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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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8 juillet 2013

L’invention du jacobinisme occitanophile : Félix Castan et André Benedetto – 1976

siege montauban038 ECRAN

Photographie d'une représentation du Siège de Montauban, pièce d'André Benedetto, 1974

 

L’invention du jacobinisme occitanophile : Félix Castan et André Benedetto – 1976

 

            En marge d’un petit travail sur les notes préparatoires que notre ami Guy Catusse a laissées au moment de sa disparition l’année dernière, consacrées au Siège de Montauban, la pièce d’André Benedetto créée en 1974 pour le Festival d’Occitanie, dont le maître d’œuvre était Félix Castan, ami de Guy, j’ai lu le texte d’une autre pièce de Benedetto, publiée dans le même recueil par l’éditeur P. J. Oswald, Les Drapiers jacobins, montée deux ans plus tard pour le même festival et dans la même complicité avec Castan. Cette pièce où, comme dans la précédente, la langue occitane se fait entendre, fût-ce de manière fort discrète, met en scène la figure au demeurant très improbable d’un Jacobin montalbanais prenant fait et cause pour la langue occitane : Antoine Gautier-Sauzin.

 

La pétition de Gautier-Sauzin

Un montalbanais de ce nom a bien existé : il est le signataire d’un texte pétitionnaire très intéressant, daté du 18 décembre 1791, envoyé au Comité d’Instruction publique de l’Assemblée constituante intitulé Réflexions sur le genre d’instruction publique qui conviendrait à nos campagnes méridionales. Dans cet écrit, où il se présente comme exerçant la profession de « cultivateur » (sans doute s’agit-il d’un propriétaire terrien ou d'un régisseur), ce Gautier-Sauzin pose la question de l’enseignement des habitants des campagnes méridionales qui, selon lui, du fait de leur manque d’instruction, adhèrent à la Révolution, certes, mais avec la conviction d’agir « au nom du roi ». L’auteur de la pétition ne croit pas qu’il soit possible d’enseigner efficacement la langue française aux paysans méridionaux ; destinée à leur demeurer étrangère : « Occupé dès l’âge de raison, aux travaux continuels des champs […], auront-ils le temps de l’étudier et le degré d’intelligence nécessaire pour l’entendre ? ». Non seulement, le paysan n’a pas le temps, mais il n’est pas assez intelligent pour maîtriser la « grammaire raisonnée » du français et comprendre les « subtilités » de « notre langue » – une langue « notre » qui ne saurait donc devenir la « leur ». Malgré ses préjugés sociaux, Gautier-Sauzin partage pourtant indéniablement l’esprit révolutionnaire, en proposant une éducation populaire adaptée : son projet est d’enseigner les paysans du sud dans leurs idiomes propres, en imprimant d’abord des alphabets « gascons, languedociens, provençaux, etc. », et, dans ces mêmes langues, des « leçons préliminaires » destinées aux enfants, puis « un historique succinct, clair et précis de la révolution et des abus qui l’ont […] provoquée », ainsi qu’une « traduction fidèle de la constitution et des lois rurales ». De plus, «moyennant certains honoraires, un particulier instruit serait chargé […] de préparer chaque semaine, et de traduire pour les campagnes des environs, un extrait des nouvelles publiques et nommément des décrets qui les intéresseraient d’une manière directe ».

