J’ai trouvé l’autre jour un exemplaire du Figaro abandonné dans un hall d’aérogare. J’étais tellement désœuvré que je me suis même mis à le lire. Ce manque d’entrain trahit, je l’avoue, de tenaces préjugés… La page Débats, ce mercredi 19 mars, était consacrée à la langue française. Le moins que l’on puisse dire, c’est que mes préjugés s’en sont trouvés confortés, voire accrus. D’abord je n’ai pas compris où se situait le « débat », car si les deux interventions exprimaient des positions différentes, nul différend ne les opposait… Philippe de Saint-Robert et Olivier Poivre d’Arvor (de beaux noms à particule qui semblent inventés exprès pour le Figaro) m’ont paru au contraire manifester un accord entier, solennel, vibrant, dans l’adoration exclusive de la langue française, la déploration de son déclin dans le monde et une absolue fermeture aux problématiques du multiculturalisme et plurilinguisme.
Le péril anglais
Ledit sieur
Philippe de Saint- Robert, « ancien commissaire général de la langue
française », récrimine contre la ministre de l’Enseignement supérieur,
Valérie Pécresse, coupable d’avoir déclaré, selon lui, dans le même journal, le
26 février, que « la France devrait… cesser de prétendre bannir l’usage de
l’anglais » et – cette fois il s’agit d’une citation de la ministre –
qu’elle « ne milite pas pour imposer l’usage – déclinant (sic) – du
français dans les instituions européennes à l’occasion de la prochaine
présidence française de l’Union ». Comme j’aime bien contrôler les
sources – c’est sans doute un vice d’historien – j’ai recherché l’article
incriminé, ne serait-ce que parce que ce mot de « déclinant »,
dénotant une constatation au demeurant correcte, me semblait peu probable dans la bouche de la ministre, payée en autres choses pour ne pas sombrer publiquement dans un défaitisme trop voyant. En
fait, il s’agit d’un entrefilet du 25 février que je cite en entier :
«Valérie Pécresse ne milite pas pour imposer l’usage déclinant du
français dans les institutions européennes à l’occasion de la prochaine
présidence française de l’Union. Le ministre de l’Enseignement supérieur, de
passage hier à Bruxelles, souhaite au contraire «briser le tabou» qui conduit
certains défenseurs de la langue française à vouloir bannir l’usage de
l’anglais. Une stratégie contre-productive, selon elle. Le ministre plaide en
faveur de l’apprentissage effectif de deux langues étrangères, dont l’anglais,
et regrette que les professeurs étrangers enseignant en France, en particulier
britanniques, ne puissent dispenser leurs cours dans leur propre langue ».
Où l’on constate d’abord que l’auteur de la phrase incriminée est le
journaliste et non la ministre, et que ces mots servent d’introduction aux
propos de Pécresse, d’ailleurs résumés et non cités, à l’exception de l'expression « briser le tabou ». Philippe de Saint-Robert est donc un lecteur
distrait ou de mauvaise foi, et les responsables de la pages Débats se
sont montrés pour le moins négligents en laissant passer cette double
inexactitude (de date et d’imputation de propos non tenus). Selon toute
apparence, il s’agit d’un assez plaisant phénomène d’auto-intoxication du Figaro
par lui-même.
Une source
plus fiable, parce que directe, est fournie par le journaliste de Libération
Jean de Quatremer, qui assistait au déjeuner auquel la ministre avait
invité un groupe de journalistes
français, et qui cite sur son blog (Coulisses de Bruxelles, UE) quelques unes des déclarations que celle-ci aurait
faites à cette occasion (les italiques sont dans l’original) : « je veux rompre le tabou de l’anglais » ; « L’anglais doit être une des langues que tous les jeunes
doivent maîtriser : on ne peut pas laisser sortir du système éducatif un enfant
qui ne sait pas parler cette langue » ;
« Il faut même donner des cours en
anglais à l’université » ;
« Notre culture rayonne d’autant
mieux qu’on s’exprime dans la langue de l’autre ». Et le journaliste de conclure : « Le
chemin vers le tout anglais semble bel et bien balisé. Il va falloir s’y faire
: à terme, les Français auront donc deux langues maternelles». C’est que
de Quatremer, tout Libé qu’il soit, est, comme ses confrères du Figaro,
un vaillant petit soldat du français en détresse, lorsqu’il écrit par exemple
rageusement et de façon franchement indécente, à la limite du racisme, contre
l’importance prise par les flamands et donc par leur langue dans le
gouvernement belge.
