L’invention du francien, une contribution de la linguistique historique à la mythologie nationale
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Jean-Marc Siméonin (sur un poème de Jean-Claude Roulet)
L’invention du francien, une contribution de la linguistique historique à la mythologie nationale
à propos de : Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Les éditions de minuit, 2007
Pour toutes celles et ceux qui veulent donner de nouvelles chances aux langues minorées, il est de la plus grande importance, en France comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, de produire une critique précise, fondée sur l’analyse historique et linguistique, des mythes nationaux qui visent à la fois à légitimer la suprématie et même, en l’occurrence l’exclusivité de la langue nationale, c’est-à-dire la lutte à mort contre les autres idiomes présents sur le territoire. Cela n’est pas facile, parce que l’on se heurte au fait que le savoir établi, qu’il soit historique ou linguistique, est lui-même souvent mobilisé par le récit mythique, ou plus encore, parce qu’il s’est lui-même constitué en vue de conforter le mythe, de lui offrir une assise pseudo-scientifique. Qu’il me suffise de rappeler ici comment, aujourd’hui encore, des linguistiques français, au nom de la science, continuent à justifier l’emploi dégradant de la notion de patois (voir, sur ce blog, Le patois des linguistes). Pourtant, on ne saurait trouver des éléments de critique efficaces en dehors des « sciences » historiques et linguistiques elles-mêmes : heureusement, le discours des sciences n’est jamais complètement consensuel ; on trouve toujours des voix dissidentes, discordantes, qui ne jouent pas le jeu des idéologies, ou en tout cas pas comme les pouvoirs qui les entretiennent le souhaiteraient. Certes, on ne doit jamais négliger la dépendance sociale et idéologique de ceux qui font la science, leur servilité commune, mais il ne faut pas non plus désespérer de leur infidélité occasionnelle. De toute façon, nous n’avons pas le choix : si nous ne confrontons pas soigneusement les discours, nous n’accédons même pas aux arguments et aux documents (à moins évidemment, – ce qui est toujours possible –, de se lancer soi-même dans la recherche) qui permettent de déconstruire les mythologies nationales justifiant l’asservissement et l’aliénation culturelle et linguistique. On reste alors étroitement dépendant du discours contesté, en acceptant d’accorder un statut de vérité, ou du moins d’évidence fatale à ses assertions les plus discutables. Comme je l’ai dit en passant à l’occasion d’une récente révision du mythe de Villers-Cotterêt, on peut s’étonner de voir les défenseurs des langues minorées concéder l’essentiel à leurs adversaires jacobins : en l’occurrence l’affirmation selon laquelle, par ses Ordonnances de 1539, François Ier aurait explicitement prohibé l’emploi juridique des langues régionales, ce qui ne résiste nullement à une analyse historique un tant soit peu sérieuse. Il en va de même de cette autre légende, selon laquelle le français serait, depuis l’an 1000 ou peu s’en faut, la langue de Paris et de l’Île de France, région qui en serait le berceau, où il aurait acquis d’emblée sa pureté et sa perfection essentielles ; son lieu primordial et unique de diffusion. Cette légende, réduite généralement à l’idée selon laquelle le français serait, depuis toujours et par vocation, la langue de Paris, la langue de la domination parisienne, est prise pour argent comptant par beaucoup de ceux qui dénoncent le sort fait aux langues régionales. Ils y voient une sorte de preuve du destin centralisateur et tyrannique du français ; la réduction de tout autre idiome au statut de patois ferait ainsi partie de la manière même dont le français serait né et se serait imposé. Or ce scénario ne correspond pas à la réalité historique, mais au grand récit selon lequel le français serait une langue de culture et de pouvoir unique et universelle, du fait de ses qualités propres, non pas acquises, mais natives, inséparables du lieu central où elle est apparue.
