La protestation du poilu félibre Elie Vianès
La protestation du poilu félibre Elie Vianès
En lisant à la Bibliothèque Nationale un numéro du passionnant journal de guerre félibréen Lo Gal de Montpellier (bimestriel), daté de janvier 1917 (n. 37), je suis tombé sur la reproduction d’une lettre d’un félibre provençal alors sur le front, protestant contre l’instituteur de son village de Mouriès, près d’Arles, qui avait affiché dans son école : « Il est interdit de s’exprimer en langue provençale – le français seul sera parlé dans la cour comme dans la classe ».
La lettre est signée du nom d’Alàri Sivanet, pseudonyme d’Èlie Vianès, qui fut très actif avant, pendant et au sortir de la grande guerre, à laquelle il participa de bout en bout. Il fut l’un des membres fondateurs de la revue mistralienne mythique Lou Secret (1918-1919 voir son dépouillement par Yves Gourgaud dans le Lugarn, n° 72, 2000) et correspondant de la Gazeto Loubetenco de Joseph Loubet, qui joua aussi un rôle important durant la grande guerre (comme le signale Philippe Martel dans l’un de ses commentaires à mon post sur les lettres des poilus « en lenga nòstra ». Il est aussi le père de Jean Calendal.
Cette lettre est évidemment un document très intéressant, qui revendique, dans la guerre, le respect dû à la langue des soldats méridionaux qui meurent sur le front pour la France. La présence du syntagme « langue provençale », dans l’affiche mise en cause, est quelque peu étonnante (même si le prix Nobel décerné à Mistral en 1904 avait fait beaucoup pour sa reconnaissance), car pour interdire ce que l’on appelle langues régionales aujourd’hui, on utilisait alors à peu près exclusivement le mot de patois. Mais n’était-ce pas justement le cas sur cette affiche, et le félibre n’a-t-il pas corrigé spontanément ? C’est ce qu’autorise à penser la première phrase sibylline du texte : « Vérifiez s’ils sont exacts ces termes de votre affiche ».
Je conserve également, dans sa graphie originale, la présentation de la lettre par les rédacteurs du journal.
Una Proutestacioun
Noste car e valhent amic lou felibre Alàri Sivanet, marechal-da-lougis, sus lou front dempioi lou coumençament de la guerra, vèn de mandà au mèstre d’escola de soun vilage (Mouriès, dins las Boucas-dau-Rose) aquesta letra, que se passa – per lou moment – de tout comentàri :
Aux Armées, le 6 décembre 1916
Monsieur,
« Il est interdit de s’exprimer en langue provençale – le français seul sera parlé dans la cour comme dans la classe ».
Vérifiez s’ils sont exacts ces termes de votre affiche.
Les règlements vous confèrent peut-être un droit que je n’ai pas à discuter. Mais croyez-vous vraiment que l’heure soit bien choisie pour froisser en quoi que ce soit les sentiments de ceux qui se battent ?
En ces temps d’union sacrée, quand la France a besoin de toutes ses forces vives, il m’est pénible de constater que l’Ecole essaye de peser sur l’esprit de nos enfants.
Nous défendons, face aux boches, les nobles libertés des peuples : à ce titre, l’usage d’une langue, partie intégrante de notre patrimoine. Ne nous obligez pas à détourner vers les dangers de l’arrière des regards inquiets. Vous risqueriez de paralyser notre élan.
Amenez plutôt (si je dois vous conseiller le moyen) les frêles imaginations dont vous avez la charge à mieux comprendre la beauté de l’effort et la grandeur de l’œuvre.
Un souffle de patriotisme passe qui anime toutes les volontés et fait taire les discordes.
Mettant à profit l’enseignement qui s’en dégage, ne poussez point les fils à rougir de leur pays et de leur sang.
Réservez pour l’après-guerre les manifestations de votre initiative. Vous tranquilliserez les pères !
Ne supposez ni haine, ni rancune de ma part : autant que je m’estime bon soldat, je vous sais bon fonctionnaire.
Salutations,
A. Sivanet