vignette de Trez
La langue qui rend l’Europe européenne
Comme Pompidou cité par Philippe de Saint-Robert dans son article, de Quatremer trouverait sans doute normal et légitime que le français restât la première, voire l’unique langue de travail dans les institution européenne : « Je dis, déclarait Pompidou le 19 mai 1971, que si demain l’Angleterre étant entrée dans le Marché commun, il arrivait que le français ne reste pas ce qu’il est actuellement, la première langue de travail de l’Europe, alors l’Europe ne sera jamais tout à fait européenne. » L’Europe, non, ne saurait être européenne, si elle ne parle français ! Cette ridicule arrogance et stupide présomption des français font rire tous nos partenaires européens, et à juste titre… De telles déclarations, même si elles continuent à s’étaler dans les journaux français, ne sont plus aujourd’hui que de vaines rodomontades. Le fait est en effet que l’anglais s’est imposé comme première langue de communication dans les instances européennes, ainsi que dans toutes les institutions communautaires (travaillant cette année à l’IUE, je suis bien placé pour le savoir), et que les francophones ont manqué la seule opportunité d’y maintenir leur langue, qui aurait consisté à promouvoir aussi les autres ; ce qu’ils n’ont jamais fait, ce dont ils n’ont jamais eu d'ailleurs vraiment l’idée dans le passé, trop jaloux d’un privilège auto-proclamé, menacé par l’arrivée de la Grande-Bretagne, mais surtout par la diffusion tous azimuts de l’anglais, et aujourd’hui bel et bien perdu. De ce point de vue, les déclarations de Pécresse sont absolument réalistes : les étudiants français ont, de fait, absolument besoin de l’anglais : celui-ci est désormais nécessaire, non comme « langue maternelle » (cette expression de Quatremer n’a aucune pertinence), mais comme langue de communication en usage dans des parties toujours plus importantes du globe. Il serait malhonnête de n’en tenir aucun compte, quand on sait qu’une maîtrise au moins approximative du globish (qui du reste est se constitue comme une langue sensiblement différente de l’anglais d’Angleterre, et même de l’anglo-américain) devient une condition sine qua non pour eux, sur le « marché » international, d’obtention de bourses de recherche et de postes de travail.
Le pays où l’apprentissage des langues étrangères se fait en français
Par contre, ce que personne ou presque ne relève dans le chœur des voix courroucées, au Figaro, à Libé et ailleurs, est l’exclusive focalisation sur l’anglais, la réduction de la question linguistique à l’apprentissage de l’anglais. Le seul bilinguisme envisagé est anglo-français. Cela confirme à mon sens la surdité et l’enfermement linguistiques et culturels de la France. Très révélateurs à ce sujet sont les propos rapportés – sur le mode indirect – de Pécresse par le Figaro : elle regrette, on l’a lu, que les « professeurs étrangers enseignant en France, en particulier britanniques, ne puissent dispenser leurs cours dans leur propre langue ». Ce regret est parfaitement justifié, de mon propre point de vue : une société ouverte est une société qui accueille le multilinguisme et promeut le plurilinguisme[1]. Mais il faudrait alors que la ministre ait le courage de dire que ce bannissement repose sur un article de la constitution (art. 2) défendu bec et ongles par les membres de son parti et qui, interprété en son sens le plus strict, interdit tout usage public d’une autre langue que le français sur le territoire national ; article liberticide, en effet initialement destiné à barrer la route à l’anglais, aujourd’hui utilisé pour achever les langues régionales. Mais surtout, la formulation est intéressante (à supposer qu’elle soit vraiment celle de la ministre), car c’est de l’anglais que Pécresse veut parler, et seulement de lui, mais elle doit concéder le principe général selon lequel les enseignants étrangers devraient pouvoir, lorsque les conditions de compréhension évidemment son réunies (j’ajoute cette clause de bon sens), faire cours dans leurs langues. Il faut tout de même préciser, pour l’édification du lecteur non averti, que la ministre de l’enseignement supérieur officie dans un pays où de très nombreux cours de langues sont délivrés dans les universités, y compris à des étudiants spécialisés avancés dans le cursus… en français ! Chose inouïe pour la plupart de nos voisins, mais qu’ils doivent bien comprendre pour se rendre compte dans quelle situation de monolinguisme viscéral nous nous trouvons.