C’est ce grand récit hagiographique et apologétique que Bernard Cerquiglini analyse et déconstruit dans son dernier livre et dont il dresse la généalogie historique en même temps qu’il tente d’en élucider les raisons psychologiques. Aussi cet ouvrage est-il très utile à tous ceux qui s’intéressent à la relation qui unit cette autoreprésentation de la langue du pouvoir jacobin aux autres langues indigènes qui survivent encore, si difficilement (et du fait même de cette relation spécifique), sur le territoire national. Il m’est aussi apparu comme une invitation à soumettre les représentations historiques de ces langues proposées par leurs défenseurs à un même type de lecture critique, car qui pourrait nier que nous avons aussi, bretons, basques, occitans, catalans, corses etc. nos propres mythographies plus ou moins habilement bricolées, dont nous avons peut-être besoin, mais qui, du moins je le pense, imposent des limites étroites à la réhabilitation qu’elles servent ?
Les désarrois d’une langue bâtarde
Le français, nous dit Cerquiglini, est une langue en mal d’origine, une langue orpheline, qui depuis le XVIe siècle au moins est à la recherche d’une digne paternité : ce fut au début l’Hébreu, le Grec et surtout le Celte ou Gaulois, aussi, bien sûr, le Latin, et enfin le Germain, hypothèse gratifiante pour la noblesse issue des envahisseurs. On sait maintenant que « le protofrançais du Xe siècle résulte de la créolisation du latin parlé, au contact du gaulois d’abord, de la langue germanique franque ensuite et principalement » (p. 23) : « une langue orpheline, en somme (…), une langue bâtarde, pauvre créole du latin vulgaire et du grossier germain » (p. 26). Au fur et à mesure que cette évidence pénètre les écrits savants, s’impose un irrépressible besoin, psychologique et idéologique, malgré tout, de « rendre honneur et dignité » à l’orphelin, en lui « découvrant » une nature exceptionnelle, qui rende raison de son « fabuleux destin ».
C’est ce à quoi la « science » la plus reconnue institutionnellement a travaillé durant trois bons siècles, contre elle-même, si l’on peut dire, c’est-à-dire contre ses propres principes méthodologiques et les données dont elle disposait pourtant, comme des esprits dissidents, au sein même des études, n’ont pas manqué de le souligner[1]. La « science » nous offre « le tableau flatteur d’une perfection transhistorique, les preuves et la doctrine de cette perfection. Une belle légende, en vérité » qui fortifie « la superbe d’un idiome à vocation universelle ; mais c’est une légende » (p. 11).
Ce doute lancinant sur la noblesse et la pureté de l’origine, qu’aucun récit consolateur ne parvient vraiment à combler, explique, selon Cerquiglini, le rejet violent de tout ce qui pourrait mettre en cause la pureté, l’unité et l’unicité de l’idiome national, c’est-à-dire le fait de la diversité et de la variation linguistique sur l’ensemble du territoire : « on ne doit pas s’étonner que la langue « illustre » répugne également à la variation spatiale, altérité perverse instillée dans le même, trouble de l’identité linguistique, spéculaire et sécurisante. Accents régionaux, vocabulaires spécifiques attentent à l’unité fragile, conquise ou plutôt rêvée de haute lutte : l’autre est fautif parce qu’il diffère. Mais il devient dangereux quand il se distingue : on sait le sort fait en France aux langues régionales ou minoritaires » (p. 31-32). On ne saurait être plus clair.
Le masque de fer
Comme d’autres avant lui, Cerquiglini, rappelle que dans cette lutte pour l’exclusivité, un sort particulier est fait à l’occitan, généralement nié d’ailleurs dans son identité même, car il apparaît comme un deuxième fils du bas latin, a priori tout aussi légitime et tout aussi indigne, mais ayant, comme on le sait, donné des lettres de noblesse littéraire avant le français : « La mère fut également marâtre, qui osa donner naissance, en Gaule même, à deux fils : le français et l’occitan » (p. 31). Ainsi, « la langue d’oc constitue une figure emblématique de l’altérité linguistique, fondant le sentiment de rejet que cette altérité suscite ». A la fin du XIXe siècle, les grands romanistes de la République (Paul Meyer, Gaston Paris, etc.) tentèrent de nier l’existence même de la distinction oc/oïl, en « posant en thèse l’unité fondamentale de l’idiome issus du gallo-roman ». Les mêmes d’ailleurs « se révulsaient à l’idée d’une troisième langue romane présente sur le sol national » : « le franco-provençal, découvert par le romaniste italien Graziado-Isaia Ascoli » (p. 33). « En ce sens, le mépris du parler méridional a ouvert la voie à la haine des patois ; en ce sens également, il convenait dans les représentations mais aussi dans les faits, que ce parler fût précocement délégitimé, que fussent écartés, dans les représentations comme dans les faits, ce jumeau et ses prétentions. L’occitan, c’est un peu le Masque de fer » (p. 33).
