d’ailleurs et à France Culture, c’est bien un indéfectible parisianisme, même et surtout lorsqu'ils affectent de tourner leur regard sur « la province » ou « en région » (voir ici Limousin, chronique d’une aliénation ordinaire). Cela d’ailleurs ne les sépare guère de cet autre groupe (ou « segment ») qui comprend « les fondus de littérature, les amateurs d’histoire, les patriotes chafouins », qui lisent De Gaulle et n’en doutons pas, le Figaro, ce qui ne les empêche pas de phagocyter aussi le Monde et France Culture (l’auteur citait dans son article les mêmes noms que je l’avais entendu prononcer à la radio, c’est-à-dire Finkielkraut et compagnie ; et je remarque d’ailleurs, que seul ce « segment » est représenté par des noms de personnalités ; les autres étant voués à l’anonymat, au sans-nom, à l’indignité innommable des sous-cultures destinées aux sous-hommes).

Il est vrai que Libération, il faut tout de même le reconnaître,  par rapport aux organisateurs des rencontres de Pétrarque est plus défiant et critique envers ces maîtres contempteurs des dérives de la « modernité » sous toutes ses formes (du SMS à la réhabilitation des « patois » en « langues régionales », en passant par le rap et la valorisation du métissage). En tout cas, là où Marin de Viry voit deux langages étanches, je verrais plutôt, pour ma part, le clivage entre un parisianisme de droite et un autre de gauche, dont la contigüité et même  la continuité, vues d’ici (d’une distance qui nous est imposée), sont assez remarquables en ce qui concerne les clichés sur la province au cul des vaches et baragouinant patois.

Les « patois » sont donc, pour de Viry des parlers étanches... Mais étanches par rapport à quoi ? Ce qu’il reste des parlers de Savoie montre que les variétés de franco-provençal, tout en ayant leurs spécificités, sont fort poreux aux parlers d’oïl et d’oc voisins. Aucune langue, comme le montrent les études des contacts de langue, n’est à proprement parler étanche. Tout à la fois, évidemment, elles le sont toutes, si l’on veut, dès lors qu’il y a absence d’intercompréhension. Mais alors, il faut dire que le français unificateur est lui-même parfaitement étanche par rapport à l’allemand et au chinois et, selon cette logique contestable, tout aussi séparateur que n'importe quel (autre) « patois ». On doit évidemment ajouter que les « patoisants » sont aussi francophones et susceptibles d’ailleurs d’appartenir aux différents milieux que de Viry subsume sous ses autres catégories. En outre, celles-ci ne sont nullement exclusives : on a vu par exemple récemment le cas du sénateur Jean-Pierre Plancade, qui revendique son patois, son attachement au français des classiques et de la République, et une priorité donnée aux langues  des affaires et des super-pouvoirs : anglais et chinois, enfin, vu le niveau de ses interventions au Sénat on peut aussi craindre qu’il consomme plus de divertissements grand-publics que de philosophie ou de socio-linguistique (voir le post précédent celui-ci : La grande régression. Discussion de la proposition de loi Navarro sur les langues régionales au Sénat).

Certes, je fais ici semblant de prendre au sérieux des propos qui n’ont finalement pas vocation à l’être, mais qui visent seulement à brocarder, pour un public complaisant, des adversaires construits à coup de clichés et de lieux-communs hérités d’une idéologie éprouvée qui, avec de Viry, ne se donne aucun moyen de se mettre elle-même en cause, se soustrayant a priori, par sa généralité et son abstraction, à toute vérification sociologique. Il est du reste probable que l'intéressé rejette délibérément les sciences sociales comme des langages connexes à celui du bobo de Libé. Un discours, donc, misérable, un discours sans aucune dignité philosophique ou scientifique, sans dignité littéraire non plus du reste, coincée entre la morgue de classe et le jargon sciences-po, une posture en fait, seulement une posture, d’esthète de droite, qui exhibe avec ostentation ce qui n’est rien d’autre qu’une appartenance sociale, à la fois très fière de sa domination symbolique et quelque peu inquiète de la perdre.

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

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