Dangers du bilinguisme
Celle-ci est parfaitement illustrée par les propos à cet égard sidérants de Saint-Robert qui écrit sans ciller : « On sait […] qu’il n’est pas recommandé de s’initier à une langue étrangère avant d’avoir une parfaite possession de la sienne propre ». Or, « on sait » exactement le contraire ! Tous les travaux sur l’apprentissage précoce du plurilinguisme montrent au contraire que celui-ci permet d’atteindre un niveau de maîtrise supérieur de la langue première. En outre, comme la perfection n’est pas de ce monde (qui peut se vanter de posséder « parfaitement » sa langue ?), si l’on suivait le précepte pédagogique de notre preux chevalier de la langue française, aucun enfant, aucun adulte ne serait jamais digne de s’initier aux autres langues. Et tel est bien du reste le message subliminal de Saint-Robert.
Pierre Assouline, que je croyais plus éclairé, écrit, lui aussi dans son fameux blog, pour contester les propos de Pécresse, que le tabou n’est pas celui de l’anglais, mais du soi-disant analphabétisme de nos bacheliers. L’urgence, selon lui, est évidemment de renforcer l’enseignement du français et certainement pas de s’occuper de langues étrangères (ne parlons pas mêmes des langues régionales, évidemment complètement occultées dans ces débats). Il ne viendrait jamais à l’esprit de ces plumitifs de droite et de gauche ignares et bornés que l’apprentissage du plurilinguisme (à condition qu’il se fasse dans les langues mêmes, évidemment, selon la seule méthode d’apprentissage efficace qui est celle de l’immersion) puisse être le meilleur soutien du français, comme cela est archi-démontré par tous les travaux de socio et psycholinguistique (voir par exemple sur ce blog Le scandale du bilinguisme).
Olivier Poivre d’Arvor, lui aussi, affirme dans son article que de « nombreux pays se font du souci chez eux pour la pratique de leur propre langue » (entendons bien sûr que la « propre » langue, la langue « propre » d’un pays ne saurait être que l’unique et seule langue officielle nationale, ce qui est la projection universelle, tout à fait fallacieuse, du «modèle français»), « par effet du multilinguisme », outre que par l’invasion de l’anglais. Il se garde bien d’apporter des exemples concrets, sur lesquels on pourrait véritablement discuter.
Quant à de Saint-Robert, il considère que le bilinguisme sonnerait le glas du français, en s’appuyant, non pas du tout sur des considérations linguistiques, mais sur la « loi » fort discutée de Gresham selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». On aura compris – cela ne souffre évidemment aucune discussion –, que la mauvaise monnaie est l’anglais et la bonne le français… proposition absurde d’un point de vue linguistique et injurieuse à l’égard des anglophones. Cette comparaison économique, purement sophistique, est d’autant plus drôle que le même Saint-Robert reproche à nos gouvernants qui promeuvent l’anglais de « céder aux grands marchés internationaux dont l’obsession est d’uniformiser les goûts et les comportements, donc de broyer les cultures et les langues ». Combien de fois n’avons-nous pas entendu asséner cette idiotie ? La vérité est que les marchés, grands ou petits, n’ont d’autre obsession que le profit et n’entretiennent aucun sentiment concernant les goûts, les comportements, les cultures et les langues. On pourrait même développer un argumentaire tout à fais raisonnable selon lequel le marché des biens culturels aurait le plus grand intérêt économique à la diversité et à la pluralité.
Intermède édifiant
On reste en tout cas, objectivement, fort loin en France d’un quelconque bilinguisme anglo-français. La preuve en est la mésaventure survenue tout récemment à un groupe de trois « pèlerins » d'outre Manche, émules de Gandhi, qui avaient entrepris de faire le voyage à pied depuis Bristol jusqu’en Inde en passant par la France, espérant vivre de la charité publique en échange de leur message de paix et de fraternité. Hé bien, comme le raconte dans son blog l’un de ces trois Pieds nickelés du pèlerinage (de Quatremer renvoie à ce blog à partir d’une dépêche de l’agence AFP), faute d’avoir pu correctement communiquer avec les autochtones qui, à leur plus grande surprise, ne parlaient pas leur langue, nos bonnes âmes, après quelques jours de diète et de nuits blanches sont… rentrées en Angleterre ! Il faut vraiment lire ce récit de pèlerinage (les modèles narratifs nous ramenant très loin dans le passé, presque aux Évangiles) d’une incroyable ingénuité, et surtout la vague de réactions des internautes, compatissants ou sarcastiques, faisant entre autres choses remarquer à nos aventuriers de l’âme que leurs déconvenues linguistiques n’auraient sans doute pas cessé au-delà des frontières françaises… Tout cela en dit évidemment long sur la naïveté hégémonique de certains anglophones, mais aussi sur une réalité linguistique complètement évacuée par le main stream, pardon par le grand courant des chevaliers de l’apocalypse francophone.
