Occitanie : du projet occitan à la nouvelle "grande région"
L'appropriation d'un nom
Du nom de la nouvelle grande région, ex Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, je ne m’en suis pas mêlé (voir cependant ici, ma publication du texte de Sèrgi Granièr). Je refusais de disserter et de disputer moi aussi sur les noms de ces régions qui venaient d’être créées de manière absolument antidémocratique, sans aucune consultation citoyenne, sans aucun débat. Et j’ai bien dû constater que cela, en France, ne gênait personne ou presque, pas même, au moins dans les zones occitanes, les militants dits « régionalistes », tellement on a ici intégré que seul le pouvoir central d’État est légitime en matière de découpage et de gestion du territoire. Et l’on voudrait, en acceptant cela, en estimant de fait que cela est acceptable, obtenir la moindre reconnaissance effective d’une quelconque différence en matière de culture et de langue ? Dans ces conditions de mépris des règles démocratiques élémentaires, je trouvais pour ma part qu’une consultation sur le nom (dont on s’est du reste fort bien passé en d’autres régions, là aussi sans esclandre) était une humiliation supplémentaire. Là encore, il me faut bien constater un décalage complet par rapport à la grande majorité de mes concitoyens qui, d’ailleurs, s’en contrefoutent totalement, polarisés qu'ils sont par les grandes manoeuvres nationales, lorsqu'il leur reste encore un semblant d'intérêt pour les pantomines politiciennes. A preuve, d’ailleurs, leur peu d’engouement pour ladite consultation : 203 993 votants pour 4 121 310 inscrits sur les listes électorales, ce n’est quand même pas une mobilisation massive !
C’est Occitanie, donc, qui a été choisi par les votants, contre les préférences des partis et des élites régionales (Pyrénées-Méditerranée ou Languedoc-Pyrénées leur plaisait mieux). Ce n'est pas en effet sans grincements de dents que l'assemblée plénière des représentants de la nouvelle région entérinèrent le vote populaire (87 voix pour, 60 contre). Au lendemain de l'élection, la Dépêche tentait encore un sondage pour montrer l'insatisfaction engendrée par ce nom dans la population, 67 % se dirent pourtant "satisfaits" ! Car cela, il faut quand même le dire. Lorsque ce nom fut proposé et s’est imposé, ce fut un déchaînement de mépris : le « loby » des occitanistes avait encore frappé, il était parvenu à imposer un nom ringard et stupide, chacun sachant que l’Occitanie n’existe pas ! Tout cela je l’ai entendu de mes oreilles à Toulouse, en particulier à l’université où je travaille (les discours des profs y sont, en général, les plus parfaits reflets de l’idéologie étriquée de la meilleure bourgeoisie mondine) et n’avait rien à voir, ou si peu, avec toutes les bonnes raisons qui ont poussé grande part des occitanistes – et moi le premier – à critiquer ce choix. Par contre, ceux que j’ai rencontré et qui ont envoyé leur courrier ou se sont prononcés en ligne pour Occitanie, qui n’étaient pas des occitanistes, étaient le plus souvent membres de classes plus populaires (il faudrait en faire la sociologie précise : employés, petits fonctionnaires...) que les contempteurs du nom.
Ce choix, ils l’ont fait, si je puis dire, en toute bonne foi, et j’ajoute même par désir d’affirmer une identité en relation avec la langue – hé oui – qu’ils appellent désormais occitan, mais qu’ils identifient spontanément, pour la plupart, peu ou prou au languedocien. La présence de zones dialectales gasconnes ne semble pas avoir fait problème, ni question ; quant à la présence des Catalans, elle leur paraît tellement marginale sur la carte, qu’ils n’en ont tout simplement pas tenu compte ! Devant mes objections de bon petit soldat occitaniste (l’Occitanie est tellement plus large ! Quel déni d’existence pour tous les autres qui peuvent se dire Occitans ! etc.), un argument m’a saisi : jamais, me dit-on, les habitants des autres régions occitanes, si on les avait consulté, n’auraient choisi un tel nom. Or cela est sans doute vrai, et signifie que les gens (disons beaucoup de gens, en dehors des occitanistes proprement dits, il faudrait enquêter, mais je ne crois pas pour autant que ces gens, même dans la nouvelle région, soient majoritaires) ne se considèrent comme occitans… que dans la vieille province du Languedoc. En fait, le toponyme d’Occitanie, dans leur esprit, ne signifie guère plus que Languedoc ! De sorte que le choix d’Occitanie, ironiquement, récompense l’obstination des occitanistes languedociens à rappeler l’importance déterminante, contre l’idéologie du tout-français, de la langue d’oc pour l’identité culturelle de leur région mais, du même coup, il anéantit tous les efforts des mêmes pour faire passer l’idée que l’Occitanie est partout où la langue est (était !) parlée. Cette ouverture, qui avait permis à des acteurs et des locuteurs de tout l’espace d’oc de partager leurs spécificités linguistiques et culturelles, de revendiquer ensemble la reconnaissance de celles-ci et d’imaginer un avenir commun, est aujourd’hui, par l’élection de ce toponyme régional, remise radicalement en question. Il est sûr en tout cas que les militants qui ont joué la carte d’Occitanie pour la nouvelle région, arguant que c’était là une première étape vers une Occitanie réunifiée, ont contribué activement au démembrement de l’espace occitan et au sabordage du projet occitaniste. En posant le nom sur ce territoire restreint, on ne peut pas ne pas laisser prise, désormais, à l’opposition entre un usage légitime et un usage illégitime du mot Occitanie, entre de vrais et de faux Occitans, entre une langue vraiment occitane et des dialectes pseudo-occitans. Certes, on pourra, comme l’a fait wikipedia, distinguer l’Occitanie comme « région administrative » et l’Occitanie comme « région historique », il faudra trouver les mots, les arguments pour continuer à faire vivre l’idée d’une langue commune et diverse dans un espace englobant et non pas excédant la nouvelle grande région. Les noms eux-mêmes, toponymes et glossonymes, ne cessent bien sûr de changer de sens, et sont eux-mêmes appelés à tomber en désuétude, mais ils ne sont pas, comme on pourrait après tout le penser, de pures illusions verbales, car ils informent profondément les réalités humaines qu’ils désignent. Nous ne pouvons encore mesurer toutes les conséquences de cette appropriation du toponyme Occitanie par ceux que l’on appelait hier encore Languedociens, mais elles seront considérables et il faudra du temps, sans doute beaucoup de temps, pour clarifier les équivoques qu’elle ne peut pas ne pas créer dans l’usage des termes « Occitan », « Occitanie » et « langue occitane ».
Jean-Pierre Cavaillé