Mais, ce que Cerquiglini nous fait bien comprendre, par une critique historique d’une remarquable finesse, c’est que l’invention de la langue originaire et la disqualification radicale des autres idiomes indigènes est une seule et même démarche, conduite par les mêmes hommes rangés sous la bannière de la science positiviste.
Il n’est de bon bec que de Paris
La réflexion sur l’origine de la langue standard, commencée dès les années 1530 reçoit une réponse définitive à fin du XIXe siècle, lorsque la « linguistique historique était dans sa plus grande gloire » avec Gaston Paris, qui invente le « francien » et apporte ainsi au « français des élites […] les armoiries qu’il attendait » ; « grâce à la science, la langue, desservie par une romanité boueuse, la source française apparaissait dans la fraîcheur, dans sa pureté loyale, dans sa transparence. Grâce à la science, la langue, desservie par une romanité bâtarde, acquérait une francité irréprochable et anoblissante ». Il s’agissait d’abord d’assigner un lieu à la langue originaire, qui réglât en quelque sorte, par son évidence, son poids historique et son prestige symbolique, les interrogations que l’on aurait pu légitimement poser quant à son unité, et quant à sa prétendue pureté et excellence. En fait, ce lieu était déjà trouvé depuis longtemps, dès 1550, lorsque un Henri Étienne déclarait, comme d’autres : « La capitale de la vraie langue française (comme de la France elle-même) c’est Paris » (cit. p. 44). Ce centre de la langue est bien sûr lié, identifié même au centre du pouvoir : langue de la cour, langue du roi (c’est l’idée obligée qui s’imposera avec l’absolutisme[2]), mais aussi, voire préférentiellement, dans des discussions lourdes d’enjeux politiques, langue du parlement, voire langue du peuple de Paris, comme source du « bon usage ». C’est cette dernier thèse « populaire » qui reçoit bien sûr toutes les faveurs des professeurs républicains de la deuxième moitié du XIXe siècle (« On enseignera aux enfants que le bon français n’est pas une invention aristocratique : il est l’usage du peuple de Paris »[3]), mais leur démarche consiste à reporter le plus loin possible dans le temps l’existence de l’ancien français comme langue à part entière, détachée de tous les autres « ramages » du nord, qui méritent tout au plus le nom de « dialectes » tant qu’ils restent écrits et sont ensuite dégradés définitivement en patois.
Littré, qui avait le mérite d’insister sur la multiplicité dialectale originaire, fixait dans les années 1860 les coordonnées de l’enquête et de la nomenclature qui allait déboucher, contre son intention d’ailleurs, à la « découverte » du francien. Selon lui, au départ (XIIe-XIIIe siècle), il existe dans la France du nord un bouquet de « dialectes » « c’est-à-dire des idiomes non pas seulement parlés, mais encore écrits ; aucun n’avait sur l’autre une primauté qui en fît par excellence la langue commune » ; « La culture était égale partout : la Normandie, la Picardie, les bords de la Seine produisaient, à l’envi, trouvères, chansons de geste ou d’amour, fabliaux. Il est manifeste, en lisant ces textes, que les auteurs ne se conformaient pas à une langue littéraire commune et qu’ils composaient chacun dans le dialecte qui lui était propre »[4]. Pour Littré, l’élément décisif n’est cependant pas encore une quelconque supériorité essentielle de la langue, mais un événement politique aux immenses effets à long terme : l’usurpation de Hugues-Capet, qui « fixa la tête du système féodal à Paris ».