Derrière le prêche pour le multilinguisme, l’obsession francophone
Que, en bien des lieux, l’usage grandissant de l’anglais menace la survie des langues autochtones, loin de moi de le nier, mais le français en France est la langue la moins menacée du monde. Par contre elle est la plus menaçante qui soit à l’égard de toutes les autres et en particulier de celles qui sont historiquement chez elles sur tout ou partie du territoire français. Il n’empêche que l’anglais est devenu nécessaire comme langue de communication internationale ; cela est un fait. Ce n’est pas en refusant d’apprendre l’anglais, en effet, que nous défendrons le mieux nos langues (je refuse bien sûr d’utiliser le singulier), mais c’est en associant nos efforts pour conserver à ces langues, non seulement une place majeure dans les échanges et les cultures nationales, mais comme langues de cultures internationales, par exemple en continuant de publier des ouvrages destinés à un public international, de proposer des films, etc. dans ces langues là. Les institutions européennes devraient favoriser une telle promotion collective, concrète du multilinguisme ; or cela, je le constate au moins ici, à l’Institut Universitaire Européen, n’est absolument pas le cas. Pourtant, s’agissant d’une institution universitaire, il me semble qu’en dépend la survie comme langues de culture scientifique au sens large, de tous les idiomes dans lesquelles les jeunes chercheurs ont encore le « droit » de rédiger leur thèse (mais de plus en plus choisissent l’anglais pour se donner de meilleures chances de trouver un emploi).
L’inertie, l’abattement, la résignation dans ce domaine essentiel sont surprenants, et les francophones ne se montrent en fait guère plus résistants que les autres. Quand ils font entendre leur voix, ce n’est presque jamais pour autre chose que pour réclamer les prérogatives qu’ils ont de toute façon perdues; leur unique obsession étant celle du rayonnement faiblissant de leur langue dans le monde, ils manifestent une indifférence à peu près totale envers le sort des autres langues avec lesquelles ils n’imagineraient jamais entretenir sérieusement un rapport de parité.
Un bon exemple est fourni par l’intervention de Jean-Maurice Ripert, représentant permanent de la France auprès de l’ONU, ce 18 mars, au Forum organisé par l’ONU à New-York : « La paix par les langues ». L’orateur insiste de manière tout à fait générale sur « le rôle de la France dans la promotion du multilinguisme », mais en fait de multilinguisme, il s’agit, dans son discours lénifiant, exclusivement de promotion de la langue française. L’ambassadeur préconise, par exemple, « l’envoi de contingents militaires francophones dans les opérations de maintien de la paix en terrains francophones et assurer la formation en français des personnes de police non francophones de ces zones » (où je vois poindre un projet de refrancisation de nos anciennes colonies par l’armée et la police ; de quoi faire aimer la langue, en effet…), ou bien en facilitant « une plus grande participation des ONG du monde francophone aux activités des Nations Unies ». Indice révélateur, aucune autre langue n’est citée, en dehors évidemment de l’anglais. Il donne enfin une information importante : « J’ajouterai qu’ici même, à New York, instruction m’a été donnée d’assurer en français, pour 6 mois, à compter du 1er juillet 2008, la présidence locale de l’Union européenne ». Il avoue que cette décision ne fait certes pas l’unanimité : « La stupeur a fait place, chez beaucoup de collègues, à la consternation ». On veut bien le croire ! Et d’ajouter : « Il me reste à espérer que cette inquiétude marquera le début d’une réflexion future au sein même d’une union multilingue et diverse par essence. » Cela veut-il dire que la France est prête à accepter d’être représentée, comme membre de l’UE, par un ambassadeur polonais, finnois ou portugais dans sa propre langue ? Si oui, j’applaudis des deux mains, mais quelque chose me dit que nous n’en sommes pas encore là…
L’ambassadeur a en outre déclaré que l’engagement de la France en faveur du multilinguisme était prouvé par son engagement dans l’adoption de la résolution faisant de 2008, l’ « année internationale des langues » et il annonce des « états généraux du multilinguisme » qui se tiendront à Paris le 26 septembre prochain. Une attitude si vertueuse semblerait impliquer que la France donnât l’exemple en matière du respect et de la promotion du multilinguisme. Or on sait comment la France se compote à l’égard des autres langues parlées sur son propres territoire, refusant la moindre avancée en matière d’enseignement et de reconnaissance fût-ce minimale, des langues régionales comme de celles issues de l'immigration. Ces pesantes contradictions n’ont pas échappé aux observateurs, par exemple J. B. Moffatt, directeur de l’information de la Ligue Celtique (Celtic League), qui rappelait le 7 mars dernier – je traduis de l’anglais –, « que la League a écrit au précédent ambassadeur français aux Nations Unies, Jean-Marc de La Sablière, à plusieurs occasions, pour lui demander de clarifier les motifs français en proposant initialement de faire de 2008 l’année internationale des langues. Dans le passé, la France s’est montrée farouchement opposée à la promotion et reconnaissance des autres langues de l’État, parmi lesquelles le breton. La Ligue écrivit à de La Sablière pour demander si la motion des Nations Unies signalait un dégel de la politique française sur cette question. La Ligue écrira aussi au nouveau ambassadeur français, Jean-Maurice Ripert, qui a pris la place de La Sablière… » Nous attendons avec impatience sa réponse, s’il en vient jamais une.