A la lecture de ce projet d’enseignement succinct, mais suffisant pour les classes rurales, on pourrait avoir l’impression que l’auteur considère aussi la langue dont ces classes devront se contenter comme une sous-langue. Or il n’en est rien : « qu’on ne croit pas que ces divers idiomes méridionaux ne sont que de purs jargons : ce sont de vraies langues, tout aussi anciennes que la plupart de nos langues modernes ; tout aussi riches, tout aussi abondantes en expressions nobles et hardies, en tropes, en métaphores, qu’aucune des langues de l’Europe : les poésies immortelles de Goudelin en sont une preuve sans réplique ». Ce plaidoyer est si vibrant que l’on peut même imaginer que l’invocation convenue de la faiblesse des capacités intellectuelles des ruraux n’est qu’un argument ad hoc, venant justifier la promotion d’une instruction dans les « langues maternelles » des populations méridionales, et l’adoption de standards orthographiques (« on établirait pour chacun de ces idiomes méridionaux une orthographe uniforme et invariable »), afin que ces idiomes soient enfin considérés pour ce qu’ils sont, des langues à part entière, d’égale dignité par rapport aux autres langues européennes. La référence à Godolin montre bien la haute, très haute idée que Gautier-Sauzin se fait de sa langue, comme langue littéraire et de culture.

 

Un Robespierre anti-Grégoire

Ce texte (Archives Nationales F17 309), Castan et Benedetto l’ont lu dans un ouvrage qui venait alors de sortir chez Gallimard et qui eut un grand retentissement : Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue (1975). Il y était présenté comme illustrant « le point de vue fédéraliste ». Et en effet, la position de l’auteur semblait aux antipodes de celle des Jacobins du Comité d’Instruction publique, illustrée en particulier par l’activisme de l’abbé Grégoire qui enquêtait alors sur les patois et allait en 1793 appeler à leur éradication.

Mais Castan et Benedetto, fervents communistes, vomissaient la position fédéraliste, qui selon eux n’obéissait qu’aux intérêts des bourgeoisies locales, autant qu’ils déploraient celle de Grégoire, dans laquelle ils voulaient voir une trahison bourgeoise de la pensée profonde de Robespierre. Benedetto, dans ses notes à la pièce, n’hésite pas opposer un Robespierre à l’écoute des masses populaires, voire même décentralisateur, à la bourgeoisie fédéraliste occupée de son seul profit : « Il faudra toujours tout faire pour briser cette autre idée reçue qu’il y aurait une liaison directe et quasi naturelle entre la revendication culturelle et linguistique et le fédéralisme. Il faut sans cesse rappeler que le fédéralisme n’est pas seulement de Bordeaux et de Marseille, mais qu’il est aussi de Lyon et de Caen, et que s’il exprime des revendications régionalistes, c’est uniquement du point de vue de la bourgeoisie d’affaires de ces grands centres industriels du XVIIIe siècle. Les grands bourgeois de ces villes veulent, contre Paris, leur autonomie commerciale au même titre que les grands seigneurs voulaient affirmer leur indépendance contre le roi ». Aussi, se place-t-il au contraire, « sous le signe de Robespierre, dont les idées et les actions sont encore si mal connues, pour montrer qu’il y avait dans le jacobinisme, contrairement à l’opinion courante, des hommes capables d’entendre les aspirations des masses, des démocrates résolument décentralisateurs ». Ainsi, était-il obligé d’opposer deux jacobinismes et c’est ce clivage supposé que met principalement en scène Benedetto dans sa pièce. Dans un texte de préface à l’édition de la pièce, « Robespierre anti-Grégoire », Castan fait la théorie de ce conflit : « … la véritable nation jacobine, serait-ce la nation de ceux qui pensent se l’approprier pour en user au mieux de leur intérêt économico-politique, les patrons drapiers qui prétendent en exclure leurs ouvriers et les paysans et même les artisans sans fortune ? Celle-là ne connaît d’autre loi, que la loi du profit, machine à broyer, éliminer, uniformiser, décapiter. Robespierre dresse le visage d’une autre nation jacobine, gonflée de la sève de tous ses peuples, harmonie une et plurielle ». C’est ce que montre la pièce, et Castan sait grée au metteur en scène « d’avoir écarté sans hésiter toute position régionaliste, localiste et girondine et de se tenir au niveau où les questions, y compris celle de la langue occitane, se posent dans les termes les plus forts, les plus sérieux, les plus généraux et les plus humains : en termes jacobins au plein sens […] ».

 

S’il s’en trouvait seulement un !