Le « primitivisme élégiaque » des professeurs républicains
Ainsi que le remarque Cerquiglini, « après tout », les grands professeurs de la deuxième moitié du siècle, les Paul Meyer et les Gaston Paris (un nom qui dit tout à lui seul), républicains fervents d’un jacobinisme sans faille « eussent pu adopter la thèse d’une unité tardive, liée à la fondation d’un État central sur les ruines du féodalisme ». Ce n’est pourtant pas ce qu’ils firent, s’engageant dans la voie d’une accréditation d’une thèse pourtant à peu près indéfendable aux vues de la documentation disponible : celle « d’une unité ancienne fondée sur la prévalence d’un parler, qu’ils vont accorder le sceau de leur autorité » (p. 128). En effet, la thèse de Littré et avant lui de Gustave Fallot[5], présentait « le défaut » de maintenir un « morcellement dialectal égalitaire », pour les premiers siècles du français, et c’est ce spectre de l’égalité linguistique que le jacobinisme, paradoxalement va chercher à conjurer en « prouvant » l’unicité et la supériorité intrinsèques d’un idiome imaginaire, qui aurait été très tôt parlé en Île-de-France. C’est que l’égalité, dans sa version jacobine, n’est pas l’égal respect du différent, mais l’imposition du même. Il s’agit sans doute aussi, ajoute Cerquiglini, de conjurer, symboliquement, le désastre de Sedan.
« On adopte aisément dès lors la conviction que l’unité linguistique, reflet de l’aspiration nationale, est ancienne, le rayonnement central constitutif de la France et de son État, le parler d’Île-de-France aux origines de l’idiome commun. La science se doit d’imposer le modèle latin (un parler directeur et des patois) à la France médiévale, comme la politique se charge de le mettre en œuvre dans la France moderne. Hors de Paris, point de saut langagier : il n’est que des patois. Et cela, au XIIe siècle comme aujourd’hui. La République ne reconnaît aucun dialecte, sinon au Moyen-Âge, pour l’Île-de-France et en tant que parlure légitime ; tout le reste est patoisant. Le danger fédéraliste, dont s’angoissaient les grand ancêtres de la Convention, est écarté du champ scientifique. L’union des langages conforte celle des âmes ; elle prépare Rethondes. L’autorité scientifique apportée à la primauté francilienne est une victoire sur les forces obscurs de la dissolution ; elle règle latéralement la question des patois » (p. 30-131).
On m’excusera la longueur de cette citation, qui montre à quel point sont liés la fiction de la langue originaire et la réduction au patois, le mythe du francien et la guerre jacobine contre les aspirations fédéralistes. « La prévalence parisienne est donc ancienne, quasi constitutive de la langue française. Ni koiné, ni fusion tardive à la Littré, mais dès l’abord un point séminal et illustre » ; Paris, comme l’écrit Gaston Paris, était déjà le « foyer principal de la vie nationale ». Ce discours scientifique n’est en fait qu’un long dérapage idéologique incontrôlé : lorsque Paris, déclare que déjà, la langue de Paris était « maintenue autant que possible à un état archaïque »[6]. Cerquiglini, à cette lecture, sursaute : sur quoi se fonde cette affirmation d’une intention archaïsante, aussi « ancienne » que la langue même (ce qui est de toute façon purement contradictoire) ? Sur rien d’autre que la volonté moderne de conserver à tout prix la langue « classique », contre toute altération et évolution.
