Au nom de la langue
Fontaine à dévotion Cussac
Au nom de la langue
Un épisode récent me conduit à revenir sur la question du nom de « notre » langue minorée, du nom de la linga nòstra, l’occitan, un nom contesté, toujours fragile et conflictuel, qui donne lieu à des crispations militantes compréhensibles, mais parfois bien déplacées et fort dommageables.
En Limousin, un collectif de membres des différentes associations et de personnes sans appartenances précises a rédigé un appel destiné aux élus, aux médias, aux administrations et à l’ensemble de la population, pour faire entendre notre indignation légitime : il n’y a plus ici, ou quasiment, d’enseignement public de la langue ; les médias audio-visuels publics ne prévoient aucun sorte de programme dans la langue et sur la langue ; aucune rubrique ne figure dans la presse ; la signalisation bilingue est peu développée ; il n’existe aucune politique linguistique concertée ; les institutions, à l’exception de la région, ignorent ostensiblement la présence de la langue… La situation ne saurait être plus grave, plus désespérée même, elle requiert l’action commune de tous les acteurs associatifs et en effet l’appel a été signé par toutes les associations concernées et toutes les personnalités engagées dans l’action culturelle en faveur de la langue. Nous avions absolument besoin de ce consensus ; nous l’avons obtenu.
Mais pour quelques militants, hors Limousin (à l’exception, soyons juste et précis, d’une personnalité limousine qui a néanmoins signé l’appel), nous avons commis un crime irrémissible. Nous avons en effet utilisé, en l’associant au syntagme d’occitan limousin, celui de « langue limousine » pour nommer notre plate forme revendicative (« plata forma per la lenga lemosina » que nous nommons aussi alternativement « plata forma lemosina per la lenga) et pour introduire l’appel (« ceci est un appel des associations et des acteurs qui se consacrent à la sauvegarde et à la promotion de la langue et de la culture limousines »). Ainsi, nous a-t-on dit en substance, allez-vous faire le jeu du séparatisme. Des politiques mal intentionnés, qui n’attendent que cela, vont s’emparer de la formule pour la mettre en avant contre l’occitan et les occitanistes. Votre démarche est régressive et irresponsable !
Que nous aurait-on dit, si nous avions utilisé aussi, par-dessus le marché, l’expression « patois limousin » ? Et pourtant, c’est bien ainsi que la grande majorité des locuteurs nomment ce qu’ils parlent ! Cet usage, scrupuleusement associé à celui d’occitan, serait en effet tout à fait justifié d’un point de vue strictement pédagogique : il faut répéter encore et encore que « patois limousin », « langue limousine » et « occitan limousin » désignent la même réalité linguistique ; trop de gens pensent, en Limousin, que l’occitan c’est le languedocien, ou une langue savante qui s’écrit bizarrement et qui est très éloigné de leur patois.
C’est évidemment la raison pour laquelle nous n’avons pas hésité à utiliser le syntagme « langue limousine », pour introduire et renforcer celui d’occitan limousin. En ceci, nous n’avons fait que ce que beaucoup font ici, quand ils s’adressent au public le plus large ; qu’il me suffise de renvoyer à Marcelle Delpastre, à Yves Lavalade, à Roland Berland, à Michel Tintou. Il est écrit sur le site du Conseil régional : « La langue limousine constitue un dialecte de l’occitan. ». Il faut évidemment tenir le plus grand compte de la fréquence de cette expression, liée particulièrement à la chanson de Jean Rebier.
Il faut aussi préciser deux choses, que nos censeurs devraient savoir. D’abord, il n’existe pas ici de séparatisme linguistique : aucun groupe ne défend en Limousin l’idée que la langue limousine serait une langue à part entière distincte des langues parlées dans les autres régions d’òc. Ce séparatisme existe ailleurs (en Gascogne, en Provence…), mais nous n’en sommes nullement responsables et dire que nous le nourrissons en parlant de « langue limousine » est tout à fait spécieux (car les « séparatistes » excluent le terme d’occitan, alors que nous l’employons de manière prépondérante). Ensuite – et pour ma part je pense que ceci explique cela – l’expression « langue limousine » est essentiellement valorisée en Limousin à la fois comme une sorte d’origine mythique (berceau des troubadours…) et comme le nom qui fut donné à l’ensemble catalano-limousin. La « langue limousine », c’est ce que l’on parle de Limoges à Valencia. Je ne vais pas refaire l’histoire de ce nom, qui fut si important en Catalogne, et dès le XIIIe siècle (Raimon Vidal de Bezaudun) jusqu’au XIXe siècle et son rejet massif par la Renaixença, pour affirmer l’autonomie du catalan par rapport à l’ensemble occitan. En tout cas, plus d’une fois, ai-je entendu à Limoges des gens dire : « les Catalans appellent leur langue le « limousin » parce qu’au moyen-âge ils parlaient limousin comme nous ». Cela n’est guère exact, mais pas complètement faux, car l’existence de la koinè linguistique occitano-catalane est indubitable et l’on pourrait mettre en question l’autonomie du catalan sur les même bases linguistiques auxquelles recourent tous ceux – dont je suis – qui critiquent les prétentions des formes dialectales gasconnes ou auvergnates à s’ériger en langue spécifiques. Je ne vais pas non plus revenir sur les ambiguïtés des félibres limousins qui jouaient sur les deux tableaux et évoquaient à la fois ce sens englobant (le limousin est tout l’occitan et tout le catalan) et vantaient la supériorité originelle du Limousin, d’où les premiers troubadours seraient partis pour communiquer leur art et leur langue à toute l’Europe méridionale.