L’opération, d’un point de vue historique, n’allait certes pas de soi. Les notes de Benedetto en dressent la chronique succincte en rapportant des extraits des échanges avec Castan qui sont à l’origine de la pièce. Dans un premier temps en effet, Benedetto ne cache pas son peu d’enthousiasme pour le texte de Gautier-Sauzin et exprime sa crainte, en mettant en avant la question linguistique, de laisser prise à une interprétation fédéraliste : « On se retrouvera toujours sur le terrain des Girondins, écrit-il à Castan, cela ne me plaît pas ». Il a alors cette formule prémonitoire (en fait comme souvent, la prémonition est une prédiction autoréalisatrice) : « S’il se trouvait un seul jacobin qui ait émis une opinion favorable sur le sujet, on pourrait à la rigueur engager la bataille mais je doute qu’on puisse le trouver ».

Hé bien, ce Jacobin, Castan le tient, ou du moins croit-il le tenir, en la personne de Gautier-Sauzin lui-même ! « Dans cette ville où la lutte des classes fut très aiguë, il fut l’un des chefs du Parti révolutionnaire. Les cahiers de doléances de Montauban […] sont considérés comme comptant parmi les plus clairs, les mieux venus du Royaume, et je suis persuadé [c’est moi qui souligne] que la participation de Gautier y est pour beaucoup. C’était un juriste, premier juge élu par le nouveau régime, et non un cultivateur, sinon pour la forme et nommé membre du Comité de Surveillance au moment où celui-ci devient vraiment l’organe de la Convention ».

On note cependant que Castan parle ici de Gautier tout court, car c’est sous ce nom qu’apparaît dans les documents qu’il a consulté ce juriste jacobin. D’ailleurs, il admet lui-même que « les historiens (D. Ligou, J. Amalric) ne peuvent apporter la preuve qu’Antoine Gautier Sauzin est cet Antoine Gautier auquel je l’identifie, il n’y a donc que présomption ». Ce scrupule historique est cependant balayé au théâtre : Benedetto procédant allégrement à l’identification des deux personnages du juriste et du pétionnaire occitanophile considéré comme fidèle aux idées de Robespierre et s’opposant, à Montauban, aux patrons drapiers, jacobins insensibles ou plutôt hostiles aux revendications populaires (incarnés surtout par le manufacturier Ratier), qui pouvaient s’appuyer, dans le mépris du patois et du peuple patoisant, sur Grégoire et Barère.

 

« Laissez-leur parler leur langue »

Le texte de la pièce est historiquement bien informé, exploitant de nombreuses citations des deux contempteurs du patois, mais aussi de Robespierre et d’Olympe de Gouges, grande figure féministe issue de Montauban mobilisée dans la pièce, mais aussi d’autres textes moins connus, et bien sûr en sollicitant le texte de Gautier-Sauzin qui est proprement le foyer de la pièce. Malgré tout, Benedetto, à son habitude, évite tout didactisme grossier.

Voici un extrait des échanges entre celui-ci et le patron Ratier, évoquant le questionnaire de Grégoire sur les patois (1790-1792) :

« Gautier-Sauzin : Est-ce cela l’égalité, de refuser la langue des autres, la liberté ? Sans même demander leur avis.

Rattier : – Mais on nous le demande. C’est tout l’objet du questionnaire.

Gautier-Sauzin :  A nous, oui, qui sommes bilingues et souvent mal à l’aise dans notre propre langue. Mais à eux qui n’ont qu’elle ? Le questionnaire est rédigé en français, comprenez-vous ? Tous ceux qui n’y entendent rien, et qui sont les premiers intéressés, que diront-ils du fond de leur pensée ? Rien ! Néant pour eux, sur eux, avec eux, à travers eux, la nuit ! Rien ! Ne sachant rien, considérés pour rien. Cela se passe au-dessous de leur tête, et malgré eux, et contre eux ! »

Les formules du Gautier-Sauzin de Benedetto contre Grégoire ne manquent pas de force : son projet reviendrait à « remplacer le fantôme effrayant de la multitude des langues par la langue effrayante d’une multitude de fantômes » (p. 88).