Langue élue et fleurs patoises
Voilà comment Gaston Paris invente l’histoire : « Le dialecte parlé dans cette province et dans les provinces voisines que j’ai énumérées s’appelait donc aussi français, et si ce terme, comme le nom de la contrée, s’applique par exception à l’ensemble de la langue d’oïl opposée à la langue d’oc, il veut proprement dire le dialecte central, et sert souvent dans les textes anciens, à le distinguer du Normand, du Picard et du Bourguignon »[7]. Comme, selon Paris, l’opposition oc / oïl est une fiction, « français » ne peut proprement signifier que ce mystérieux dialecte central, qui n’est pourtant attesté comme langue écrite spécifique, opposée au normand, au picard, au bourguignon, en aucun texte (p. 136). En fait, ce parler central, supérieur, fondamental, n’avait pas de nom propre ; incidemment, Gaston Paris lui en trouve un : le « francien », aujourd’hui attesté comme une réalité linguistique indiscutable par la plupart des dictionnaires. Aussi, peut-on dire ironiquement que ce mot valise inconscient (fran[çais an]cien) est « d’origine parisienne » au sens où il fut inventé à Paris, pour Paris, par Gaston Paris !
Pour montrer la rigoureuse interdépendance de la « découverte » du francien et de la réduction patoise[8], il suffit de citer, comme le fait opportunément l’auteur, les propos tenus par l’inventeur du « francien » dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne au congrès annuel des sociétés savantes de 1888. Sous prétexte de lancer une vaste « exploration linguistique de la France », il s’agit d’abord pour Paris, de déclarer la mort imminente et souhaitable des patois, en pratiquant un collectage conçu sur le modèle de l’herborisation : « Mais si nous ne pouvons empêcher la flore annuelle de nos champs de périr devant la culture qui la remplace, nous devons, avant qu’elle disparaisse tout à fait, en recueillir avec soin les échantillons, les décrire, les disséquer et les classer pieusement dans un grand herbier national »[9].
Du haut de sa chaire, le professeur Paris de Paris s’adresse aux délégués, notaires, médecins, instituteurs, en les qualifiant de « travailleurs » auxquels on donne des directives et qui doivent être de simples exécutants : « Il reviendra aux savants d’exploiter ensuite, à Paris, les données qu’aura assemblées la besogneuse simplicité provinciale » (p. 142). «Aux délégués renvoyés chez eux avec mission de collecter modestement les restes de parlures vouées à l’extinction, on explique les raisons, supérieures et invincibles, de ce déclin. Les parlers qu’ils pratiquent et que sans doute ils affectionnent étaient dès l’abord, dans le temps de leur genèse, à l’aube de la langue, dépréciés déjà et invalidés par l’un d’entre eux » (p. 150). En effet, le professeur explique à ces bons provinciaux qu’« il n’y a réellement pas de dialectes », mais un continuum de parler gravitant depuis l’origine autour d’une langue maîtresse : « d’un bout de la France à l’autre les parlers populaires se perdent les uns dans les autres par des nuances insensibles ». Évidemment, pas plus que les autres langues, l’occitan, n’existe, puisqu’il n’y a pas de séparation entre les parlers : « il n’y a pas deux Frances […] aucune limite réelle ne sépare les Français du nord de ceux du sud » ; « d’un bout à l’autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées »[10]. Aussi se moque-t-il, sans les nommer, des « deux vaillants et consciencieux explorateurs » (Charles de Tourtoulon et Octavien Bringuier), qui explorèrent quelques années auparavant les limites des parlers d’oïl et des parlers d’oc : « tout le travail qu’on a dépensé à constituer, dans l’ensemble des parlers de France, des dialectes et ce qu’on a appelé des « sous-dialectes » est un travail à peu près complètement perdu »[11].
La critique du mythe francien : « une promenade de santé »
On voit ainsi à quel point le mythe du francien est lié à l’extermination des patois. Malgré son inanité scientifique, ce mythe, avec son corollaire anti-patois s’est pourtant maintenu contre vents et marées un bon siècle durant et il perdure d’ailleurs encore, à quelques exceptions près (l’auteur ne parvient à citer, outre le sien, que deux autres noms d’auteurs rejetant le mythe francien : Gabriel Bergounioux et Jacques Chaurand). Même la sociolinguistique n’a pas su le mettre en question, se contentant de réviser la notion de « pureté » incompatible avec l’approche sociale et urbaine des phénomènes linguistiques, attentive aux contacts de langues et au brassage linguistique, en l’envisageant comme « un parler mixte, issue de l’innovation urbaine ».[12]
Pourtant, « mettre en doute la réalité du francien est une promenade de santé » (p. 182). Il peut être entièrement révoqué en prenant acte du fait que le français fut en premier lieu une langue écrite. Cela est fondamental pour plusieurs raisons.
