Pierre Maclouf : la langue occitane en Limousin
J’ai le plaisir de publier ici un entretien de Pierre Maclouf, sociologue et ancien acteur de l’occitanisme limousin, avec Catherine Dogneton, qui vient de réaliser avec Alain Dogneton un film documentaire De gòrja a aurelha (54 mn), sur la transmission de la lenga occitana et en particulier sur les travaux toponymiques d’Yves Lavalade. Cet échange a eu lieu en lien étroit avec ce film dans le P. Maclouf intervient (une partie d’ailleurs de l’entretien se retrouve dans ce film). Le film, produit par l'Union Occitana Camila Chabaneu de Nontron et l'association ATV33, n’a pu être présenté comme il devait l’être du fait du confinement, mais le sera au mois d’octobre prochain à Notron.
Il n’est pas inintéressant de confronter cet entretien au compte rendu récent du livre de Baptiste Chrétien sur et avec Jan dau Melhau, et avec bien des interventions sur ce blog, depuis 2006.
Pierre Maclouf apporte son regard distancié de sociologue et à la fois informé de l’histoire de l’occitanisme limousin. Evidemment ceux qui suivent ce blog savent qu’à la question de la transmission aujourd’hui de l’occitan limousin, ma réponse serait bien différente, car elle est désormais à mes yeux à peu près nulle. Et la toponymie, élément de culture et de mémoire essentiel, hélas ne saurait être à elle seule, sinon par miracle, un embrayeur d’apprentissage.
photographie Pascal Coussy - Publié le 21/03/2018 sur le site FR3 Limousin
QUESTION 1 En 2008 a été adjoint à la Constitution un article 75-1, disposant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Or, le 27 octobre 2015, le Sénat a refusé la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, qui avait pourtant été signée en 1999. De quoi l’État français a-t-il peur ?
P.M. Sur les trente-trois États signataires, huit ne l’ont pas ratifiée. Lorsque la question s’est posée en France après la signature, le Conseil constitutionnel a estimé que ce document « portait atteinte aux principes constitutionnels d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français » et était « contraire à l’article 2 de la Constitution » disposant que « la langue de la République est le français ». Aucune autre langue n’est mentionnée (la Constitution de l’Espagne, qui a ratifié la Charte, reconnaît, dans son article 3, la pluralité des langues officielles).
Un État est une communauté organisée juridiquement. Toutefois, l’argumentation juridique utilisée au Sénat par M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois, lors du débat du 27 octobre 2015, est à mettre en rapport avec une réalité sociologique, celle du mode de formation de l’État en France. Il ne procède pas, comme en Allemagne, d’alliances entre pouvoirs territoriaux, ou comme aux États-Unis, d’un consensus des représentants du « bon peuple » (un « Congrès »). Sa juridiction s’est constituée par la domination – c'est-à-dire le fait de ranger des entités sous la souveraineté d’une autre. L’autorité de l’État ne résulte pas de consentements à l’autolimitation, mais de conquêtes, d’annexions, de matages. Ce sont les conquêtes de l’Occitanie et – après bien des péripéties - de l’Aquitaine médiévales qui donnent à la masse territoriale de la France l’essentiel de sa forme actuelle. Comme l’écrit l’historien du droit Pierre Legendre, « l’Histoire fut la promotion d’un centre et d’un seul (…) ; une extrême centralisation fut le prix de l’unité nationale.». Entre Paris et la « province », s’est poursuivi un rapport de défiance.
Toutefois cette formation du territoire national est d’abord de nature politique. Quoiqu’on dise en effet de l’édit de Villers-Cotterêts signé de François Ier (et qui est un choix d’administration judiciaire, visant surtout le latin), la Couronne de France n’était pas fondamentalement préoccupée de conquête linguistique. La Révolution quant à elle redouble le contrôle du territoire laissé en héritage par l’Ancien Régime, en processus entreprenant son unification, juridique (huit articles sur dix-sept de la Déclaration des Droits de l’Homme mettent en avant « la loi » - une loi dont la langue est le français -) et administrative (création des départements), mais aussi culturelle. La langue devient un enjeu du passage vers l’avenir et du combat contre les tendances centrifuges représentées par la Gironde ou la chouannerie. En ce sens, la Révolution approfondit l’œuvre de la royauté : il ne peut y avoir de légitimités concurrentes au sein de la nation souveraine ; les concurrents du français sont des obstacles à la participation politique et à l’adhésion civique. Un tel processus s’est cependant révélé être de longue haleine : l’unité culturelle n’était, dans sa dimension linguistique, pas encore réalisée en 1914, même si un bilinguisme s’était installé.