Pour montrer que Robespierre aurait pu être en accord avec une position de ce type, une « citation apocryphe » (de Benedetto lui-même !), n’est pas de trop : « laissez-leur parler leur langue […] si ça leur plaît ».

La pièce se termine par une Marseillaise en occitan et par ces mots : « Avèm benlèu lo deber de dire que siam francés, òc mai avèm benlèu lo drech de o dire en occitan ! » : « Nous avons peut-être le devoir de dire que nous sommes français, oui, mais nous avons peut-être le droit de le dire en occitan ! ».

 

Mazauric : fausseté de la thèse

La vraisemblance historique de cette reconstruction dramatique fut mise en cause par Claude Mazauric en 1979, dans une notice des Annales historiques de la Révolution française (Vol. 235, n° 1, p. 156-157). Cet historien fameux de la Révolution, communiste comme Benedetto et Castan, ne manque pas de louer le metteur en scène pour être resté éloigné « de toute référence étroitement régionaliste ou « fédéraliste » », mais il affirme aussi la fausseté de sa « thèse », pour deux raisons. D’abord, parce que « jamais Robespierre ni les Jacobins robespierristes après 1792 ne se sont séparés des partisans de l’unification linguistique comme Grégoire ou Barère ; remarquons d’ailleurs que les « fédéralistes » ne se seraient pas opposés à eux sur ce plan. Tous étaient persuadés, en se fondant sur les conceptions linguistiques des Lumières, que le progrès de l’histoire des peuples se traduit par un progrès dans la langue et qu’agir sur la langue c’est agir sur l’histoire. Tous voyaient dans la diversité linguistique et le maintien des parlers « d’autrefois » un fait de barbarie, utilisable au surplus par la contre-révolution. Les Jacobins ont approuvé le discours de Barère du 8 pluviôse an II, et localement ont contribué à la mise en œuvre des décrets de la Convention. Le recours à la traduction écrite, puis orale simultanée, n’a jamais été pour eux qu’un expédient pratique et non le résultat du choix théorique reconnaissant un statut de dignité aux « idiomes particuliers » ». Cette affirmation est vraie « en gros », sachant qu’il s’est trouvé cependant quelques voix, du côté de la Révolution, comme celle de Gautier-Sauzin, mais alors sans aucun doute plus près des positions fédéralistes que des jacobines, pour ne pas voir dans le maintien des idiomes locaux un fait de barbarie contrerévolutionnaire.

La deuxième raison invoquée peut sembler juste ; à mon sens elle est l’exacte perpétuation de l’habitude invétérée des élites – quelle que soit leur couleur politique – à parler à la place de ceux qui n’ont pas accès à l’expression publique. Je cite les propres mots de Mazauric : « L’unification linguistique par le français national n’a pas seulement résulté de la politique de la langue des révolutionnaires, mais aussi d’un dessaisissement en profondeur par les masses françaises (révolutionnaires ou révolutionnées) de leurs parlers régionaux, lesquels étaient précisément adaptés aux anciennes formes de la vie sociale ». Il est très juste de dire que la politique révolutionnaire de la langue n’a pas décidé à elle seule de « l’unification linguistique par le français » ; puisque il y avait bien longtemps déjà que le français avait gagné le quasi monopole de l’écrit et des institutions, tant nationales que locales. Mais l’affirmation d'un « dessaisissement en profondeur par les masses françaises » au XVIIIe siècle, se heurte à une fait têtu : celui du maintien de la présence des « parlers régionaux », y compris dans les villes, parmi les classes populaires, jusqu’au XXe siècle. L’argument, selon lequel, des patois, les gens n’en voulaient plus, est donc absolument irrecevable, mais c’est encore aujourd’hui celui qui revient le plus souvent pour s’opposer à toute politique en faveur des « langues régionales ».