D’abord parce que les études qui ont conduit à élaborer le récit mythique ont considéré les textes médiévaux comme des documents linguistiques, qui devaient, « dans leur version initiale, traduire la vérité d’une parlure dialectale ». Or l’écrit, comme on le sait bien aujourd’hui, n’est pas la transcription transparente du langage oral, jamais et nulle part (voir au moins Jack Goody, La Raison graphique) : « Toujours et partout, l’écrit acquiert de la distance, il décontextualise et se déprend du spécifique ; la recherche d’une expression commune, ou communément interprétable est dans son principe » (p. 170) ; « le texte déposé dans le codex est appel à l’interprétation ; universel parce qu’écrit, il se prête à la localisation de la performance ; il la prépare ».
Ensuite, l’histoire des textes permet de montrer que Paris ne fut certes pas le berceau de l’écriture du français. Entre Xe et XIIIe siècles, en effet, la cour royale de France ne peut être tenue pour un centre littéraire. En fait, comme on le sait pourtant depuis fort longtemps, la littérature française « prit son essor aux cours des ducs de Normandie et rois d’Angleterre, des comtes de Champagnes et de Flandre » : « jusqu’au XIIIe siècle au moins, aucun roi de France ne montra le moindre intérêt pour la littérature de langue vulgaire » (p. 177). Serge Lusignan a par ailleurs fait valoir que « l’administration de la France passa tardivement à la langue vernaculaire », de sorte que le rayonnement précoce depuis Paris d’un français royal est une illusion[13]. Les premiers documents administratifs rédigés en français (postérieurs de plus d’un siècle à ceux préparés en occitan), apparaissent loin de Paris et de l’Île-de-France, dans le nord, à l’est, ainsi que dans le sud-ouest (c’est-à-dire en zone occitane !). Les grands féodaux ont en fait devancé le roi : « A l’aube du XIVe siècle, le français était devenu la langue juridique et administrative des autorités urbaines, féodale et princière dans tout le nord de la France »[14]. C’est pourquoi « on ne peut souscrire sans réserve à la thèse souvent répétée que le français devint la langue du roi au XIVe siècle », et il faut donc attendre le XVe siècle pour que cet idiome devienne la seconde langue royale » après le latin[15]. On est loin, comme on le voit, du XIIe siècle asséné sans preuve par les partisans du francien[16].
Enfin, on sait aujourd’hui que, jusqu’à l’époque moderne avancée, une part très importante de la population de l’Île-de-France et de Paris même ne parlait pas français, mais ce que les textes très nombreux de l’âge classique appellent le « patois de Paris »[17]. Une archéologie du parler central est possible, qui renvoie à « la langue des paysans de Molière, et non pas à celle des chevaliers de Chrétien de Troyes » (p. 191).
En résumé – et ce résumé montre l’importance cruciale d’un changement de perspective méthodologique –, « il faut se déprendre du territorial, de l’homogène et de l’oral » (p. 200). L’histoire du français, est celle de « l’élaboration littéraire, puis administrative, d’une langue commune écrite », (p. 211). De sorte que « nous pratiquons, à l’oral également, une langue écrite », (p. 205.) Quant à l’origine, « si l’on y tient, et pour le dire sans précaution : le français standard est né dans l’ouest, chez les ducs de Normandie et d’Anjou. Lesquels, accessoirement étaient rois d’Angleterre » (p. 209). Mais « Comment le jacobinisme affligé de la linguistique française eût-il pu tolérer l’idée qu’une puissance « étrangère » ait pris la moindre part à l’élaboration de l’idiome national ? » (p. 210).