Ces phénomènes n’appartiennent-ils qu’à l’histoire ? Certes non, car il s’agit toujours de la création d’un ordre intégrant le politique et le juridique. Comme l’a dit devant le Sénat M. Jacques Mézard, sénateur du Cantal (et aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel) - un opposant à la ratification de la Charte -, le « respect de la diversité » voulu par celle-ci « remet en cause l’égalité devant la loi » ; il y va dès lors, selon cet orateur, de « l’essence même de la République ». On a dit qu’il fallait se tourner aussi vers une sociologie. L’ordre républicain est en effet également culturel. Le refus de ratification a des fondements très classiques : l’unicité du peuple, l’interdiction de fractionnement de la souveraineté, principes dont le français est, comme langue unique de référence, le vecteur social concret.
L’État a encore, dit Pierre Legendre, été jusqu’ici un « système de répétition » et, à ce titre, le « garant des filiations ». Il exerce à ce titre – comme les autorités publiques qui en procèdent – un pouvoir de nomination. On comprend dès lors mieux pourquoi la toponymie instituée est si souvent étrangère au vernaculaire. Elle pourrait néanmoins rejoindre ce dernier, et ce sur le fondement de l’article 75-1 de la Constitution qui, à défaut d’encourager les langues vernaculaires, les érige en patrimoine national.
QUESTION 2 L’état social et culturel de la langue occitane en Limousin des années 1950 à 1970 ?
P.M. : Rappelons donc le décalage observable entre l’unité politique et l’unité culturelle du territoire national. Au fil du temps, ce ne sont pas seulement « les lois de l’État» (comme le dit la vieille chanson bourguignonne) qui se sont imposées. C’est aussi ce que le sociologue Ferdinand Tönnies appelait « la société », un ensemble plus vaste, mais surtout plus général que la « communauté». La « société » - la société globale - est au demeurant, dit encore le sociologue, conditionnée par ses rapports avec l’État ; la « communauté » n’a pas pour autant disparu » : les maçons de la Marche ou de la Basse-Marche, partant à Paris, y découvraient les idées de « la société » (les doctrines socialistes) ; mais ils partaient « le cou tourné » : sur place en effet, demeurait l’économie villageoise, qu’ils retrouvaient pour les travaux des champs. Et dans la période considérée ?
Dans le Limousin des années 1950 et 1960, la proportion de population rurale varie de près des deux tiers en 1954 à près de 60% en 1968 encore. En 1962, des communes limitrophes de Limoges, telles Couzeix ou Feytiat, comptent alors 40% d’agriculteurs parmi leurs actifs. Dans le monde rural – mais aussi celui des villes – prédomine une vie sociale fondée sur la relation imbriquée de la famille, de la terre ou du quartier, du voisinage -un ensemble de « relations naturelles » génératrices d’un fort capital social créateur de confiance. Boutade significative, on a pu dire alors que « quand deux Limousins se rencontrent, ils en connaissent toujours un troisième ». Associée à cette structure, la langue est encore un élément médiateur du lien social. On pourrait étendre au Limousin de 1950 ce constat qu’avait fait l’historien américain Eugen Weber pour la France rurale de 1920, selon qui, si l’[ on] pouvait parler français, on préférait quand même le patois » - un idiome dont il note que le Limousin demeurait « un des bastions les plus opiniâtres ».
La langue est en outre associée à l’économie paysanne, artisanale et industrielle traditionnelles, lesquelles dominent en fait le tissu productif régional. On a pu dire que l’on pouvait « désosser une voiture en occitan ». En un mot, et même si l’absence d’enquêtes rend difficile toute généralisation, la langue est associée à une « structure sociale primordiale », qui certes s’est transformée, mais a conservé sa densité propre.