Cela n’enlève rien à ce que je me suis permis d’appeler l’invraisemblance historique des échanges imaginés par Benedetto au sein du mouvement jacobin sur l’opportunité d’une éducation populaire en occitan.

 

Damaggio : une fausse identification

Mais surtout le coup de grâce est apporté à la « thèse » de Castan et Benedetto par les recherches de Jean-Paul Damaggio, qui ont montré que Gautier-Sauzin n’avait rien à voir avec le ou plutôt les Jacobins montalbanais repérables portant le patronyme de Gautier.

Damaggio a relaté sa démarche, sur son blog (« Et maintenant Benedetto... », post de 2010) et dans son livre récemment publié (Benedetto, off, Marthaler, in, éditions de la Brochure, Angevile, avec une intéressante préface de René Merle). Sur une même base idéologique que Castan et Benedetto, il entreprit « d’étudier la vie de ce sans-culotte. Malheureusement Gautier-Sauzin n’avait rien à voir politiquement avec le Gautier sans-culotte, la pièce faisant un amalgame malheureux ». Dans un texte publié dans la revue Lengas en 1985 (n°17), « La question linguistique à Montauban (1790-1793) » (maintenant repris sur son blog), Damaggio constatait qu’il y eut au moins deux Gautier, l’un qui occupa la fonction de greffier de la commune en 1791 et devint secrétaire expéditionnaire du Comité de Salut Public en 1793, l’autre Jean-Antoine Gautier, qui fut président de la Société populaire en 1790, président du Comité de Salut Public et juge de paix entre 1791 et la réaction thermidorienne. Gautier-Sauzin, l’auteur de la pétition, était un homme tout à fait différent, apparemment étranger au milieu jacobin.

Damaggio rend compte par ailleurs de la place congrue qu’occupe la « question linguistique » dans le registre la Société populaire montalbanaise : en 1790 la décision de faire traduire en « idiome gascon » un pamphlet contre les « aristocrates » (Signalement des Aristocrates à l'Assemblée Nationale) et l’autorisation de donner, dans les locaux de la Société, une « instruction patriotique » en français et en « langue vulgaire » ; en 1791 sont évoquées deux « dialogues » en « patois », l’un sur la nomination de Hyacinthe Sermet à l’évêché de Toulouse, l’autre relatif à l'impôt, et un poème en « patois » encore. Puis, plus rien… Par ailleurs, F. Galabert (« La Société des Jacobins de Montauban », Revue d'histoire moderne et contemporaine) indique que les réunions de la Société les dimanches se tenaient « en patois » et Daniel Ligou évoque la lecture et la diffusion de dialogues mettant en scène le R.P. Sermet.

Toutes ces données attestent en tout cas que la Société ne fut pas insensible à la question d’une éducation populaire en « patois » et aussi que l’assemblée comprenait et appréciait (de forts applaudissements sont mentionnés) les pièces politiques dans l’idiome « vulgaire ». Mais il n’est nullement fait mention d’une discussion du fameux questionnaire de Grégoire sur les patois, ni – fin 1791 – du texte de Gautier Sauzin. Tout cela laisse penser, me semble-t-il, que la langue était en fait très présente à la Société, sans être un objet de débat, ou du moins d’un débat suffisamment conséquent pour donner lieu à des textes publiés.

 

Se passer du mythe ?