En réalité de telles initiatives en faveur du multilinguisme visent clairement, derrière l’invocation abstraite et lointaine de la diversité culturelle, à assurer une fois de plus, la promotion exclusive de l’ « exception » francophone. L’invocation du multilinguisme n’est hélas que la dernière cartouche tirée en faveur de la reconquête de la francophonie. Si l’on est véritablement partisan de la pluralité, on ne peut que souhaiter que les partenaires de la France, au niveau européen et aux nations unies, prennent les responsables français à la lettre et leur demande de respecter dans leurs relations avec les autres nations, ex colonies et autres, et d'abord sur leur propre territoire les principes de multilinguisme qu’ils bafouent en fait de la manière la plus éhontée.
La francophonie, on le sait, n’est plus l’objet d’un consensus, y compris en France (voir par exemple le manifeste Pour une littérature-monde, et la critique qui en est faite sur ce blog). On en trouve d’ailleurs une de bien cinglante jusque dans le Figaro, ce qui est plutôt réjouissant, sous la plume d’Oliver Poivre d’Arvor, que je gardais pour la bonne bouche : la francophonie, écrit-il, « est bien souvent le décor en carton-pâte d’un film institutionnel tourné, vieux caciques à l’appui, dans un studio hexagonal à l’usage de nos anciennes colonies ». Voilà qui est bien envoyé, mais le directeur de Culturesfrance ne s’autorise une telle critique qu’au nom d’objectifs infiniment plus ambitieux, qui trahissent, encore et toujours, la même obsession nombrilo-impérialiste. Le titre de l’article, à lui seul, en dit long : La France peut-elle encore parler au monde ? Dans une prose ronflante, Poivre d’Arvor, évoquant « l’admirable histoire » de la langue française, sa « qualité intrinsèque » (tarte à la crème chauviniste) et invoquant la promotion de la langue dans le monde comme « une sacrée cause nationale », propose à la « puissance publique » un véritable projet de conquête. Foin des vieilles colonies francophones, il faut parier désormais sur des pays cibles : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Brésil, l’Afrique du Sud, le Nigéria, la Russie, la Turquie, la Chine et l’Inde... Rien de moins ! Dans ces pays, il faut viser les élites, car « Il ne faut pas avoir peur, comme trop souvent en France, du mot «élite». Le français se défendra bien s’il est fortement défendu dans le monde entier par des réseaux d’élite. » Foin de la populace coloniale mal francisée, vive les élites cultivées ! La stratégie est la suivante : franciser les élites des grands pays du monde pour amorcer une expansion globale : « Quand les élites de ces pays parleront de nouveau français, le reste du monde s’y mettra, par pragmatisme, effet de mode, mimétisme ». La vieille idée du français langue universelle n’est donc pas morte... Et l’on notera qu’il n’est fait dans cet article, comme dans l’ensemble de cette page du Figaro, pas une seule allusion à l’année du multilinguisme, commencée depuis déjà trois mois, et qui ne suscite apparemment, au moins en France, guère d’engouement, peu de curiosité, aucun engagement réel, et surtout aucune autocritique.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Je fais la distinction usuelle entre multilinguisme, qui est la présence de plusieurs langue dans une même société, dont les locuteurs peuvent du reste être monolingues, et le plurilinguisme, qui est la maîtrise par un même individu de plusieurs langues.