Comme l’État avait recouvert le territoire, la « société » recouvre donc la « communauté ». Mais cette dernière a préservé ce que la sociologie marxiste appelle une « autonomie relative ». Le « peuple français », sujet des différents régimes depuis la Restauration, n’a pas englouti ces « ensembles d’hommes habitant sur un même territoire et constituant une communauté sociale et culturelle » - ce qu’on appelle aussi des « peuples ». Dans la période considérée, il existe un « peuple limousin », qui ne se confond pas avec une « ruralité », et se reconnaît culturellement dans des mémoires comme celles du « Pain noir » ou de la Résistance, ou dans des expressions spontanées comme l’adhésion rencontrée par Panazô, « conteur occitan » draineur de foules, ou bien encore exprime, dans l’ordre du religieux, une dévotion populaire aux « saints » - et pas seulement lors des Ostensions septennales. La langue est associée à une rationalité traditionnelle – même si cette tradition a conservé une capacité à intégrer des phénomènes nouveaux (telle l’expérience de la défaite de 1940 et de l’Occupation).
Toutefois, alors que les changements survenant jusque là appartenaient au registre de la modification, qui n’altère pas la nature essentielle de l’objet, le changement social qui s’installe tel un processus continu, sous l’impulsion de l’État et de ses politiques de réorganisation et d’aménagement (la « modernisation » de la France), est de nature différente : il s’agit d’un remplacement. Le Ve Plan (1966-1970) pensé dans le VIIe arrondissement de Paris est certes loin, vu du Limousin, mais la structure sociale régionale est déplacée sous l’effet de l’implantation d’un nouveau genre de vie, à partir de 1962 : au cours des vingt années suivantes, la population des agglomérations de Limoges et de Brive s’accroît respectivement de + 142% et de + 115%.
Ce changement est l’expérience matricielle de la génération « occitaniste » de la fin des années 1960 et du début des années 1970, celle du CLEO. Dans le monde pavillonnaire ou des grands ensembles, se forme comme partout une autre sorte d’interactions sociales ; et l’on abandonne la langue, vecteur d’un système de liens dorénavant distendus. Mais on pose l’origine en question centrale : D’ente venem ? Dans L’Echo du Centre, le journal de Panazô, Ives Lavalade va bien plus loin que les généalogistes : il met à jour, par les patronymes, la matrice nominale du peuple limousin.
QUESTION 3 Pourquoi le mouvement initié autour du CLEO-AP ne s’est-il pas prolongé après les années 1980 ?
P.M. C’est là le problème plus général du « mouvement occitan ». Celui-ci s’est certes distingué du vieux Félibrige, qui s’inscrivait dans le mouvement européen des nationalités apparu au XIXe siècle, par une orientation plus sociale et « contestataire », marquée par une pensée critique, de nature réflexive ; c’est pourquoi il est entré d’emblée avec le phénomène « 1968 ».
Mais, comme cela a été dit, les « occitanistes » demeuraient dans une relation ombilicale à la structure primordiale, de manière non seulement filiale (on songe ici au récit de Gisela Chrétien au sujet de la vie de son grand-père des Monts de Blond, Un paisan lemosin dins las annadas cinquanta), mais encore « para-syndicale », par l’engagement aux côtés, sinon dans, les « luttes sociales » qui accompagnaient les restructurations économiques : le combat des « carboniers de La Sala », à Decazeville (hiver 1961), dans la foulée duquel est créé en 1962 le Comitat Occitans d’Estudis e d’Accion (COEA), a longtemps servi de référence aux engagements occitanistes aux côtés des ouvriers des Tanneries d’Annonay (1974), des Comités d’action viticole (1975-1976), ou, en Limousin, des ouvriers des Ateliers de Montmorency (Chateauponsac, 1975 et, des paysans aux prises avec la COGEMA (mines d’uranium, 1979-1980), pour ne rien dire du mouvement du Larzac.