En fin de compte, Damaggio constatait que la pièce de Benedetto était « construite sur un contre-sens historique, car parfois à trop vouloir démontrer on se fabrique une réalité à sa convenance ». Ce contresens cependant, remarque Damaggio, eut le mérite de faire évoluer Benedetto « dans son rapport à la nation française ». Benedetto, en effet, avait écrit dans un article paru dans l’Humanité, le 16 juillet 1977, que c’était en « travaillant aux Drapiers jacobins qu[‘il avait] découvert la notion non figée de nation. Une notion active, ouverte, en devenir, conçue comme un projet toujours actualisable et non comme un dogme et une fin en soi devant lesquels il faudrait abdiquer ». Quant à Damaggio, il écrit (nous sommes, je l’ai dit, en 2010) : « Pour ma part, je reste un jacobiniste authentique, attentif à la grande foule de ceux qui créèrent les sociétés populaires, je voudrais plus de rues portant le nom de Robespierre qui n’a jamais été le sanguinaire présenté par l’idéologie dominante, je pense que l’unité de la nation ne se réduit pas à l’uniformité, mais rien à mes yeux ne fait de Robespierre un anti Grégoire. Sans le vouloir, mes recherches historiques m’envoyèrent sur la marge d’une sympathique communion des saints, ou pour le dire autrement, à la marge de la marge ».

Cette marge est celle, dans le mouvement occitan (lui-même voué à la marginalité), de cette espèce étonnante, dont le poids n’est certes pas négligeable, des Jacobins occitanistes, longtemps associés aux aventures et mésaventures du Parti Communiste. Mazauric disait en substance dans sa notice qu’il fallait être capable de réévaluer les cultures et les langues minoritaires et de reconnaître un droit à la différence, sans avoir besoin de forger le mythe d’une Révolution favorable aux « patois ». A la fois, il faut prendre acte de ce fait anthropologique assumé par Castan et Benedetto : seul le mythe – ici un précédent historique en fait largement inventé : la fabrication d’un jacobinisme favorable aux cultures régionales –, peut produire l’imaginaire nécessaire à assurer une force de conviction et une raison d’être à une position idéologique. L’histoire, de fait, ne suffit pas, qui ne cesse de nous montrer que le travail généalogique visant à produire une légitimité est (presque) toujours fallacieux. Nous avons besoin d’ancêtres, de fondateurs, de précurseurs, de signes avant-coureurs ; l’histoire même nous sert principalement de caution, d’instrument de fondation mythique pour la position que nous occupons. Même s’il nous est désormais à peu près impossible de projeter sérieusement un Robespierre anti-Grégoire et des Jacobins occitanophiles au XVIIIe siècle, nous avons encore besoin d’un Gautier-Sauzin et de sa pétition ; même sa marginalité manifeste est désirable, où nous projetons notre propre marginalisation.