Étant donné l’exceptionnel état de minoration et de mépris dans lequel les Limousins sont tenus depuis l’escholier de Rabelais jusqu’aux « derniers des hommes » de Sartre (et cela continue encore avec tel article de Libé), il leur fallait bien, au moins, se raconter cette belle histoire pour tenir le coup et cultiver comme une langue littéraire ce que tout le monde tenait pour un grossier patois. En tout cas, le fait est, la « langue limousine » est un motif de fierté, non pas comme affirmation d’une identité séparée et séparatiste, mais comme le rappel d’un lien profond et durable, d’un contact secret et rêvé avec les cultures du sud, avec le blanc midi innondé de soleil, dont nous sommes ici si loin, et si près à la fois.
Voilà pourquoi, que l’on parle de « langue limousine » pour introduire et côtoyer celui d’occitan limousin, ne gêne ici (quasiment) personne, et pas même les plus puristes et sourcilleux occitanistes (sauf exceptin !). D’autant plus, qu’étant donné la situation, nous trouverions indécent de nous chamailler pour une formule qui serait jugée en Panoccitanie non linguistiquement correcte.
Certes, il faut comprendre. Le terme d’occitan, qui rassemble tous ceux qui luttent pour la reconnaissance et la promotion de nos variantes comme composantes d’une langue à part entière, reste fragile et menacé. Tous ceux qui s’effraient de l’ampleur du territoire où cette langue est présente et du nombre potentiel (plutôt virtuel d’ailleurs) de locuteurs, ne cessent, pour en diminuer la force et exorciser leurs propres craintes, de considérer l'occitan comme une entité lingusitique artificielle, sans assises historiques et que les locuteurs eux-mêmes ne reconnaîtraient pas. Les « séparatistes » (linguistiques, encore une fois, et non certes politiques), défendant leurs petites patries linguistiques closes sur elles-mêmes, parlent de langues d’oc au pluriel et utilisent contre l’occitan les mêmes arguments.
Le terme « occitan » est lié, sans nul doute, à un projet culturel et donc politique : rendre sa dignité à la langue méprisée, affirmer une identité culturelle méridionale, dans laquelle d’ailleurs, les Limousins ont bien du mal à se reconnaître, car leur rêve de midi est bien celui d’une différence et s’accompagne, contradictoirement, d’une légitime défiance. Mais enfin, l’occitan, oui, est d’abord un projet, un chantier commun, une « fiction » collective (au sens étymologique d’une construction avec ce que toute édification collective suppose de mythe et fiction tout court), et c’est pourquoi certains linguistes, certes de plus en plus rares, au nom d’une impossible neutralité scientifique, évitent de l’utiliser. Ils ne se rendent pas compte – ou trop compte – que toute nomination, toute imposition d’un glossonyme, portée ou non par la science ou l’histoire, est une prise de position idéologique, qu’elle soit ou non assumée : donner tel nom plutôt que tel autre, c’est en même temps dire une foule d’autres choses et d’abord que la langue ainsi nommée, du fait de ce nom même, mérite de vivre ou bien de mourir, vaut la peine d’être cultivée ou abandonnée.
C’est pourquoi d’ailleurs, il est si important pour le nom de se doter d’une caution et d’une assise historiques. Car aujourd’hui comme hier, seules des garanties – ou des apparences de garanties – d’ancienneté confèrent une légitimité. La preuve en est que le premier argument invoqué contre l’occitan est justement son absence – très discutable – de pédigrée historique : d’où ces efforts répétés, utiles, mais un peu pathétiques, pour collationner toutes les occurrences du terme en latin médiéval, puis en français (voir par exemple l’article de Josiane Ubaud), brandies comme une sorte de blanc-seing, de permis de parler tendu aux autorités sourcilleuses de la République Une et Indivisible.
Donc l’occitan, oui, est un projet, un combat à l’issue très incertaine (je parle bien de l’imposition du mot et de l’identité culturelle qui va avec, car ce combat pourrait se gagner alors que la langue, elle, serait morte depuis longtemps ; cela ne serait certes pas la première fois dans l’histoire des peuples). Cette situation explique ce partage entre amis et ennemis, partisans et détracteurs, et l’exclusion de tout glossonyme concurrentiel, alternatif ou surnuméraire.
A la fois, ce projet ne peut aller de l’avant, c’est-à-dire éviter de se refermer sur lui-même, de sombrer dans l’hystérie groupusculaire, que s’il parvient à attirer à lui un grand nombre de personnes qui lui demeurent encore tout à fait extérieures et qui pourtant parlent ou comprennent la langue, ou s’intéressent à elle, à la richesse culturelle qu’elle représente. Ces personnes utilisent souvent d’autres glossonymes, voire plusieurs à la fois (« notre patois limousin est dérivé de l’occitan » par exemple, entend-on souvent) ; la première tâche, impérative, est évidemment de leur montrer que leur patois ou langue ou idiome limousin n’a d’avenir et d’ailleurs de passé (car ce sont bien sûr, massivement, à quelques exceptions près, les occitanistes qui font les recherches sur ce passé et écrivent cette histoire) que dans le cadre du projet occitan.
Jean-Pierre Cavaillé