Le mouvement occitan avait ainsi un double lien avec la tradition, tant familiale qu’économique. On peut dire qu’il s’agissait, pour reprendre la formule du sociologue Alain Touraine, du « pays contre l’État » - titre donné à son livre sur les « luttes occitanes » (1981). Pour aller plus loin, on avait affaire à une action présentant des caractères « communautaire » (animée par le « sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté » [Max Weber]). Mais, par la proximité avec certaines actions sociales, le mouvement avait également – et c’était là la principale différence avec le Félibrige – une action sociétaire. Sa dimension critique le rapprochait en effet de la « société globale » et de ses tendances généralisantes, mais l’éloignait de sa source, le monde traditionnel.
C’est une action culturelle de masse (signifiée dans l’extension du sigle du CLEO vers l’ « Action populaire » - CLEO-AP -, et caractérisée par le phénomène de la Nova cançon occitana, avec Claude Marti en Languedoc ou encore Dostromon ou Joan-Pau Verdier en Limousin) qui assurait la liaison des deux pôles. Des exemples marquants ont été le Festenau occitan d’Eymoutiers en 1974-1975 et les Quinzaines occitanes biennales de Limoges, de 1976 à 1982 (« Trois mille dans la Cité pour la Fête occitane », titrait L’Écho du Centre du 17 mai 1976).
Trois éléments peuvent expliquer pourquoi l’action de masse n’a pas duré davantage.
Le premier est le changement de « base » ; la structure primordiale n’a pas disparu ; mais elle a, dans le « changement social », été déplacée par une autre. Si la « communauté » est « l’unité des différences », la « société globale » moderne « moyennisée » est désunion dans des similitudes (c’est ce qu’on désigne par « individualisme »). La rétraction du capital social est quant à elle doublée de la parallèle de la régression de la langue, qui n’a par ailleurs plus de place au sein des nouvelles formes de travail. Un second facteur renvoie au phénomène de la génération comme « communauté d’expérience ». Les premiers occitanistes avaient été en partie socialisés au contact simultané de la nature (même cultivée) et des derniers locuteurs naturels – leurs grands-parents. Les générations nées après 1970 au sein du cadre des nouveaux genres de vie en voie d’artificialisation ne peuvent participer de l’identité populaire traditionnelle, ni au même degré, ni avec la même densité. Intervient enfin un troisième élément, d’ordre politique. Avec l’organisation de la décentralisation territoriale, à partir de 1982 (prolongée en 1992, puis à partir de 2007), la revendication occitane du « pays contre l’État » est plus difficile à formuler : le « principe d’opposition » à ce dernier est moins évident. Quant au « principe d’identité » - le pays -, il devient alors une catégorie de l’action institutionnelle (États généraux des pays, à Mâcon, en 1982, en présence du ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, Michel Rocard). Le mouvement s’était voulu « régionaliste », sinon autonomiste. Ses membres restent quasi-absents des nouvelles institutions régionales élues au suffrage universel à partir de 1986, comme de la « technostructure » qui se met en place au sein de celles-ci. Dans des contextes marqués non seulement par une densité sociale plus forte, mais aussi par une moindre proximité du mouvement avec les partis politiques de gauche, comme en Corse, se font jour des avancées plus importantes.
Est-ce à dire que rien ne s’est « prolongé » ? Non, mais il y a eu un recentrage sur la langue et la culture, que ce soit dans la création des calandretas , l’édition écrite ou audiovisuelle, ou dans des entreprises singulières comme celles d’Ives Lavalade ou, dans un autre registre, d’un Jan dau Melhau.
QUESTION 4 En quoi consiste aujourd’hui la transmission de la langue occitane ?
P.M. C’est, pour revenir brièvement à notre époque précédente (antérieure à 1980), la tradition qui avait transmis (on sait que c’est un des sens du verbe latin tradere – « faire passer à un autre »). Ce passage peut s’effectuer dans la socialisation intergénérationnelle – et j’ai parlé plus haut de dimension « filiale ». Cette tradition-là s’est interrompue avec le bousculement de la « structure primordiale », le changement de composition et de nature du capital social, la succession, au monde des locuteurs naturels, de générations non occitanophones, éduquées non pas à l’interdit (le « signal »), mais dans le consensus implicite du caractère révolu du « patois » : une « rationalité instrumentale » a pris la place de la « rationalité traditionnelle ». Cela ne veut pourtant pas dire qu’il y ait une absence collective « majoritaire » d’intérêt pour « les traditions », les «choses du passé », ou même « lo biais de viure », comme en témoigne l’attrait pour le patrimoine, le manuel, ou la saveur de l’antan. Mais, article 75-1 de la Constitution ou pas, on ferme souvent les yeux sur la dimension linguistique de ces éléments, sans laquelle pourtant on passe à côté de leur signification véritable les inscrivant dans leur raison d’être (la raison est une activité mentale, donc langagière).