La conclusion tient en une litote ; la prudence et l’hésitation de celui qui dirigea la Délégation Générale à la Langue française et aux Langues de France, institution fantomatique et on ne peut moins dotée (surtout concernant son deuxième volet), en disent long : « l’invention du francien alla de pair avec une action publique qui ne fut pas des plus favorables à la diversité linguistique ; le savoir actuel nous donne sans doute les voies et les moyens d’une tout autre politique »[18]. Tout ce que l’on constate, en écoutant les voix des élus qui se sont prononcés sur les « langues régionales » ces derniers mois, c’est que ce savoir actuel est complètement décalé des discours politiques, y compris de ceux qui sont les moins défavorables à une reconnaissance et un soutien institutionnels.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Ainsi B. Cerquiglini présente-t-il dans son livre les figures intellectuelles de Gustave Fallot et de Charles Bonnier. Fallot, jeune chercheur prometteur décédé à 29 ans défendait la thèse de la fragmentation essentielle du français originel : «Ce n’est que plus tard [XIVe siècle] que la langue française proprement dite est née du mélange et de la fusion de ces différents dialectes ; et ce n’est que bien plus tard encore qu’elle les a fait déchoir tous du rang de langages écrits, et relégués au rang de patois » cité p. 90. Il est vertement critiqué par François Génin en 1845 qui écrit ces lignes définitives au mépris de toute vraisemblance historique « Il y avait un peuple français et une langue française, à laquelle le trouvère picard ou bourguignon se faisait une loi de se conformer, au mépris du ramage de son pays. De toutes parts on tendait à l’unité » (cit. p. 95).
[2] Comme l’écrit Bouhours, de manière limpide, à propos de Louis XIV : : « Il n’y a Personne dans le Royaume qui sache le Français comme il le sait » ; « Les Rois doivent apprendre de lui à régner ; mais les peuples doivent apprendre de lui à parler », Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. Beugnot et Leclercq, Paris, Champion, 2003, cit. par B. Cerquiglini, op. cit., 26.
[3] L’auteur renvoie sur ce point essentiel à l’étude de Gabriel Bergounioux, « Le francien (1815-1914) : la linguistique au service de la patrie », Mots, 19, 1989, p. 23-39.
[4] Articles parus d’abord dans Journal des savants repris dans l’Histoire de la langue française, Didier, 1863, cité par Cerquiglini, op. cit., p. 115 et 116, qui précise en note : « aucun philologue n’a jamais produit de manuscrit médiéval de langue vulgaire qui fût clairement et uniquement rédigé en picard, normand, etc. ».
[5] Voir, n. 1.
[6] op. cit. p. 439, cité ici p.148.
[7] Grammaire historique de la langue française, 1906, p. 156-157.
[8] La théorie francienne est une théorie conforme à « l’esprit de la politique nationale, discrètement relayée par la science officielle. Elle raconte en effet l’émergence autoritaire d’un dialecte, dont l’hégémonie réduit promptement les autres au statut de patois », p. 167.
[9] « Les parlers de France », lecture faite à la Réunion des sociétés savantes, le 26 mai 1888, cité, p. 140.
[10] Cité p. 145 et 146.
[11] Cité p. 146.
[12] p. 189. L’auteur renvoie notamment à Antony Lodge, A sociolingusitic History of Parisian French, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Voir par contre l'excellent article de Gabriel Bergounioux, auquel Cerquiglini est fortement redevable : "Le Francien (1815-1914). La linguistique au service de la patrie", Mots, 19, 1989-1, p. 23-40. Accessible en ligne sur le site Persée.
[13] Serge Lusignan, la Langue des rois au Moyen-Âge. Le français en France et en Angleterre, PUF, 2004.
[14] Serge Lusignan, la Langue des rois, op. cit., p. 92.
[15] Ibid, p. 94, cité p. 195.
[16] Cerquiglini ne manque d’ailleurs pas d’analyser les quelques très rares textes anciens invoqués pour affirmer une prétendue reconnaissance de la supériorité du parler parisien, démontrant l’arbitraire et l’insuffisance des interprétations (voir p. 174 sq).
[17] Voir entre autres Anthony Lodge, « Vers une histoire du dialecte urbain de Paris », Revue de linguistique romane, 62, 1998, p. 95-128.
[18] p. 214. Je souligne.