Jean-Pierre Cavaillé

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Commentaires
M
Bingo ! Je me permets de citer l'amic Felipe :<br /> <br /> VOIR Philippe Martel, Les Félibres et leur temps. Renaissance d’oc et opinion (1850-1914), Presses universitaires de Bordeaux, 2010<br /> <br /> P.641<br /> <br /> "L'idéologie nationale ne reconnaît donc pas des Occitans ou des Bretons - ou des Algériens, d'ailleurs. Elle reconnaît des Français, qui n'ont pas à revendiquer d'autre identité, réelle, légitime, que celle-là. C'est le mode de pensée qu'il est d'usage de désigner comme "jacobin". Nous ne sommes pas sûrs que ce ne soit pas au prix d'un contresens. Non que les jacobins n'aient pas professé de telles idées. Mais elles ne leur sont pas propres, et ne constituent pas ce qui les singularise au premier chef. Nous avons suggéré, à un moment, que le projet félibréen était en somme "jacobin" : pour nous, cela signifie qu'il pense le salut du peuple occitan comme lié à et découlant de l'action d'une avant-garde consciente, représentant et résumant l'ensemble de ce peuple, appelé à le suivre. C'est cela qui pour nous constitue l'essence du jacobinisme. On pensera ce qu'on voudra de ce dernier, mais on voudra bien lui accorder qu'il ne se résurme pas à l'échafaudage des préfets, des préfets de police, des sous-préfets, des recteurs et autres directeurs départementaux qui domine le paysage français."
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P
Entièrement d'accord, bien sûr, et comme toujours ou à peu près, avec René Merle. Deux trucs (et demi) :<br /> <br /> -le mouvement ouvrier français n'a jamais été capable au cours de son histoire de faire une analyse de classes un peu nuancée de la question de la langue en France. Dans le meilleur des cas il ne pouvait qu'accepter, comme Jaurès, qu'on utilise le patois pour mieux apprendre le français, ou qu'on en fasse un patrimoine national. Pour toutes sortes de raisons sociologiques et idéologiques que je n'ai pas le temps de préciser, les militants ouvriers, qu'ils soient petits-bourgeois ou d'origine populaire, n'ont jamais remis en question l'orthodoxie culturelle française, celle que la bourgeoisie avait reprise de l'aristocratie avprès lui avoir coupé le cou.<br /> <br /> -Je suggère, one more time, qu'on cesse de parler de jacobins et de jacobinisme à propos de la centralisation ou de la question du français langue unique. Qu'on parle plutôt de bonapartisme. Les jacobins faisaient la révolution. Même Mélenchon ne la fait pas. Qu'on nous foute la paix avec ces histoires.<br /> <br /> -Numero spécial de l'Histoire sur la Révolution. Une brave dame fait l'éloge de Grégoire, en suggérant qu'il était en fait tout à fait d'accord pour que les gens continuent à parler et écrire leur patois. Toute une éducation à refaire...
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M
Bravo pour cette belle mise au point.<br /> <br /> Pour avoir dans les années 1970-1980 participé activement à deux aventures, celle de la restitution ou de la découverte des textes en Oc de la décennie révolutionnaire (avec les chercheurs de la Faculté de Montpellier, dont Robert Lafont, qui fut mon directeur de thèse), celle de la tentative nouvelle de théorisation de l’unité nationale (dans la petite nébuleuse, plutôt conflictuelle, de communistes motivés par la poussée occitaniste), je me permets d’apporter ces quelques lignes de commentaires.<br /> <br /> La fédéralisme méridional des années 1790 n’a jamais été un régionalisme (au sens « provincial » : il assumait bien volontiers le cadre départemental), et il n’a jamais été non plus un défenseur des parlers d’Oc. La distance sociologique de ces bourgeois, grands et petits, avec le peuple « sociologique » empêchait toute indentification avec la langue « abandonnée au peuple ».<br /> <br /> Mais ce fédéralisme est aussi un des aspects du communalisme, que partageaient d’ailleurs « à la base » bien des Montagnards, communalisme qui perdurera au long du XIXe siècle, à l’extrême droite comme chez les libéraux, et particulièrement dans le courant radical, jusqu’à l’écrasement des Communes de 1870-1871. <br /> <br /> Ce communalisme, blanc, bleu, ou rouge, n’a jamais non plus fait une arme de la langue d’Oc, si tant est qu’il lui ait apporté une reconnaissance.<br /> <br /> Quels que soient les courants politiques, leur usage des parlers d’Oc, relativement rare à l’écrit, beaucoup plus ordinaire dans l’oralité, n’a jamais vraiment dépassé le stade de la communication efficace avec un peuple encore peu francophone.<br /> <br /> Il était donc bien difficile pour des communistes « occitanistes », deux cents ans plus tard, de se référer à de grands ancêtres révolutionnaires ayant fait de la langue du peuple une arme du peuple, et encore moins ayant reconnu la réalité et la dignité de cette langue. Comme il leur était difficile, sauf contorsions idéologiques, de nier que les Montagnards furent les ennemis des « patois ».<br /> <br /> Il leur était également difficile, sinon impossible, de faire leur les analyses du courant « Lutte occitane », qui pensait que cette langue populaire portait encore suffisamment de vitalité pour être enfin arme du peuple.<br /> <br /> Le débat au sein de cette petite nébuleuse occitano-communiste a donc en fait porté sur la reconnaissance que la Nation française pouvait apporter à la langue d’Oc moribonde, y compris en la ressuscitant par l'école, et sur l’enrichissement que la création d’Oc, polycentrée, pouvait apporter à la culture nationale. Mais ceci est une autre histoire, sur laquelle je suis souvent intervenu. <br /> <br /> René Merle
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