Si l’on considère que transmettre, c’est faire passer à quelqu’un des connaissances, Il existe pourtant des initiatives visant à une transmission – une transmission dissociée de la tradition. Elles peuvent prendre la forme de création de lieux d’éducation alternatifs (calandretas), ou de l’usage de possibilités d’action au sein des institutions culturelles, voire administratives.
Le plus généralement toutefois, cette transmission ne repose pas sur une tradition, mais sur une logique de conviction et d’engagement volontaire, selon une rationalité en valeur (affirmant la valeur propre de la langue comme telle). Elle ne suit pas des « canaux naturels », mais prend assise sur des constructions volontaires. Il ne s’agit alors pas d’une logique de filiation, mais d’affiliation, c'est-à-dire d’adhésion choisie, et ce au sein même de la structure sociale moderne, qui avait déplacé, sinon relégué, la structure primordiale. Le parallèle peut être fait avec la « conservation de la nature » : protégée, ou re-dynamisée dans le « ré-ensauvagement urbain » elle est une nature au moins en grande partie « anthropisée » - c’est à dire inscrite dans l’activité humaine. Sans même parler de celui de la cour d’Aliénor, l’occitan enseigné aujourd’hui à l’école n’est pas celui des arrière-grands-parents. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’entretienne pas un lien à caractère génétique avec ces deux parlers, comme le rat des villes n’est pas sans rapport avec le rat des champs.
Le problème qui se pose ici est le même que celui de la formation d’un nouveau capital social : comment passer de l’ « événementiel organisé » (la Fête du village ou des voisins) à une densité productrice de confiance sociale et de solidarité ? Et peut-on envisager un passage à l’échelle, c’est à dire un mouvement allant des niveaux micro-sociaux vers celui du « macro-social » ?
La transmission s’opère en direction des nouvelles générations, qui n’ont pas fait l’expérience de l’ancienne structure « populaire ». De même qu’elles n’ont pas eu l’expérience du monde naturel qui a été celle de leurs aînés (y compris «vilauds »). Ce n’est pas pour autant qu’elles ne peuvent prendre en charge le souci de la conservation de la faune ou de la flore, sous le double effet de ce qui leur est communiqué et de leur simple « raison naturelle ». Similairement, la mutité linguistique n’implique ni l’incapacité, ni l’absence de désir, de l’apprentissage.
Quels que soient les avatars de la ratification de la Charte, les institutions ne sont pas « en soi » vouées au recouvrement de la culture originelle, ou même simplement subalterne, par l’État. Une institution a pour fonction de transporter la durée et donc de transmettre, en raccordant les hommes d’aujourd’hui à une histoire commune. Et transmettre, c’est aussi communiquer. Comme exemple d’action institutionnelle orientée à cette transmission, on peut citer la décision, en juin 2018, de la Communauté d’agglomération du Pays Basque (créée en 2016 et regroupant 158 communes), de reconnaître officiellement, sur son territoire, la langue basque et le gascon occitan, au côté de la langue française, langue de la République.
De même, en Bretagne, les services de l’Équipement ont depuis longtemps installé une signalétique routière bilingue. La toponymie instituée est un enjeu de premier ordre s’agissant de la transmission : elle fixe le signifiant avec le signifié dans l’espace, formant le réseau des significations sur lequel prend appui la symbolisation collective de la « région ». Et elle le fait pour tous, car il s’agit du territoire sur lequel chacun, circulant librement, accède aux noms des lieux.
QUESTION 5 Le présent et les perspectives à venir de la langue occitane ?
P.M. Le présent est ce qui existe dans le temps actuel. Si les émissions télévisées de Stello Lorenzi consacrées aux Cathares (1965), ont provoqué, à sept siècles d’écart, un réel effet dans nombre de consciences, les occitanistes modernes entendent lier l’affirmation du « fait occitan » aux problèmes généraux du temps : la décolonisation, les transformations du capitalisme, devenant multinational, et le destin de l’économie méridionale ou du Massif Central dans la politique européenne… Sans parler des bouleversements des mentalités exprimés par le mouvement de mai 1968…
Le mouvement occitan a par ailleurs été intrinsèquement lié à l’ « écologie », en tant qu’appréhension « horizontale » des interdépendances entre systèmes, et refus de réduire toute destruction d’un élément – « naturel » ou non – à une simple externalité compensable.
L’œuvre épique de Frédéric Mistral, inscrite dans le grand courant romantique du XIXe siècle, prend place au sein de la campagne. Au XXe siècle, l’œuvre romanesque de Joan Bodon, comme les œuvres poétiques de Bernard Manciet et, en Limousin, de Marcela Delpastre, sont empreintes d’un sens profond des éléments. Il ne s’agit ni d’un localisme, ni d’un ruralisme. Bodon, qui a vécu en Silésie et en Algérie, sait regarder l’ailleurs, Manciet ouvre les Landes sur le monde ibère, et Delpastre semble souvent inspirée de Virgile. Mais ces œuvres portent aussi, en elles-mêmes, une critique du monde du machinisme organisé, faisant écho à celle développée, en 1971, par le sociologue Georges Friedmann qui, dans La puissance et la sagesse, met en avant l’importance du « milieu naturel ».
Une vision « géocentrée » du monde associée à un changement de statut de l’idée de la nature, et à l’affirmation de la valeur intrinsèque du capital naturel, est devenue l’une des trames d’une problématique du présent dans son rapport à l’à venir. Celle-ci comprend, dans le même mouvement, une critique radicale du processus de développement qui a disloqué l’ancienne structure sociale. Un aspect de cette critique est la reconnaissance des droits des « peuples autochtones » dans la Déclaration de l’ONU sur l’Environnement et le Développement (Rio, juin 1992), dont le principe 22 souligne le rôle des communautés autochtones en matière d’environnement (leurs droits généraux, qui ont fait l’objet de la Déclaration de l’ONU de septembre 2007, comprennent une dimension linguistique, évoquant l’esprit de la Charte européenne des langues régionales). Il faut revenir sur cette notion d’ « auto-chtônie » : non pas au sens de l’ONU (des peuples exclus de la participation civique et institutionnelle), mais au sens premier : une id-entité, associée à une « terre ». En ce sens, la langue occitane est une langue « autochtone » et à ce titre une composante sociologique d’un « environnement ».
Son existence aujourd’hui ne dépend néanmoins pas d’une politique « environnementale », mais prend place dans un tel contexte, où se combinent un ensemble de réorientations et de mises en avant de la valeur intrinsèque de « matières » précédemment dévalorisées : en ce sens, l’à-venir de la langue est associé à une rationalité en valeur, à portée universelle – mais il s’agit là d’un autre universalisme que celui de la « langue universelle ».
On se trouve devant une alternative : traiter l’occitan comme un objet à préserver, ou bien lui donner vie, là où des individus veulent l’employer, dans le cadre de communautés de conviction – une vie indiquant qu’un autre monde existe. Comme l’a souligné l’Américain Bryan Norton, l’un des philosophes contemporains les plus pertinents en matière de « développement soutenable », la « sustainability » est un certain sens des lieux et du temps (la « durée »). Chaque langue est associée aux uns comme à l’autre.
L’objet toponymique, dont Ives Lavalade fait la science, est à la fois une clef des lieux et une marque de la durée. Elle est par essence manifestation de la valeur patrimoniale du « local », mais l’affirmation de son importance prend place dans le mouvement plus général de « relocalisation », se confrontant aux redéploiements imposés.
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Ainsi, tandis que, dominée par l’État selon un processus multiséculaire passant du politique au culturel-linguistique, la « communauté » (structure primordiale) a – jusqu’aux années 1950 – préservé une autonomie, s’est formée une action communautaire-contestataire, laquelle (la communauté étant déstructurée), prend place dans une action plus large, orientée vers un changement du mode de développement économique, et substituant l’affiliation à la filiation.